jeudi 14 juillet 2011

"Agamemnon" de Sénèque à la Comédie Française

21 mai-23 juillet 2011
Mise en scène : Denis Marleau
Traduction : Florence Dupont

    La représentation d’une pièce de Sénèque à la Comédie-Française est un événement qui en soi vaut bien un article. Il le mérite d’autant plus si l’on songe qu’avec cette pièce, c’est le théâtre latin lui-même qui entre au répertoire du prestigieux théâtre parisien. Aussi étrange que cela puisse paraître, vous pouvez chercher Plaute ou Térence dans les archives du temple des « classiques »   que représente la très conservatrice Comédie, vous ne les y trouverez pas  (si ce n’est sous forme de cycles radiophoniques enregistrés en 1993). Ironie du sort, même le très jeune théâtre américain, avec Tennessee Williams et Un Tramway nommé Désir, aura finalement précédé (de quelques mois seulement il est vrai) les très vieux Romains sur la place Colette. 

    C’est donc finalement à Sénèque le Tragique, sans doute encore moins connu du grand public que ses collègues comiques, et à une pièce, Agamemnon, qui ne compte pas parmi ses œuvres les plus célèbres (comparée, par exemple, à sa Médée ou à sa Phèdre), que l’honneur du primat aura été accordé. Timidement accordé d’ailleurs, puisque la pièce ne sera pas reprise la prochaine saison. Pour ceux qui n’auraient donc pas eu le temps de s’y précipiter, voici un petit aperçu de cet Agamemnon latin vu par le québécois Denis Marleau.



    Le prologue de la tragédie, qui laisse la parole au fantôme de Thyeste, père d’Egisthe venu exhorter ce dernier à venger les crimes d’Atrée sur son fils Agamemnon (Atrée avait fait dévorer à Thyeste ses propres enfants, à l’exception, justement d’Egisthe) est déjà un défi pour le metteur en scène qui en l’occurrence, en tire un parti habile. Plutôt que d’incarner le spectre sous les traits livides d’un acteur outrageusement grimé pour l’occasion, ou de recourir aux effets « spéciaux » que permettent les moyens audiovisuels modernes, Denis Marleau a choisi d’exploiter un élément ornemental de l’architecture du théâtre, une des caryatides masculines au torse imposant et à la barbe patriarcale situées côté jardin. Le prologue se déroule ainsi dans un noir d’encre d’où seul émerge le spectre-statue, sorte de Commandeur d’un nouveau genre surgi des enchevêtrements du décor, révélé et individualisé par la lumière. Le procédé est bien en accord avec la dramaturgie « baroque » de Sénèque, et l’effet d’autant plus réussi que la voix, évidemment caverneuse, du fantôme, semble véritablement surgir de la statue. Lorsque le prologue s’achève, le spectre s’évanouit dans l’ombre de la salle, d’où son invisible présence peut continuer à peser sur l’ensemble de l’action.

    Le spectre disparu, c’est le chœur qui apparaît, un chœur dont la traduction scénique est sans doute le principal intérêt de la mise en scène. Les choreutes, en effet, ne sont pas physiquement présents sur scène, ni individualisés par des acteurs distincts de ceux qui jouent les différents personnages, mais évoqués par la projection démultipliée du visage d’un même acteur sur des masques-écrans géants disposés sur un panneau en fond de scène. Le dispositif joue sur une habile tension entre répétition à l’identique et discrète variation. Les visages projetés simultanément présentent ainsi les uns par rapport aux autres un léger décalage dans les regards, les froncements de sourcils, les mimiques, mais aussi dans les paroles, qui se chevauchent un peu. Original et esthétique, le dispositif combine ingénieusement les moyens techniques les plus modernes avec le souvenir des masques antiques. En même temps, il se présente comme une  astucieuse solution à l’éternel problème de l’ambiguïté du chœur antique, qui oscille toujours entre somme d’individualités et groupe unifié, voix unanime et plurielle. Le chœur, ou plutôt les chœurs, de Denis Marleau apparaît comme une multitude impersonnelle et virtuelle émergeant d’une identité singulière, une voix collective qui transcende la voix individuelle : à travers le sujet unique et singulier, c’est le groupe tout entier auquel il appartient –groupe uni par une même condition, un même sort, une même origine, un même sexe- qui parle. Agamemnon (Michel Favory) et la nourrice (Cécile Brune) se font ainsi la voix de tous les Mycéniens et toutes les Mycéniennes, Cassandre (Françoise Gillard), celle de toutes les captives troyennes anonymes. Faut-il en outre accorder une signification particulière au fait que les visages du chœur apparaissent sur un fond d’écran dont les motifs évoquent discrètement un rideau de théâtre ? Peut-être peut-on voir dans ce nouvel élément baroque une allusion à la position marginale du chœur dans la tragédie latine (bien plus encore que dans la tragédie grecque), arrêté sur les marges de l’action qu’il contemple et commente à distance.



