dimanche 28 novembre 2010

Opération "Mani pulite"

Toutes les semaines, lorsque je rassemble mon paquetage pour aller faire cours et que j'empoigne mon nouveau Best Friend Forever, i.e. mon marqueur Velléda (que j'ai déjà dû changer une fois, en prenant le modèle XXL, qui ne rentre pas dans ma trousse, mais devrait durer plus longtemps, j'espère), je me Jure Solennellement que, aujourd'hui, je sortirai de là avec des mains nickel. 


Velleda® Whiteboard Marker 1701/1751 
Markers are a girl's best friends !!!


Je m'explique : tout le monde connaît la craie, ses petites particules volantes qui vous blanchissent en deux temps trois mouvements, et tout le monde a au moins une anecdote du prof qui, oubliant que ses mains en étaient couvertes, a touché un point quelconque de son anatomie (en règle générale, son postérieur), y laissant du même coup une magnifique trace de main tout à fait suggestive et déclenchant l'hilarité générale à chaque fois qu'il se retournait pour aller au tableau. 

Le tableau blanc à marqueur Velléda était censé remédier à cela. Erreur, du moins dans mon cas. Je ne sais pas comment je fais, mais je me retrouve toujours, à la fin des cours, avec des mains de mineur, d'un noir très seyant, qui fait que, en ce moment, j'hésite même à les protéger du froid en les enfouissant dans les poches de mon gros manteau ou en enfilant mes sublimes gants rouges. 

J'ai découvert la Chose vers mon deuxième cours, lorsque, après une séance particulièrement animée sur le thème "Et donc, qu'auriez-vous écrit à la place du journaliste sur ce film-là ?", regardant avec satisfaction mes étudiants quitter peu à peu la salle, je me relevai (je fais toujours cours debout, pour que ceux des derniers rangs ne s'en tirent pas aussi facilement, mais j'ai tendance à me pencher pour m'appuyer sur le bureau) et constatai avec une certaine horreur mêlée d'étonnement que j'avais laissé deux magnifiques marques de mains noires, parfaitement nettes. Tournant le regard vers les Responsables, je ne pus que constater qu'elles étaient, effectivement, tout ce qu'il y avait de plus dégueulasses. Et encore, je n'avais pas l'impression d'avoir beaucoup écrit au tableau pendant ces deux heures-là.

Depuis, j'ai beau me répéter "aujourd'hui, mani pulite" en boucle comme un mantra pendant les trois heures qui précèdent mes cours, m'arrêter une seconde au moment de m'emparer de mon marqueur et m'accrocher comme une damnée à la brosse à effacer, une heure et demie ou deux heures plus tard, le résultat est toujours le même : beurk. 

Il faut dire qu'un accident est si vite arrivé ! Vous écrivez un mot, vous oubliez un "s", un jambage à un "m", vous passez votre phrase au singulier et, par réflexe, écrivez d'abord un "-ent" à la fin du verbe et paf ! sans réfléchir, vous utilisez vos zolies mimines pour effacer avant de rectifier. C'est simple, rapide et ça demande un effort intellectuel minimal. 

Ouais. Sauf que, petite correction après petite correction, vos paluches deviennent aussi cracras que si vous ne les aviez pas lavées de la semaine. Un peu gênant, sans compter que le cracra en question, ensuite, se colle partout : sur le bureau où vous vous appuyez, donc, mais aussi sur votre cours, les feuilles que vos étudiants vous remettent à la fin de la séance, l'interrupteur, la poignée de la porte, le bouquin que vous lisez dans le RER, etc.

("Dirty hands", photo par analytik ; source : FlickR)


Deux options s'ouvrent donc désormais à moi : soit je me fais amputer des deux mains pour me faire greffer à la place deux marqueurs Velléda (ou un marqueur et une brosse à effacer, au choix), mais ça risque d'être un peu compliqué ensuite pour ma Vie Hors des Cours (car j'essaie d'avoir une vie hors de mes cours, contrairement à ce qu'ont l'air de penser mes étudiants, qui m'envoient leurs articles à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, samedi et dimanche compris) ; soit je bosse en portant des gants en latex : mais là, déjà qu'ils me prennent pour une Tarée de la Ponctuation cherchant à les enfermer dans la salle de cours pour les empêcher de s'enfuir, ça ne va pas arranger mon cas. Encore que, si ça peut les inciter à me rendre leurs articles et leur commentaire composé en temps et en heure, tout compte fait, c'est peut-être intéressant...


lundi 22 novembre 2010

Annonce

Ce n'est pas pour faire ma pub, mais, vendredi prochain, de 14h à 17h, je serai au forum sur les débouchés des prépas commerciales et littéraires organisé par le lycée Pothier d'Orléans. Mon ancien lycée, quoi. Celui à partir duquel j'ai intégré. 

Officiellement, je représenterai l'ENS et la filière lettres classiques, mais, si on n'a pas de représentant, je peux aussi faire Nanterre. Voire la Sorbonne (en essayant de ne pas trop casser, c'est promis - vous connaissez mon honnêteté intellectuelle).


("Photo of LSU cheerleader  at an LSU football game in Tiger Stadium ; photo par Justdog ; source : Wikipedia Commons)

dimanche 21 novembre 2010

"Andromaque" à la Comédie Française

Vendredi dernier, je suis allée voir, avec des amis, l' "Andromaque" de Racine à la Comédie Française. Au vu des critiques, celle du Monde (trop vieille pour que je puisse vous mettre le lien, désolée) comme celle de Pierre Assouline (dont le titre ne cesse de me plonger dans un abîme de perplexité), c'était quitte ou double : ou on accrochait et on adorait, ou on restait en rade et les deux heures sans entracte paraissaient très, très longues.

En ce qui me concerne, j'étais plutôt entre les deux : j'ai globalement bien aimé, mais les choix de mise en scène qui ont été faits m'ont aussi périodiquement amenée à lever les yeux au ciel, en soupirant d'agacement. 

Commençons par les points positifs : le décor est minimal, pour laisser toute la place aux mots de Racine, et, ça, c'est assez réussi. Effectivement, le texte suffit largement et, lorsqu'on décide de faire dans l'antique classique (colonnes, voilages), mieux vaut ne pas en faire trop, sous peine de tomber dans le "kitch péplum"

La musique en arrière-fond ne m'a pas dérangée non plus : elle n'était pas trop forte, mais, outre le fait qu'elle ne va pas très loin quand on sait ce que peut être la musique classique contemporaine aujourd'hui (mais bon, je ne suis peut-être pas très objective à ce sujet), étant donné qu'il s'agissait plus ou moins de la même séquence tournant en boucle, je finis par se demander à quoi elle pouvait bien servir. Ceci dit, pourquoi pas.

