mercredi 6 novembre 2013

Petite typologie des doctorants en formation

Aujourd'hui, demain et vendredi, je suis une formation sur la rédaction de thèse. Je m'y suis inscrite évidemment parce que c'est le moment et c'est aussi l'argument que j'ai mis en avant lorsqu'on m'a mise sur liste d'attente : c'est maintenant ou jamais ; plus tard, ça me sera à peu près aussi utile que de me mettre au kung-fu.

La première journée m'a donné l'idée de faire une petite "typologie" des personnes qui assistent à ces formations, parce c'est franchement assez sciant. Tous les croisements sont possibles et la liste n'est pas exhaustive, bien sûr.


Type 1 : les insupportables fantômes (dits aussi "les gros bâââââââtaaaaards"). 

Ils s'inscrivent, souvent au quart de tour (je me suis retrouvée sur liste d'attente en ayant répondu dix minutes après avoir reçu le mail du service de formation doctorale ; en d'autres circonstances, j'aurais appelé ça "sauter sur l'occasion", mais, vu le résultat, je suis franchement une petite joueuse) ; le principe étant "premier inscrit, premier servi", ils se voient donc attribuer une place, en sachant que les effectifs ne sont pas illimités et que les gens s'inscrivant trop tard seront mis sur liste d'attente ; ils restent muets tout le temps qui passe entre leur inscription et leur formation et, au final, ... ils ne viennent pas. Sans prévenir, évidemment.

Selon les formations, ça va de la moitié aux deux tiers des inscrits. Aujourd'hui, on était plutôt à 50 % et une seule personne s'est officiellement désistée (et le responsable des formations avait relancé tout le monde après que j'ai fait valoir mes arguments) : de quoi énerver tous ceux qui, honnêtes, n'ont pas osé venir malgré l'étiquette "full up" accollée au séminaire. Ça m'est arrivé une fois, je vous garantis que ça fout les boules avant (parce qu'on sait que la moitié des inscrits ne viendra pas), pendant (parce qu'on pèse le temps de trajet potentiellement perdu si on venait pour rien et qu'on y renonce tout en sachant qu'il y aura en fait de la place) et après (quand on apprend par un pote qu'ils étaient cinq au lieu de vingt). Aujourd'hui, une fille avait tenté le coup : bingo, bienvenue parmi nous.


("Salut ! c'est moi qui ai pris la place que tu aurais pu avoir dans cette formation ! Et je n'y suis finalement même pas allé !")



Type 2 : l'analphabète.

Pris d'un réflexe compulsif (qui explique aussi peut-être l'absence des fantômes), il s'est inscrit sans même lire le descriptif de la formation. Laisse ensuite passer le temps entre son inscription et la formation SANS avoir l'idée d'aller jeter un coup d'oeil audit descriptif. Et révèle sa vraie nature le premier jour, en règle générale durant la première demi-heure, par des phrases telles que :
  • « Ah, il fallait amener son ordinateur ? Mince, alors, je ne savais pas ! » (à une formation sur l'utilisation optimale du traitement de texte, c'est franchement bien joué)
  • « Ah bon, c'est destiné aux étudiants à partir de la deuxième année et plutôt en troisième ou quatrième année ? Je croyais que c'était ouvert à tout le monde ! » (celui-là est aussi un bâââââtard, mais involontaire)
  • « Nooon, c'est vrai ? ça dure trois jours ? Je croyais que c'était trois journées au choix ! » (Mmmm... Et le fait qu'on ne te demande pas tes préférences, ça ne t'a pas mis la puce à l'oreille ?)

 Type 3 : le génie.

Lui, non seulement il n'a pas lu le descriptif, mais il n'a même pas lu l'intitulé de la formation. Il est donc là, mais il n'a pas la moindre idée de ce qu'il vient faire ici, ce qui donne, généralement au bout de cinq minutes, voire même avant le début : « Ah bon ? c'est une formation sur la rédaction ? Mais je suis en tout début de première année, je n'ai même pas encore assez de matière pour rédiger un topo présentant mes sources ou ma biblio ! »

Ça se passe de commentaire.

Variante : celui qui a raté la moitié de la formation, mais qui veut quand même raccrocher les wagons, parce que « franchement, ça peut pas être si grave de ne pas avoir été là pendant que vous expliquiez les bases, non ? Pardon ? évidemment que je ne connais rien au sujet, sinon je ne me serais pas inscrit à cette formation ! » 

Ça me rappelle cette étudiante qui ne voulait suivre qu'une demi-heure (sur deux heures prévues) de cours de latin (très) grands débutants, alors qu'en plus elle n'en avait jamais fait de sa vie.




Type 4 : les pas gênés aux horaires archi souples.

 Ils vont, ils viennent, ils sont là, ils ne sont pas là, parce qu'ils ont une montre ou un portable et qu'ils ne l'utilisent pas ou que leur cerveau buggue dès qu'il entend ou lit "La formation débute à telle heure", "On reprend à telle heure" ou encore "On fait une pause de X minutes". On les repère très vite, ceux-là aussi : ils arrivent, tout sourire et neuf fois sur dix sans s'excuser, avec vingt minutes, quarante minutes, une heure, voire une heure et demie de retard. Leurs neurones ont dû faire un noeud en lisant "de 10h à 17h" et comprendre que c'était la plage horaire pour arriver.