    Les décors scéniques sont quant à eux simples et efficaces. Ils consistent essentiellement en quelques panneaux-filets noirs qui, en coulissant, modifient la configuration spatiale de la scène, et dévoilent tour à tour les personnages. Ainsi, ces derniers n’entrent jamais à proprement parler en scène ; c’est le décor qui s’efface pour les laisser apparaître derrière les filets qui, dès avant le début de l’action, les tenaient déjà prisonniers. Ces noirs enchevêtrements de mailles, dont le symbolisme peut sembler un peu simpliste (d’autant que, comme on pouvait s’y attendre, ils s’abattent, à la fin de la pièce, sur les survivants de la tragédie, eux aussi condamnés à plus ou moins long terme), sont cependant justifiés dans la mesure où ils traduisent scéniquement la métaphore poétique du meurtre comme chasse pervertie, que Sénèque emprunte à Eschyle.  Le reste de la scénographie se résume pour l’essentiel à un autel côté jardin, et deux chaises côté cour, où s’écroulent successivement Clytemnestre puis Egisthe. Il faut également y ajouter les jeux de lumières, qui isolent notamment, dans la première scène l’espace de la nourrice, éclairé par une lumière jaune en harmonie avec la robe de celle-ci,  de celui de Clytemnestre, obscur et bleuté, également aux couleurs de sa robe : moderatio lumineuse du bon sens commun d’un côté, sombre furor de la démesure tragique de l’autre. 

    Concernant le jeu des acteurs, je passerai vite sur un reproche qui n’a été épargné au spectacle (à juste titre d’ailleurs) par aucune critique, à savoir la vitesse du débit. S’il peut par endroits être justifié au nom du renforcement de la tension tragique, de la pression du temps qui pèse sur le destin des personnages, il a en général pour seul effet d’empêcher  de bien saisir les beautés du texte poétique de Sénèque. C’est tout particulièrement le cas pour le long récit du messager Eurybate, qui relate et décrit la tempête où s’est perdue une partie de la flotte grecque à son retour de Troie ; ce qui est d’autant plus regrettable que la diction expressive de Michel Vuillermoz rend par ailleurs justice au texte.

    Outre ce défaut d’ensemble, le jeu des acteurs en lui-même n’est pas toujours entièrement convaincant. Celui de Clytemnestre (Elsa Lepoivre) n’est certes pas dépourvu de nuances.  En particulier, l’actrice souligne bien le passage de la souffrance, le dolor, à la fureur tragique, le furor d’où naît le crime –un passage qui, comme l’a montré Florence Dupont, détermine la structure des tragédies de Sénèque-, la transformation de la mère éplorée par la perte de sa fille Iphigénie en épouse meurtrière, mais sans jamais atteindre la stature terrifiante d’un monstre tragique. Clytemnestre, et plus encore Egisthe (Hervé Pierre), dans leurs costumes contemporains (mais assez neutres pour ne pas sembler excessivement « modernes ») restent des gens comme tout le monde, des « bourgeois » dont l’affrontement prend des allures de scène de ménage. Certes, Clytemnestre est plus vacillante dans sa détermination au crime que d’autres héroïnes de Sénèque, certes Egisthe, depuis les tragiques grecs, est dépeint comme un efféminé, vil et lâche (chez Sénèque, qui y va sans détour, il est qualifié de « semivir », littéralement « demi-homme »), mais est-il pour cela nécessaire de représenter l’usurpateur du trône de Mycènes pleurant comme un enfant dans le giron de sa maîtresse pour la supplier de tuer son époux ? Qu’Egisthe apparaisse comme un bouffon, c’est une chose, mais le bouffon (du moins je crois), doit rester inquiétant, le comique doit rester grinçant.