En fait, le problème de cette pièce, ce n'est pas l'archiclassicisme des décors et des costumes, mais les choix d'interprétation et de diction. 

Je ne suis pas contre la diction "racinienne" ("que nous nous imaginons racinienne" serait plus juste), consistant à prononcer le texte de manière assez hiératique et solennelle. Après tout, il y a quelque chose de solennel dans les pièces de Racine, qui fait que ses personnages n'ont pas du tout la même attitude que ceux de Corneille. 

Mais enfin, il n'était pas nécessaire : 1) de se mettre à hurler tout d'un coup, sans raison ; 2) de prendre périodiquement une voix rauque à mi-chemin entre Goldorak et Dark Vador. Vendredi soir, de mon point de vue (j'ai peut-être la dent dure), Clément Hervieu-Léger (Oreste) et Eric Ruf (Pyrrhus) ont totalement raté leur entrée à cause de ça.

Par ailleurs, le problème de cette diction, c'est que, si l'on n'est pas très bon, c'est horrible : à chaque fois qu'Aurélien Recoing (Phoenix, le confident de Pyrrhus) et Suliane Brahim (Cléone, la confidente d'Hermione) ouvraient la bouche, je ne pouvais pas m'empêcher de soupirer ; il n'était franchement pas possible d'être plus mauvais, même si je reconnais que, pendant le récit par Cléone de l'arrivée de Pyrrhus et Andromaque au temple, ça s'est nettement amélioré pendant une ou deux minutes. 

La dernière confidente, Céline Samie (Céphise), n'était, elle, pas mal, mais je me demande si ce n'est pas surtout par comparaison avec le personnage principal qu'elle accompagne, Andromaque (Cécile Brune) : prenez une bûche, mettez-lui une robe grecque et vous avez le personnage que nous avons vu évoluer sur scène vendredi soir. 

Une de mes amies m'a très justement fait remarquer que ça changeait des Andromaques mères éplorées qu'on nous sert habituellement. Certes. Et je reconnais que la représenter complètement pétrifiée dans sa douleur face à Pyrrhus n'est pas une mauvaise idée. Mais enfin, lorsqu'il n'est pas là, était-il nécessaire de la rendre aussi dépourvue d'expression et de sentiment ? "O-mon-fils-o-mon-père" : même une machine le prononcerait mieux. Même la fameuse description de la prise de Troie, exemple parfait d'hypotypose (i.e. de description tellement vivante que vous avez l'impression de l'avoir vraiment sous les yeux), est complètement ratée : elle nous laisse aussi froids qu'une récitation de liste de courses. 

En vérité, le véritable personnage principal de cette pièce telle qu'elle est mise en scène ici, c'est Hermione. Léonie Simaga est tout simplement excellente : elle rend souple la diction racinienne, fait vivre son personnage comme jamais et se révèle très manifestement au-dessus de tous ses partenaires, y compris d'un acteur expérimenté et lui aussi habituellement excellent comme Eric Ruf. 

En bref, si je n'avais qu'une suggestion à faire à la Comédie Française, ce serait de laisser tomber "Andromaque" et de renommer leur pièce en "Hermione". Ce ne serait que justice et il y aurait moins tromperie sur la "marchandise".

Pour ce qui est d'aller la voir ou non, je vous laisse libres de décider au vu de mon compte-rendu (comme d'habitude), car je ne peux ni vous le conseiller, ni vous le déconseiller. It's up to you !


(Dernière visite d'Hector à sa femme Andromaque et son fils Astyanax ; Cratère à colonne apulien à figures rouges, daté de v. 370-360 av. J.-C., trouvé à Ruvo, et conservé au Musée national du palais Jatta à Ruvo di Puglia (province de Bari), Italie ; photo par Jastrow ; source : Wikipedia Commons)

samedi 20 novembre 2010

L’Antiquité au cinéma

Jusqu’à il y a une dizaine d’années, le péplum semblait un genre dépassé, un chapitre clos de l’histoire du cinéma. Mais depuis le Gladiator de Ridley Scott en 2000, l’Antiquité est réapparue au cinéma, souvent sous forme de grosses productions américaines.

Le retour des péplums

Si vous avez fait du latin ou du grec, ou même simplement si vous avez déjà eu droit à un cours d’histoire sur l’Antiquité gréco-romaine au collège ou au lycée, il y a de fortes chances pour que vous ayez eu droit à l’un des marronniers des activités en classe : la Projection de Péplum.

La Projection de Péplum correspond en général à une tentative d’un ou plusieurs enseignants de bonne volonté, sommés qu’ils sont de paraître actifs™ et dynamiques®, pour rendre intéressant un cours sur l’Antiquité inévitablement soupçonnable d’endormir les élèves (en vertu de la sagesse des idées reçues, dont l’une des équations est « ancien = ennuyeux »). La manœuvre consiste donc à rassembler une classe ou deux dans une salle, devant un poste de télévision, pour regarder un film (ou à tout le moins des extraits d’un film), supposé égayer leur quotidien de manuels et de polycopiés. Et quel film projeter aux élèves quand on parle d’Antiquité ? Un péplum, naturellement.

Les Derniers Jours de Pompéi, Sergio Leone, 1959 (Source : Wikipédia anglaise).

Problème : aux yeux des dernières générations, les péplums du siècle dernier ont vite fait de paraître ringards – en fait, ils étaient déjà ringards à la fin dudit siècle, au temps où votre serviteur usait ses poches arrière de pantalon sur les chaises d’un collège (ce qui ne rajeunit personne). Plusieurs raisons expliquent ce jugement sévère. Le vieillissement naturel de toute œuvre artistique est la première : des détails tout bêtes, comme la coupe de cheveux des acteurs ou le rôle dévolu aux femmes dans l'intrigue, peuvent prêter à sourire pour les générations actuelles. Le choix du film, ensuite, peut s’avérer délicat : le péplum a été un genre très fécond entre, à la louche, les années 1950 et les années 1980, et, bien sûr, il n’a pas produit que des chefs-d’œuvre. Pour peu que le film en question soit desservi par une réalisation pataude et/ou un petit budget, la séance court droit à la catastrophe.