Et puis il y a l'inverse : ceux qui profitent, une bonne heure avant la fin, que le formateur est allé chercher des documents ou occupé avec quelqu'un, pour s'esquiver tout en classe et en délicatesse, sans avoir même tenté de donner un prétexte bidon.


Type 5 : les pas gênés à l'agenda archi souple.

Contrairement à l'analphabète, ils ont tout à fait compris que la formation était sur trois jours. Oui, mais voilà : en fait, ils ne peuvent être là qu'un jour sur trois ou un et demi et ils n'ont quand même pas voulu attendre de voir les dates de la deuxième session, des fois que ça tombe sur trois jours où ils n'auraient absolument rien de prévu. « Mais c'est pas grave ! Vous me ferez quand même le certificat pour l'ensemble des vingt-et-une heures, hein ! »


Type 6 : les boulets adolescents attardés.

Ils savaient où ils mettaient les pieds. Ils savaient ce qu'on allait leur demander. Ils savaient combien de temps ça allait durer. Mais ils n'ont pas pour autant envie de faire quoi que ce soit. Donc, pendant que la formatrice parle, cachés derrière leur écran d'ordinateur, ils consultent Facebook, s'achètent des billets de train, rédigent un bout de thèse, lisent un article, voire commentent en direct en chattant avec des copains.

Variante : pendant un exercice, alors que la formatrice est à l'autre bout de la salle, ils sortent de leur sac une revue de foot, qu'ils lisent très commodément en la posant sur leurs genoux, dissimulée sous la table. WTF ???!!! o_O




Type 7 : les doctorants anonymes.

 « Bonjour, je m'appelle Lina et je... cette année, j'ai perdu la moitié de mon groupe de TD... »

« Alors ! On va tous se chauffer la voix en criant "fromage" à pleins poumons !!! - (moment d'hésitation ; échanges de regards mal assurés) Fromaaaage. - J'ai dit "FROMAGE" ! - FROMAAAAAAAGE !!!! »

« Donc, si j'ai bien compris, une pensée PIC, c'est "Je hais Proust, je hais Proust, je hais Proust", alors qu'une pensée POC, c'est "Je hais Proust et je vais démontrer en quoi j'ai raison" ? »

Les doctorants anonymes, ce sont ceux qui se sont levés aux aurores et ont affronté le RER aux heures de pointes pour assister à la formation et qui n'entrent donc dans aucun des six types énoncés ci-dessus. Ou pas tout le temps. Ou pas complètement. Et qui essaient tant bien que mal de jouer le jeu, malgré la flemme, l'appel de la thèse (« Mon précccccccieux !») et, il faut bien le dire, parfois, un certain scepticisme.

Bref, c'est 90% des gens, quoi, étant donné que les autres (hors fantômes) ne sont généralement pas plus de deux par groupe.

samedi 2 novembre 2013

Questions de chronologie

En ce moment, je suis en plein dans la rédaction de mon chapitre 3. Il va me servir à essayer de faire la part des choses entre les choix qui relèvent du genre que mes auteurs ont adopté (malgré les nombreuses raisons qui font qu'une comparaison entre Tacite et Suétone est tout à fait valable et légitime, il n'en demeure pas moins que le premier écrit des ouvrages d'histoire et le second des biographies) et ceux qui n'en relèvent pas.

J'ai d'ailleurs été un peu coincée, parce que j'avais fait un plan, puis commencé à mettre en ordre mon matériau pour la première sous-partie, sauf qu'entre temps j'ai oublié que ce n'était qu'une sous-partie et je me disais "Ça va être vite fait, c'est cool ! un chapitre rapide !" Quand je me suis rendue compte de mon erreur (à peu près au moment de commencer à rédiger ladite sous-partie), j'ai félicité mon moi d'une semaine auparavant d'avoir en fait prévu quelque chose d'aussi complet, mais ça m'a quand même un peu coupé les jambes.

Et donc, en ce moment, je couche par écrit tout ce que j'ai creusé côté ordre chronologique ou catégoriel. Il faut savoir que, si Tacite procède grosso modo chronologiquement, Suétone, lui, une fois que son empereur a pris le pouvoir, utilise les premières mesures de son règne pour procéder par catégories : mesures politiques, mesures judiciaires, comportement civile, femmes, vices, etc. Et ce qui m'amuse, c'est que Tacite ne procède absolument pas comme on pourrait s'y attendre de la part d'un historien.