    Cassandre,  la mythique prophétesse, dont la seconde vue revêt d’autant plus d’importance, chez Sénèque, qu’elle met le personnage en mesure de décrire « en direct » au chœur, et bien sûr au public, le meurtre qui se joue en secret à l’intérieur du palais, laisse elle aussi une impression mitigée. En dépit de l’indéniable maîtrise technique dont fait preuve l’actrice, les tremblements et tressaillements de son corps affaissé au sol, ou au contraire dressé sur l’autel ne parviennent pas à dire autre chose qu’un désordre physique, à suggérer l’irruption de la transcendance dans la chair de la prophétesse, la possession divine. L’Agamemnon de Denis Marleau, enfin, est un personnage effacé et sans prestance, mais qui correspond en fait assez bien à l’évanescent Agamemnon de Sénèque, qui en dépit de son  statut d’éponyme, ne fait qu’une fugitive apparition sur scène où il n’entre que pour mieux disparaître, victime inconsciente du sort qui l’attend.



    Si les réserves que je viens de mentionner restent relativement subjectives, et n’affectent qu’en surface la qualité de l’ensemble, il est cependant une scène véritablement ratée, qui dépare fâcheusement le spectacle. Il s’agit de l’entrée en scène d’Electre (Julie Sicard), qui, venant d’assister horrifiée au meurtre de son père, confie en cachette son petit frère Oreste à Strophios, l’hôte de la famille. Dans la mise en scène proposée, Electre, à quatre pattes par terre, dissimule sous un pan de son vêtement deux mannequins articulés, un grand et petit, respectivement Strophios et Oreste, qu’elle manipule comme des marionnettes en récitant –plus rapidement que jamais- son propre rôle et celui de Strophios. Si le « sens » de ce dispositif est aisé à comprendre (éloignement précipité et à la dérobée de l’enfant passif, statut « hors-intrigue » de Strophios qui n’est pas personnellement impliqué par l’action, mais n’y surgit que comme sauveur), le résultat sur scène est passablement ridicule, et donne l’impression d’un épisode bâclé.

    Je finis donc sur une note négative mon compte-rendu d’un spectacle qui, quoiqu’inégal, marque cependant plus par ses trouvailles originales que par ses imperfections et ratées.  « Bien mais peut mieux faire » serait l’appréciation générale pour cette première pièce latine à la Comédie Française. A quand le mieux ? 

   
 Il y a deux chœurs dans la pièce de Sénèque, un chœur de femmes mycéniennes, et un de femmes troyennes. Denis Marleau dédouble le premier chœur en un chœur masculin et un chœur féminin, qui apparaissent en alternance.
 Sénèque, Agamemnon, v. 890-896 : « Mais lui [Agamemnon], comme un sanglier hérissé dans les forêts profondes, même prisonnier des rets, cherche pourtant à s’en échapper et resserre ses liens en se débattant dans une vaine fureur, veut séparer les plis qui flottent de toutes parts et l’aveuglent et, tout entortillé, cherche son ennemi » (trad. F. R. Chaumartin, Les Belles Lettres).


Sorayya

1 commentaire:

  1. Avé !

    Je suis un latiniste accroc... j'ai lu sur wikisource que tu ne refusais pas un peu d'aide pour des traduction comme la Vie d'Agricola.

    Je veux bien aider... Je ne suis pas étudiant ou agrégé, mais j'ai appris le latin dès mes 5 ans et le grec à 6 ans, je connais ces langues parfaitement... de plus, j'écris des traités de philosophie, d'histoire et de géographique antique en latin ou en grec sans souci...

    CivisRomanumSum@hotmail.fr si tu veux me contacter...
    mon facebook "Alex Imperator"

    Bye bye

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