Ce qui nous amène au dernier élément, qui a vite fait d’apporter le coup de grâce à tout péplum ayant la malchance d’être un peu ancien : les effets spéciaux. Peu de choses vieillissent plus vite au cinéma que les effets spéciaux (même les coupes de cheveux ont l’air moderne à côté), et peu d’éléments ont un effet plus radicalement dévastateur sur la bienveillance du spectateur. Même les magnifiques séquences animées image par image du fameux réalisateur d’effets spéciaux Ray Harryhausen n'échappent pas à l’outrage des années. Et comment ne pas rire sous cape devant d’autres ficelles autrement moins élégantes : armures en plastique, rochers géants en carton à l’élasticité suspecte, athlètes combattant à mains nues de féroces peluches qui peinent à se faire passer pour de vrais fauves… Mesuré à cette aune, le péplum le plus honnête s’expose à se voir relégué au pays des nanars sous le jugement sévère des spectateurs. Adieu les nouveaux médias volant au secours d’une Antiquité présupposée momifiée : le cinéma lui-même s’empoussière trop vite ! Que faire, hélas, que faire ?

Si l’intérêt pour l’Antiquité n’a jamais vraiment cessé, il y avait un bon moment (depuis en gros le début des années 1980) que le cinéma ne s’était plus risqué à de grosses productions de l’ampleur du Ben Hur de William Wyler (1959) ou du Choc des Titans de Desmond Davis (1981). Mais, pour le plus grand bonheur des antiquisants, le tournant du millénaire semble avoir coïncidé avec un renouveau du genre, essentiellement du côté des blockbusters américains, dont l’industrie est pourtant peu encline à la prise de risques.

À quoi est dû ce regain ? À une première tentative concluante : Gladiator de Ridley Scott, en l’an 2000, dont le succès a encouragé les studios, sinon à relire les œuvres antiques, du moins à remettre le nez dans leurs archives et à se demander comment redonner un coup de jeune au genre qui avait fait leurs heures de gloire quelques décennies plus tôt. Depuis Gladiator, les films à sujet antique se font de nouveau plus nombreux : Troie (Wolfgang Petersen, 2004), Alexandre (Oliver Stone, la même année), 300 (Zack Snyder, 2007), Agora (Alejandro Amenábar, 2009), Le Choc des Titans (Louis Leterrier, 2010) ou Centurion (Neil Marshall, la même année : Lina vous en avait parlé ici), pour ne citer que les plus marquants. Finis les effets spéciaux surannés, place aux images de synthèse et à la 3D.

Ces nouveaux péplums sont présents sur les affiches, dans les couloirs de métro, sur les flancs des bus, on en parle dans les médias, et, coup de chance, on invite même parfois un historien pour dire deux mots sur le sujet. Pour nous autres jeunes antiquisants, c’est un plaisir et une chance : non seulement c’est intéressant de voir ce que font les créateurs de ces films, mais c’est aussi un (beau) prétexte de parler d’Antiquité, grecque, latine ou autre, avec un public plus large.

300 de Zacky Snyder d'après Frank Miller (2007) : des hoplites spartiates affrontent des hordes d'Immortels perses aux allures de samouraïs sur fond de guitare électrique. Rassurons-nous : au bout d'un moment, on finit forcément par se douter que certains trucs n'étaient pas dans Hérodote. (Source de l'image : poster sur le site officiel du film.)

La critique est Thésée... et l’art est minotaure. Comment regarder un néo-péplum ?

Nouveau problème : un film n’est pas un manuel d’histoire, ni un cours, ni une illustration d’un texte antique. C’est d’abord… un film, c’est-à-dire une création élaborée par un réalisateur dans un cadre très variable, en fonction de contraintes multiples. Sous le terme très général de « péplum » que j’emploie ici, se dissimulent en fait toutes sortes d’approches possibles de l’Antiquité au cinéma. Sur la bonne dizaine de gros films sortis depuis Gladiator, pas un n’évoque l’Antiquité de la même façon que les autres. Et pour cause : chacun a été réalisé en fonction d’une esthétique différente, relevant d’un genre particulier.

En face de ces nouvelles visions de l’Antiquité au cinéma, une attitude trop répandue, parfois chez les antiquisants eux-mêmes (lorsqu’ils ne sont pas spécialistes du sujet, comme Claude Aziza, lequel ne s’y trompe pas), consiste à regarder d’un œil le film fraîchement sorti, de l’autre un livre d’histoire, et à jouer au jeu des sept erreurs avec le sourcil implacable du Zeus des jours d’orage. Telle date se révèle inexacte, tel détail ne concorde pas, tel personnage n’a jamais agi de cette façon, tel décor ou armure n’est pas d’époque... et voilà nos réalisateurs changés en mauvais élèves, et leurs casquettes coiffées d’autant de bonnets d’âne. Pire : on les accuse d’induire les foules en erreur, d’entretenir une vision fausse de l’Antiquité, au lieu de profiter de leur position privilégiée d’Artistes à Large Audience pour instruire leur monde. « Pour une fois qu’on parle de ces vieux machins, semble-t-on dire, ça pourrait au moins être éducatif ! »

Ces critiques n’ont pas entièrement tort : il est parfois sidérant de voir à quel point le matériau antique, qu’il soit historique, mythologique ou autre, peut être gâché par certaines grosses productions paresseuses, malgré le potentiel énorme qu’il représente pour n’importe quel cinéaste. Oui mais… on ne saurait se limiter à des critiques de ce type, pour trois raisons très simples :

- Un film n’est pas un documentaire : il n’a pas vocation à raconter l’Histoire, mais avant tout une histoire. Une comparaison terme à terme entre tel détail du film et telle vérité historique ne se justifie que pour un genre bien particulier – le film historique (et encore). Or, la majorité des films récents à sujet antique ne relèvent pas de ce genre. On ne peut juger un film qu’à partir du programme esthétique qu’il élabore, ou, en d’autres termes, du genre ou du sous-genre bien précis dont il se réclame. Ignorer cette donnée dans une critique reviendrait à chercher des statistiques sur la démographie française dans les romans de Balzac : ce serait absurde. Le film de Zack Snyder 300 (sorti en 2007), par exemple, a beau s’inspirer de la bataille de Marathon, il n’a jamais prétendu refléter une quelconque vérité historique : c’est d’abord une adaptation au cinéma du comic du même nom publié par Frank Miller en 1998, lequel est un roman graphique influencé par les codes des histoires de super-héros.

