Il y a des jours où on rentre chez soi en se disant qu'on n'a pas été très bon aujourd'hui. Dans mon cas, je m'assieds sur un banc en plein courant d'air en attendant le RER, je repense à ce que j'ai fait et je me dis : "Ouais, non, pas cool. Il faudra faire autrement la prochaine fois."
Comme la semaine dernière, par exemple. J'avais donné rendez-vous à un étudiant juste avant mon cours et l'entretien s'était prolongé nettement plus que prévu. Je m'en suis rendue compte juste à temps, ce qui fait que j'ai déboulé au pas de charge dans ma salle... pour me rappeler qu'il me manquait mes photocopies, restées dans mon casier en salle des profs. Les étudiants m'ont vue rentrer, les saluer, poser mon sac sur le bureau et ressortir aussi sec. A ma deuxième entrée, le niveau sonore était monté d'un cran.
J'ai fait l'appel dans un brouhaha assez pénible (ils sont quarante, maintenant, donc les petites conversations privées à voix basse, tolérables lorsqu'ils sont quinze, sont tout de suite parasitantes, même s'il est irraisonnable d'imaginer obtenir un silence total pendant deux heures, surtout de 18 à 20). Je leur ai distribué leurs copies et leur ai fait faire l'interro de la semaine.
Ensuite, je suis allée d'abord trop lentement, puis trop vite. J'ai expliqué le verbe être et ses composés, ils ont compris presque tout de suite. J'ai regardé ma montre et je me suis dit "Oh, merde ! ça tourne !" Je suis passée à la question de l'attribut ; et là, évidemment, je suis allée trop vite : parce qu'attribut du COD leur sonnait à leurs oreilles comme si je leur parlais de Rattakakis, qu'attribut du sujet, déjà, ce n'était pas évident pour eux et parce que, pour tout dire, la différence entre verbes d'état et verbes d'action était inconnue au bataillon quelque part dans leur tête. Bien sûr, j'ai tout présenté dans l'ordre, mais lorsqu'ils m'ont demandé si je pouvais aller moins vite, j'ai senti la boulette arriver.
(Non, Han, ceci n'est pas un attribut du COD ! Réfléchis : c'est un verbe d'état ou un verbe d'action ?)
Mes exercices visaient à leur faire travailler ça, mais ce n'était toujours pas très évident pour eux et, surtout, c'était du français, pas du latin, donc ça restait trop abstrait et ils ne voyaient pas le pourquoi du comment (vivement mon poème de Catulle pas-cochon-mais-avec-plein-de-1D-et-de-verbe-être). J'ai commencé à me dire que ma stratégie avait été mauvaise : j'aurais dû partir du latin et aborder le français en incidence et non partir du français pour arriver en latin. Faire plus d'exercices concrets. Aller moins vite.
Bref, même si je pense qu'ils se souviendront sans problème du verbe être (qui était quand même l'objectif premier du cours) et même si le reste viendra avec la pratique, je n'ai pas été bonne. Et comme j'ai commencé à m'en rendre compte dans le Feu de l'Action, j'ai été frappée par le
Syndrôme du Doute Obsessionnel Tabloïdicoprovoqué.
Prenez un sujet A, à peu près sain d'esprit et maîtrisant le sujet sur lequel il va parler, voire même tout simplement sa langue maternelle, en l'occurrence le français. Mettez-le devant un tableau, avec un marqueur à la main et quarante étudiants dans son dos. Il y aura toujours un moment où, vacillant pendant trois horribles secondes (parfois plus), il ne saura plus si ce qu'il est en train d'écrire est juste. Au choix, ça donne (exemples non exhaustifs) :
"Ah, merde, c'est vrai qu'il y a cette règle à la con sur les ablatifs singuliers des adjectifs de la seconde classe : elle s'applique ou pas aux participes présents formant un ablatif absolu ?"
ou
"Dictionaire ? dictionnaire ? merde, j'ai un doute ! Je vais écrire "dico", ce sera mieux ! Ou non : je vais juste leur écrire le nom des auteurs ; le reste, on s'en fout."
Evidemment que votre sujet A SAIT que les participes présent latins finissent toujours en -e dans les ablatifs absolus et que, dans son état normal, il écrit "dictionnaire" avec deux "n" sans hésiter une seule seconde. Mais, pris d'un SDOT, il en viendrait à ne plus savoir comment il s'appelle.
Le SDOT est pénible et il n'y a qu'une façon de s'en débarrasser : s'obliger à écrire et continuer comme si de rien n'était, en redoutant un "Madame ? Y a pas un seul "f" à "professeur" ?" (oui, mon DOT à moi porte tout particulièrement sur les consonnes géminées). C'est dans ces moments-là qu'on repense aux vieilles excuses de nos propres enseignants ("Ah, oui, merci ! Vous savez, quand on a le nez sur le tableau, on ne voit pas bien ce qu'on écrit !") et qu'on les ressort telles quelles à nos étudiants, en comprenant soudain quels énormes bobards elles étaient : bien sûr qu'on voit parfaitement ce qu'on écrit (l'étourderie est néanmoins toujours possible, surtout en fin de journée ou après avoir enchaîné les groupes de TD), c'est juste qu'on vient d'être saisi par le SDOT.
Mais souvent, aucune remarque ne surgit d'un coin de l'assemblée, donc on prend petit à petit confiance en soi, plus qu'en temps normal, et c'est LÀ qu'on est atteint en plein vol par l'Echec au Petit Calibre :
Moi : La pietas est une des qualités essentielles d'Enée, le héros de l'Enéide, une épopée écrite par Virgile sous le règne d'Auguste, soit vers le début du Ier siècle après J.C. Qu'est-ce que ça a donné, pietas, en français ?
Un étudiant : "Piété" ?
Moi : Oui, exactement, sauf que le sens du mot latin est assez différent de celui de "piété" en français. La pietas, c'est...
Une étudiante : Euh, Madame, excusez-moi ? Il est pas mort en - 19, Virgile ? Parce que c'est ce que nous a dit la prof de littérature antique..."
Headshot. Ça m'apprendra à ne pas m'en être tenue à "règne d'Auguste".
(Jabba, je pense que tu n'as jamais appris les dates de vie et de mort de Virgile ; ça va finir par te poser des problèmes)