 (Détail des Fastes de Préneste ; photo prise par Bibi, au Palazzo Massimo, à Rome)

Je n'ai pas fait d'études d'histoire. Tout ce que je sais de la méthode historique, c'est ce que j'en ai pratiqué en prépa et ce que j'en ai vu en assistant à des séminaires d'histoire ancienne ou en entendant des copains préparer l'agrèg'. Je me rappelle que quand je passais une colle ou faisais une dissertation, mon obsession, c'était la périodisation : trouver des périodes, justifier le début et la fin de la chronologie et essayer de me mettre dans la tête toutes ces dates, alors que mon cerveau refuse obstinément de retenir tout ce qui ressemble de près ou de loin à un chiffre (si vous me donnez votre adresse postale, je me souviendrai sans problème du nom de la rue et de la ville, mais ce sera le néant pour le numéro de maison et le code postal).

Je savais bien que la science des dates est une science des cons ; d'ailleurs je retenais bien mieux les évolutions et ce qui était arrivé avant ou après quoi, que les détails du genre "quelle était la date de naissance de Poincaré ?". Les réac' (je n'ose pas les appeler "historiens réac'", ce serait trop d'honneur, leur travail n'est pas celui d'historiens - et ce quel que soit leur formation de départ et le contenu de ce qu'ils disent) qui râlent sur "la perte de repères historiques", ce qui veut dire pour eux la fin de l'histoire comme une succession d'hommes providentiels et de dates à ânonner avec une stupidité mécanique sans y rien comprendre, me font donc franchement râler.


 (Détail des Fastes d'Antium ; photo prise par Bibi, au Palazzo Massimo, à Rome)

Ce qui m'amuse le plus, dans leur discours, c'est qu'ils donnent l'impression que, de tout temps, l'homme s'est posé la question de la poésie le "véritable" enseignement de l'histoire a été l'apprentissage par coeur de séries de dates, le fait de s'agripper solidement à une chronologie rigide en ne s'intéressant qu'à cela, pour avancer à travers les siècles. Et bien figurez-vous que Tacite, la chronologie, dans les Annales, il s'en fout.

Je ne parle pas de la succession chronologique : Tacite ne raconte pas les événements dans l'ordre qu'il veut, au petit bonheur la chance ; en vérité, il suit même attentivement l'ordre de sa source principale, qui est, en particulier dans les six premiers livres, les acta senatus (qui devaient être des sortes de compte-rendus des séances du Sénat). Par contre, il ne donne aucune date à part l'entrée en fonction des consuls ; quelques morts sont éventuellement signalées comme ayant eu lieu fine anno ("à la fin de l'année" ; et encore, la dimension catégorielle entre en compte là dedans : ce sera ma deuxième sous-partie), mais pour le reste, c'est dehinc ("ensuite"), sub idem tempus ("à peu près au même moment") ou encore eodem anno ("la même année").

Un peu vague, non ? On imagine les commentaires d'un prof d'histoire d'aujourd'hui lisant une copie où tout s'enchaînerait de cette manière...

Une telle pratique veut dire deux choses.

D'abord, que le cadre chronologique n'était pas, pour Tacite, quelque chose de rigide qu'il lui fallait toujours mentionner très précisément. Apparemment, du moment que chaque événement était dans la bonne année et se trouvait plus ou moins à sa place dans la succession temporelle (plus ou moins, parce que, s'il les cite à la place où il les a trouvés dans les acta senatus, cela signifie qu'ils apparaissent dans son oeuvre au moment où le Sénat en prend connaissance et non, stricto sensu, au moment où ils adviennent), cela suffisait. De fait, mon Menhir Bibliographique a montré qu'il a construit cette oeuvre comme une succession et un enchaînement de thèmes (par exemple la fragilité de la position de Tibère au début de son règne). Ce n'est pas de l'histoire du temps long, loin de là, mais il me semble qu'il y a quand même là quelque chose qui y ressemble, dans la liberté prise par rapport au cadre chronologique "nez dans le guidon".

Ensuite, cela montre que son public était tout à fait prêt à accepter cela. Si les Romains avaient été de véritables maniaques de la date (et pourtant, on sait avec quel soin ils pouvaient commémorer certaines victoires ou défaites ou encore faire des rapprochements du type "Néron a appris le soulèvement des Gaules le même jour que celui où il a fait exécuter Octavie - oh bien ça, alors, si c'est pas une coïncidence significative !"), ils n'auraient pas supporté qu'on leur dise : "alors à peu près au même moment, on a enfin réussi à battre cet enfoiré de Tacfarinas". Et pourtant, on ne peut pas les accuser de n'en avoir rien à faire de leur "histoire nationale". C'est même tout le contraire, quand on sait quels enjeux de pouvoir cela représentait pour eux, sur le moment comme bien après.


 (Trajan s'en fichait tellement de célébrer sa campagne en Dacie qu'il a érigé cette colonne uniquement pour rappeler combien de terre il a fait enlever à la colline d'à côté pour construire son propre forum ; bah oui, c'est la vérité, c'est ce qu'il a fait écrire dessus ; comment ça, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit ? ; photo par Jüppsche, pour Wikipedia Commons)


Moralité ? Les formules de type "de tout temps, l'homme..." sont une vaste fumisterie et n'importe qui s'intéressant un minimum à l'histoire devrait le savoir. Oh, mais attendez : ce n'est pas l'histoire qui intéresse ces réac', mais ce qu'une vision sciemment biaisée peut leur apporter politiquement.