- À une échelle plus large, il faut tenir compte du langage esthétique propre au cinéma en tant qu’art (ou que support, si vous préférez). On ne peut pas dire les choses au cinéma de la même façon que dans un écrit littéraire ou universitaire. Et n’importe quel critique de cinéma un peu sagace vous dira que, dans le cas des adaptations d’œuvres littéraires au cinéma, par exemple, une trahison bien faite peut donner un résultat plus respectueux de l’esprit de l’œuvre qu’une adaptation plus servile. On ne peut donc pas reprocher au film Troie de Wolfgang Petersen (sorti en 2004) de ne pas reproduire tel quel le contenu des vingt-quatre chants de l’Iliade, tout comme on ne peut pas refuser comme des erreurs ou des trahisons les épisodes nouveaux inventés par le film sans se demander d’abord pourquoi les scénaristes ont jugé bon de les introduire dans l’histoire (ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire beaucoup d’autres reproches à ce film, mais j’en parlerai plus tard).

- À une échelle plus large encore, il faut garder en tête qu’une œuvre cinématographique n’est jamais créée dans l’abstrait, mais qu’elle s’inscrit dans une époque (en l’occurrence la nôtre) qui a son imaginaire, ses modes et ses préoccupations propres. Le choix de consacrer un film à tel ou tel sujet antique n’a rien d’innocent, mais dépend beaucoup des représentations associées à ce sujet et/ou du prétexte qu’il peut constituer pour évoquer indirectement tel autre sujet qui intéresse l’artiste et son public aujourd’hui. Pour prendre un exemple parmi les péplums classiques, lorsque, dans l’une des premières scènes de Ben Hur, Ben Hur, prince juif, retrouve son ancien ami Messala, devenu officier dans l’armée romaine, qui lui explique avec aplomb qu’il doit absolument collaborer avec les Romains qui occupent sa Judée natale, sous peine d’exposer tout son peuple à « l’extinction », il ne faut pas chercher très loin pour se rendre compte que le film adopte une vision bien précise de l’empire romain, qui le rapproche du totalitarisme nazi au temps de la Seconde guerre mondiale. De la même façon, le film Agora d’Alejandro Amenábar (2009) n’est pas une biographie d’Hypatie, philosophe et mathématicienne du IIIe siècle, ou plutôt il n’est pas seulement cela : c’est aussi, voire d’abord, une réflexion sur les extrémismes religieux, parfaitement en prise avec les problématiques politico-religieuses du monde contemporain.

Ces quelques vérités peuvent vous sembler des évidences, et tant mieux si c’est le cas, mais il est étonnant de voir à quel point la problématique simpliste « vérité ou mensonge ? » influence encore une partie des jugements sur ce type de film.

Étudier l’Antiquité en images

Le Persée de Benvenuto Cellini (1554, actuellement sur la Piazza della Signora à Florence - source : Wikipédia anglaise), l'affiche du film Le Choc des Titans de Desmond Davis (1981, source : allociné) et l'affiche grecque de son remake par Louis Leterrier en 2010. C'est fou, Persée tient toujours la tête de la Gorgone de la même façon...

« Mais alors, me direz-vous peut-être, une telle conception de la critique revient à laisser carte blanche aux réalisateurs pour raconter toutes les bêtises qu’ils voudront sur l’Antiquité. Que deviendra la Projection de Péplum dont nous parlions au début ? Faut-il y renoncer ? »

Non, bien entendu, tout au contraire. Car, comme dans tous les domaines, les inégalités de savoir entraînent des inégalités entre les spectateurs. Tout le monde n’est pas armé de la même façon pour regarder un péplum. Un antiquisant, qui connaît son sujet, saura reconnaître les endroits où le film prend des libertés avec l’Histoire et, avec un peu de recul et de bonne volonté, saura apprécier l’intérêt de ces écarts et de ces inventions lorsqu’ils en ont un. Un étudiant en arts de l’image, de son côté, sera mieux renseigné sur le langage pictural propre aux différents genres cinématographiques, et, avec un peu de chance, connaîtra assez bien l’histoire du genre du péplum pour reconnaître les reprises et les allusions entre films. Mais un non spécialiste complet risque de passer à côté de beaucoup de choses.

De là la tentation, mal appropriée, de vouloir faire jouer aux réalisateurs de films un rôle qui n’est pas le leur, celui de concepteurs d’outils pédagogiques : on a peur que des œuvres de fiction entretenant un rapport trop complexe avec « la vérité » finissent par égarer les spectateurs les moins avertis. Or, ce n’est pas au cinéaste de jouer ce rôle, c’est au professeur – ou, pour être plus exact, à beaucoup plus de gens que ça : aux concepteurs des programmes scolaires, d’abord, puisque les enseignants sont tenus de se conformer aux programmes, mais aussi, dans d’autres domaines, aux enseignants-chercheurs (historiens, latinistes, hellénistes, archéologues, etc.), tant dans leur travail de recherche et dans leur enseignement universitaire que dans leur œuvre de vulgarisation auprès du grand public. C’est là un dialogue constant et attendu entre les arts et les savoirs au sein d’une société. Et surtout, c’est une constatation d’une grande banalité que de rappeler à quel point les arts de l’image tiennent une place importante dans les sociétés actuelles (ils en tenaient une tout aussi grande dans les sociétés antiques, d’ailleurs : gardons-nous de croire que les Anciens ne possédaient que des textes, il n’y a rien de plus faux !). Il est donc important, pour en rester au domaine scolaire, que les élèves soient initiés à la lecture des images, tout comme ils doivent l’être à celle des textes.

Peu de récriminations à faire à ce sujet, il me semble, du côté de l’éducation nationale : ces thématiques font peu à peu leur entrée dans les programmes scolaires du secondaire, et les études de cinéma se répandent dans les universités. Il semble, en revanche, que très peu de chercheurs se soient lancés dans l’étude précise de cette nouvelle vogue des films antiques. Les spécialistes du sujet sont rarissimes (le plus connu et le plus visible dans les médias est Claude Aziza, mais aucun chercheur ne peut couvrir à lui tout seul l’ensemble d’un champ de recherche !). Les chercheurs anglo-saxons, en revanche, semblent avoir pris ce train, puisqu’au cours de mes promenades virtuelles en quête de références, les seuls ouvrages et articles universitaires que j’aie trouvés à propos de ces nouveaux péplums, en dehors de ceux d’Aziza, figuraient dans des publications anglophones.

Il faut dire que l’exercice n’est pas facile, dès lors qu’on veut faire les choses un peu bien : en plus d’une solide formation d’antiquisant, cela suppose de connaître au moins les bases des études cinématographiques, pour pouvoir analyser de façon pertinente le scénario, le montage, les cadrages, la lumière, la correspondance entre la musique et l’image… Mais ce grand écart en vaut la peine. Et si l’on y réfléchit en termes d’enseignement, il peut aussi, dans une perspective plus large, constituer une ouverture vers une réflexion sur la représentation de l’Antiquité en images de manière générale, tout au long de la longue histoire qui va de la Grèce et de la Rome antiques jusqu’à nos cinémas, en passant par les arts de l’image antiques (peinture, céramique, sculpture, complexes architecturaux), les représentations médiévales (pensons à ces enluminures où les combattants de la guerre de Troie sont représentés en armure médiévale, comme si nous représentions Achille en treillis brandissant un fusil mitrailleur) et les tableaux et sculptures de la Renaissance et de l’époque moderne (l’exposition actuelle, au musée d'Orsay, sur la représentation de l'Histoire par le peintre pompier Jean-Léon Gérôme est un bon exemple des possibilités qu’offre une réflexion sur l’image).

Le renouveau du péplum n’est donc pas seulement la preuve que l’Antiquité intéresse toujours (pour ceux qui penseraient le contraire), il n’est pas seulement non plus une façon pour l’antiquisant de se mettre au goût du jour ou de paraître « à la mode » pour mieux attirer et retenir les élèves… C’est aussi l’occasion rêvée de replacer ces œuvres toutes récentes dans leur contexte, au sens large, en prenant au besoin un peu de recul – disons 2000 ou 3000 ans – pour faire découvrir ou redécouvrir l’importance et l’incroyable richesse des sujets antiques dans les arts figurés. Et de montrer à tous la continuité foisonnante et vertigineuse qui court depuis ces époques reculées jusqu’à la nôtre, à travers une évolution lente aux ramifications multiples.

J’ai parlé des jeux vidéo, aussi ?

mercredi 17 novembre 2010

Quelle légitimité à exister pour l'ENS ? (3)

La question du salaire des normaliens.

La justification du salaire versé aux normaliens vient donc de ce qu'ils sont censés être les meilleurs : la République finance les études de ses meilleurs étudiants et, en contre-partie, ils s'engagent à travailler dix ans pour elle. Normal. 

Les égalitaires (j'appelle ainsi ceux qui, à juste titre, voudraient que tous les étudiants français soient traités selon les mêmes critères) accepteraient éventuellement cela si l'on était absolument sûr que les normaliens sont les meilleurs étudiants français. 

Or nous avons vu que ce n'est pas nécessairement le cas. D'abord, même si nous sommes généralement parmi les meilleurs, nous ne sommes pas absolument les meilleurs et ne pas avoir intégré ne signifie heureusement pas qu'on ne peut pas en faire partie. Ensuite, il y a toujours des gens qui soit n'entendent jamais parler de l'ENS et de la prépa, soit ne la supportent pas et partent avant même que les choses sérieuses ne commencent : je suis arrivée deuxième au tout premier contrôle de niveau de latin, en hypokhâgne ; la première n'était même pas là pour récupérer sa copie : elle était partie au bout d'une semaine.

Cela pose la question de l'information des lycéens et étudiants sur l'existence des prépas et de l'ENS et, dès lors, de l'ambition qu'on a pour eux : ne pas se taire parce qu'on estime qu'ils n'y arriveront pas, mais leur en parler et les laisser faire leur propre choix, tout en étant clair sur leur niveau, pour ne pas, non plus, les voir s'engager dans une voie de garage. 


Finalement, est-ce un problème de ne pas faire l'ENS ?

On peut se demander aussi si c'est vraiment un problème de ne pas être passé par l'ENS. Si on veut faire de la recherche, c'est sans aucun doute plus dur : on peut reprocher beaucoup de choses à l'Ecole, mais on ne peut nier le gigantesque "coup de pouce" que représentent son rôle de catalyseur, son statut de Grande Ecole et sa réputation, les bourses qu'elle distribue et les facilités qu'elle offre pour connaître les gens et se faire connaître d'eux (il est plus facile d'oser contacter un chercheur américain quand on en voit intervenir régulièrement au sein de son département). Cela ne veut bien sûr pas dire qu'il n'y a pas de bonne recherche hors de l'ENS, fort heureusement.

On ne peut nier, non plus, que ses préparations aux diverses agrégations sont soit les meilleures, soit parmi les meilleures. 

Mais, dans les autres cas, il n'est pas sûr qu'il faille s'escrimer à vouloir intégrer, voire même à faire une classe préparatoire.

Cela signifie donc que le système de l'ENS ne finance qu'une partie des filières universitaires (en plus de n'en financer qu'une partie de leurs étudiants) et qu'il faut donc, aussi, que les meilleurs élèves des autres disciplines puissent également l'être par l'Etat. Il est tout à fait juste qu'il y ait des bourses en fonction des revenus ; il me semble qu'il est également nécessaire qu'il y ait, à côté, des bourses au mérite, fondées sur les résultats (avec quand même une certaine prise en compte des revenus : il ne serait pas juste qu'un étudiant, même excellent, archi financé par des parents aux revenus aisés, reçoive une bourse "argent de poche"). 



Problème moral associé

Il est en effet tout à fait insupportable de considérer que la fac serait "réservée" aux "mauvais". Je ne reviendrai pas sur le fait que ce n'est pas vrai des étudiants, il me paraît l'avoir déjà développé. J'ajouterai donc "seulement" que ce n'est pas non plus le cas des profs : comme pour les étudiants, une partie des profs est composée d'anciens normaliens ; les autres, pour être là où ils sont, se sont distingués, eux aussi, par leur excellence : soyons clair, même si tout le monde a un exemple en tête,  moi la première, les mauvais deviennent très rarement profs de fac. 

Après, cela ne signifie pas qu'ils seront d'excellents enseignants : le sens de la pédagogie, on l'a ou pas, on peut l'apprendre en partie, mais, aimer enseigner, c'est fondamentalement une question de goût. Il n'est pas toujours évident de se retrouver devant une salle pleine d'étudiants, préparer des cours prend un temps parfois assez désespérant et devoir corriger une quarantaine de commentaires corrigés en quinze jours exige une bonne dose d'automotivation ("j'ai le feu sacré, j'ai le feu sacré, j'ai..."). 

Ceci dit, je trouve tout à fait normale, et même nécessaire, la double casquette d'enseignant-chercheur. L'université est un lieu de transmission entre la recherche et le fait de porter à la connaissance des étudiants ses dernières avancées. L'université est aussi un lieu de pensée : on trouve beaucoup d'idées  sur son propre domaine de recherche même en préparant des cours qui en sont assez éloignés (après m'être arraché les cheveux sur mon cours de littérature française des XIXème et XXème siècles, je me suis ensuite rendue compte qu'il me mettait en contact avec un certain nombre de concepts pouvant tout à fait entrer dans le cadre de mon projet de thèse). Enfin, l'université est un lieu d'échange : certes, le prof délivre un enseignement, mais les étudiants ne sont (normalement) pas passifs non plus ; eux aussi ont des idées et, surtout, voient les choses d'un oeil neuf.

En bref et pour revenir au sujet, la fac est loin d'être le repaire des "mauvais", qu'il s'agisse des profs ou des étudiants, et devrait donc, elle aussi, financer ses meilleurs élèves.


(Suite et fin la prochaine fois)

jeudi 11 novembre 2010

Quelle légitimité à exister pour l'ENS ? (2)

La question de la formation.

Pour entrer à Normale, il faut faire une classe préparatoire, ce qui signifie que les normaliens ne passent pas par les deux premières années de la fac. Ceci dit, cela ne signifie pas que les normaliens ne passent pas par la fac du tout : l'Ecole ne délivre pas de diplôme, ce qui veut dire que nous sommes obligés d'être au moins inscrits dans une université (pour les scientifiques) et d'en suivre également les cours (pour les littéraires). Il est donc faux de dire que nous sommes totalement étrangers à la fac : c'est dans son cadre que nous faisons nos deux années de master (+, parfois, la dernière année de licence) et notre thèse ; là que se trouve le professeur qui dirige nos recherches ; là que nous travaillerons après l'école. Nous faisons partie de la fac ; la différence avec les autres étudiants, c'est que nous suivons également d'autres cours ailleurs, ce qui, en troisième année de licence, a pour conséquence un emploi du temps démentiel, même en retirant les cours "en double". 

C'est là que nous sommes confrontés aux différences de niveau avec les étudiants qui n'ont fait que la fac. Ce n'est pas vrai dans toutes les matières, mais, pour vous donner une idée, en L3 lettres classiques, je me suis retrouvée avec des gens qui en étaient encore au B.A-BA en grec, voire qui étaient tout à fait incapables de traduire un texte basique dans cette langue - alors qu'ils étaient en train de finir leur licence : c'était donc au moins la troisième année qu'ils faisaient du grec. Vous comprendrez pourquoi j'ai déserté, pour suivre le cours équivalent à Ulm : j'avais franchement l'impression de perdre mon temps, voire, pire, de perdre mon niveau (ce qui n'était pas tout à fait vrai, car les versions étaient quand même corrigées de manière assez "sèche").

D'une manière tout d'abord assez basique, i.e. en laissant, pour le moment, l'ENS en dehors du tableau, cela pose la question du niveau exigé en fac pour passer d'une année à l'autre : arriver en troisième année de lettres classiques sans connaître même les règles les plus élémentaires de la grammaire grecque me paraît tout à fait inacceptable, aussi bien pour l'université et ladite filière que, surtout, pour l'étudiant, qu'on a laissé aller droit dans le mur en klaxonnant.

"Oui, mais, me direz-vous, vu le peu d'élèves en lettres classiques, si on commence à les virer parce qu'ils n'ont pas le niveau, on va vraiment se retrouver à trois pelés et un tondu !" Le problème des lettres classiques est un autre sujet, qu'il serait sans aucun doute bon de traiter ici également en longueur : tout ce que je dirai pour le moment, c'est qu'il me semble que laisser un étudiant qui n'a très manifestement pas le niveau poursuivre jusqu'en troisième année est tout à fait inacceptable.

Donc, de deux choses l'une : soit on considère que, le problème, c'est lui et on lui explique qu'il n'est pas de son intérêt de continuer dans cette voie (après tout, l'avantage de la fac, c'est que les possibilités de réorientation sont nombreuses) ; soit on considère que, le problème, c'est nous et on revoit nos exigences face à nos étudiants et l'enseignement que nous leur délivrons (vous avez vu ? je pense déjà en prof, c'est merveilleux).

Cependant, même dans les filières où le niveau d'exigence est franchement correct, les normaliens et les ex-préparationnaires (parce que, par rapport aux étudiants qui n'ont fait que la fac, les ex-préparationnaires doivent aussi entrer en compte - il n'y a pas que les normaliens, dans la vie !) se révèlent franchement meilleurs et ce sont majoritairement eux qu'on retrouve reçus à l'agrégation et aux meilleurs rangs parmi les reçus au Capès (ce qui ne veut pas dire que les autres n'ont aucune chance de l'être aussi, heureusement).

De mon point de vue, c'est une question de méthode : la formation reçue en classe préparatoire est très axée sur la méthodologique, avec des exercices nombreux et fréquents. On a beau dire, il n'y a rien de plus efficace pour intégrer les règles de la dissertation et du commentaire de texte (je laisse de côté la nécessité intrinsèque de devenir plus ou moins une bête de travail doublée d'un génie de l'organisation, ce qui vous fait doucement rigoler lorsqu'on vous donne ensuite un mois pour rendre un devoir). A la fac, les exercices sont moins nombreux (pour vous donner une idée, mes étudiants doivent me rendre un commentaire composé à la fin du mois ; en prépa, j'en aurais déjà rendu deux et le troisième serait en route) et la méthodologie manifestement moins martelée, si on en juge, après, par les difficultés qu'éprouvent les étudiants pour organiser leurs travaux.

Que la fac soit moins "psychorigide" que la prépa n'est pas un problème : après tout, pourquoi pas ? Personne n'est obligé de suivre les chemins canoniquement formatés pour penser par soi-même et faire quelque chose de bon (c'est même un des avantages des prépas de province par rapport aux prépas parisiennes : think different, guys !). Il n'empêche qu'il faut quand même avoir intégré une certaine méthode pour y arriver et c'est souvent ce qui manque aux étudiants (pour des raisons de commodité, j'appellerai désormais "étudiants" ceux qui n'ont étudié qu'à la fac ; il ne faut cependant pas oublier que les ex-préparationnaires et les normaliens sont aussi des étudiants) : ils ne sont pas moins bons en soi, ils ont souvent du mal à organiser leur penser pour la faire aller plus loin.

On peut maintenant se demander s'ils seraient meilleurs s'ils savaient le faire. A mon avis, oui : les bons seraient encore meilleurs et auraient les mêmes armes que les autres, les médiocres le seraient moins, les mauvais auraient d'autres problèmes (ou les mêmes, mais, au moins, pour ce qui est de l'organisation de leur pensée, ils sauraient comment ils devraient idéalement faire). On me dira : "Oui, mais les meilleurs ne sont pas à la fac, ils sont en classe préparatoire !". C'est sans doute en partie vrai, mais ce que je sais, moi, c'est que les étudiants de première année que j'ai devant moi en ce moment sont tout aussi bons que des hypokhâgneux et ils ne sont pas en prépa, ce qui signifie que la fac a un potentiel immense et qu'affirmer que seuls les mauvais vont là est absolument faux.

Autre problème : think different, c'est bien, mais, si vous voulez passer les concours de l'enseignement ou autres, c'est majoritairement sur votre capacité à vous conformer à un moule qu'on vous jugera (non que faire quelque chose d'original entraîne nécessairement un échec cuisant, mais soyons clair : à l'agrégation, ce n'est pas du tout ce qu'on attend de vous). Or ce moule correspond à l'enseignement tel qu'il est délivré en classe préparatoire, qu'on le considère bon ou non ; cela pose donc problème aux étudiants, qui partent avec un handicap.

On comprend dès lors que les normaliens et ex-préparationnaires réussissent mieux que les étudiants "tout court" : ils ont intégré depuis un moment sur quoi on allait les juger et savent s'y conformer. Après, que les normaliens se revèlent souvent meilleurs que les ex-préparationnaires (mais pas tout le temps et, surtout, pas nécessairement : pour intégrer, il faut être suffisamment bon partout, ce qui veut dire que, si vous êtes excellent en latin, mais nul en histoire et en philo, vous n'intégrerez pas ; mais, si vous continuez à étudier la littérature latine, il y a de bonnes chances pour que vous soyez aussi bon que des gens qui ont intégré : n'ayez donc aucun complexe) s'explique assez aisément : le fait qu'ils aient intégré signifie déjà que, à un moment, ils ont été meilleurs qu'eux ; ensuite, le niveau des cours à l'ENS restant haut et la préparation étant bonne, ils profitent d'autres avantages. J'ajouterai également qu'il y a des gens qui sont "faits" pour les concours (il y a même des dingues qui ne peuvent pas vivre s'ils n'ont pas de concours à passer) et des gens qui ne sont pas faits pour cela. Un de mes amis s'est entendu dire que, l'agrégation, c'était comme le mariage : pour que ça marche, il faut être deux ; c'est un peu l'idée.

Or cette question d'être meilleurs que les autres est cruciale, parce que c'est cela qui justifie et légimitise le salaire qu'on nous verse.

To be continued...

 
(je suis désolée, mais, tout cela me prenant encore plus de temps que prévu, je crains bien de ne pouvoir continuer lorsque je renterai d'Italie, i.e. à partir de lundi prochain...)

mardi 9 novembre 2010

Quelle légitimité à exister pour l'ENS ? (1)

J'ai fait une réponse assez longue et argumentée à un commentaire manifestement très énervé contre le "dorlotage" des normaliens, mais il me semble que cela mérite un développement plus long que 4000 caractères, même en fractionnant en deux parties. La question soulevée me semble en effet tout à fait juste : quelle est la légitimité de l'ENS à exister ? 

Sujet-fleuve, qui va nécessiter plusieurs messages, histoire de ne pas vous imposer un interminable développement : n'est pas l'excellent Maître Eolas qui veut. Je publie donc le premier aujourd'hui, puis les deux autres avec un intervalle de deux jours à chaque fois : ce n'est pas que je cherche à "subtilement" étaler les messages pour soutenir la fréquentation de ce blog, mais tout simplement que je pars demain en Italie pour un peu moins d'une semaine et que je ne pourrai donc pas répondre immédiatement aux commentaires. 

Mais, étant donné que chaque message aura une unité thématique (aujourd'hui, un petit rappel historique ; puis les relations entre l'ENS et l'université ; enfin un questionnement plus global sur l'université et le système scolaire français - oui, je sais, je ne me mouche pas du coude !), vous ne serez pas obligés d'attendre la fin du raisonnement pour commenter.

Une fois rentrée, je mettrai des liens entre les messages, à la manière de ce que j'ai fait pour ma traduction d'un article d'A. J. Woodman

Sur ce, c'est parti. 


Reproches à l'Ecole normale supérieure 

On reproche souvent aux Grandes Ecoles de constituer des systèmes universitaires parallèles qui n'ont, dès lors, qu'assez peu de raison d'être, étant donné qu'il y a déjà la fac et que cela pourrait ou devrait tout à fait suffire. Dans une vision égalitaire (qui, je dois l'avouer, me plaît pas mal) où tout le monde passerait par la fac et y ferait ses preuves, elles paraissent en effet comme le symbole d'un insupportable élitisme, qui ne daignerait pas s'abaisser jusqu'à étudier sur les mêmes bancs que le "populo" (une des rares expressions déclenchant chez moi une formidable envie de frapper la personne qui vient de la prononcer). C'est le fameux "l'école qui se dit normale et se croit supérieure" de Paul Nizan (eh non ! ce n'est pas Sartre !), lui-même normalien, d'ailleurs.

Commençons tout d'abord par un petit rappel historique sur le pourquoi de sa création.


Au commencement était le prof des profs.

A l'origine, l'Ecole normale supérieure a été créée pour former les profs qui allaient former... les profs. 

Je m'explique : avant, pour être prof tout court, vous passiez le concours de l'Ecole normale d'instituteurs (qui est devenue ensuite l'IUFM ; maintenant que c'est censé avoir disparu, je ne sais pas comment ça s'appelle) ; si vous étiez accepté, c'était une sacré promotion sociale pour les élèves des classes populaires et moyennes bons à l'école, même au-dessus de l'obtention du certificat d'études.

Mais se posait la question de qui allait former ces futurs instits ? Il fallait des profs des profs, donc on a créé l'Ecole normale supérieure (qui n'était par conséquent supérieure que parce qu'elle était située au-dessus de l'Ecole normale tout court). Bien sûr, ce résumé est très rapide : s'il y a dans le coin un historien qui veut faire un exposé plus détaillé, il est le bienvenu.

On entrait dans cette école sur concours, ce qui, je le répète, relève, quoi qu'on en pense, du principe de méritocratie républicaine : ce sont les meilleurs à l'issue des épreuve qui intègrent et non ceux qui ont des relations (comme cela pourrait être le cas avec un recrutement sur dossier : on prend les copains, les fils de..., etc.). Que vous soyiez fils de prolo ou d'aristo, si vous êtes bon, vous avez les mêmes chances d'entrer que n'importe quel autre candidat, ni plus, ni moins (ne commencez pas à hurler : on est ici dans la théorie ; on discutera ensuite de la véracité de ce principe dans la pratique). 

Une fois que vous étiez entré, l'Etat considérait (et considère toujours) que vous représentiez l'élite de son système scolaire et, de ce fait, vous payait, en échange d'un engagement à le payer de retour pendant dix ans, en travaillant pour lui ou en remboursant l'intégralité des sommes perçues (c'est ce que j'ai présenté ici). 


Evolution ultérieure. 

Ensuite, ce qui s'est passé, c'est que, les "profs des profs" étant de plus en plus amenés à officier à l'université, d'autant qu'il y avait aussi les futurs enseignants de collège et de lycée à former, les effectifs de l'ENS se sont partagés entre ceux qui se destinaient à l'enseignement secondaire et ceux qui décidaient de faire de la recherche et d'enseigner à la fac. Inutile de le nier : aujourd'hui, la majorité d'entre nous choisissent la fac et c'est un enseignement en vue de faire de la recherche qui nous est délivré. Du coup, l'ENS s'est mise à véritablement représenter une "concurrente" de la fac pour former les membres de l'élite républicaine en général et les futurs chercheurs en particulier.

lundi 8 novembre 2010

Joie, bonheur et robustesse !!!

Joie, joie, pleurs de joie ! Je suis au nirvana, le temps est merveilleux, le soleil brille, il fait beau, il fait chaud, une douce brise me caresse le visage, l'air est empli d'un parfum délicat, les fleurs agrémentent mon champ visuel de petites touches colorées, les oiseaux chantent une mélodie harmonieuse, je suis amour, je suis charité, je suis compassion universelle !!! 

Non, je ne viens pas de fumer en entier le meilleur stock d'herbe de mon revendeur :

JE VIENS DE SIGNER MON CONTRAT DOCTORAL, PAR JUPITER !!!!


Basiquement, vous savez ce que cela signifie ? Je vais pouvoir : 1) m'inscrire administrativement ; 2) activer mon adresse mail pro ; 3) envoyer une copie dudit contrat à l'Education nationale pour que mes trois ans de monitorat me valident bien mon agrégation ; 4) et last but (very) not least


JE VAIS ENFIN COMMENCER À ÊTRE PAYÉE !!!!


Ça fait quand même plus de deux mois que je vis sur mes réserves, maintenant, avec un vrai loyer, de vraies factures et tout le toutim, alors qu'ils me doivent quelque chose comme 3200 euros, depuis le temps. Je suis donc partie pour toucher le gros lot à la fin du mois (enfin, si l'ENS se dépêche de leur envoyer un certificat de cessation de paiement) !!!! Noël, Noël !!!!

Sur ce, je vous laisse. Je vais enfiler ma robe de bure orangée et descendre joyeusement dans la rue, tête nue, pour me faire ma propre manif' à moi et répandre des fleurs un peu partout sur mon chemin jusqu'à République. Je suis fleur, je suis rayon de soleil, j'aime la pluie, j'aime novembre tout gris à Paris !!!


(Carrying flowers, a Procession of Tibetan Buddhist monks on Bodhisattva Day, in the Tharlam Monastery of Tibetan Buddhism, courtyard, Boudha, Kathmandu, Nepal ; photo prise le 07/09/2007 par Wonderlane ; source : FlickR)

dimanche 7 novembre 2010

To register or not to register ?

Comme tous les ans à peu près au même moment, j'ai reçu la petite enveloppe de l'association des élèves et anciens élèves de l'ENS (qui s'appelle maintenant "A' Ulm", au lieu de "AAEENS"- Association des Anciens Elèves de l'ENS -, ce qui est une amélioration notable, de mon point de vue, et regroupe également les "amis" de l'ENS, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas de lien direct avec nous, mais qui voudraient quand même nous soutenir en versant des sous-sous). Et, comme tous les ans, je me pose la même question : to register or not to register ? 

La première année où j'étais à l'Ecole, j'étais assez tentée : d'abord parce que ma mère était très enthousiaste ("Penses à ta mère, qui adoooorerait que sa fille soit dans le même catalogue que tous ces gens connus, hein ! Fais-moi plaisir !"), ensuite parce que je trouvais absolument fandard de faire figurer mon bled dans ce registre, à la rubrique "classement par villes et départements". Au final, la fiche d'inscription a dû partir à la poubelle avec la tonne et demie de documentation inutile qui nous est distribuée en début de première année, car, quand j'y ai repensé, environ six mois plus tard, elle avait Mystérieusement Disparu. 

Ensuite ce sont posés des problèmes plus éthiques, encore actuels aujourd'hui. Que je vous dise tout de suite, je n'aime pas trop le côté "on forme un petit club d'initiés et on se sert les coudes entre nous, les autres peuvent crever". Je ne dis pas que c'est l'état d'esprit de "A' Ulm", loin de là, mais c'est quand même à cela que ça sert : je suis normalien, Bidule est normalien aussi, je ne le connais pas le moins du monde, mais je vais me servir de ça pour me faire plus ou moins pistonner. Personnellement, je ne suis pas du tout dans ce genre de "social networking", mais c'est sans doute aussi une question d'origine sociale et familiale. 

Maintenant, je trouve très bien ce que fait cette association pour aider les jeunes (et moins jeunes) normaliens dans la merde (parce qu'il y en a) ou pour simplement donner un coup de pouce financier à la réalisation de projets (l'année dernière, les profs d'épigraphie et de paléo se sont débrouillés pour qu'ils nous remboursent intégralement le voyage d'étude commun à Lyon). Et évidemment que, si jamais je reçois un mail d'un jeune qui aurait besoin d'aide, ça ne me posera aucun problème. Mais je l'aiderai et répondrai à ses questions, qu'il soit normalien ou pas : ça ne changera pas. Je dirai même : jouer sur une pseudo-solidarité normalienne serait le meilleur moyen de se faire envoyer balader ; si je peux vous aider, je le ferai, d'où que vous veniez. C'est comme cela que fonctionne (ou devrait fonctionner) la méritocratie républicaine et j'adhère tout à faire à cette manière de penser.

Enfin, argument final qui risque fort d'emporter le morceau, l'inscription dans l'Archicubier (l'annuaire des anciens élèves, qui sont appelés "archicubes" une fois sortis de l'Ecole) représente aussi, d'une certaine manière une sorte de preuve que vous êtes bel et bien normalien. Ce n'est pas que j'éprouve le besoin de le prouver (je m'en fous, je sais que je le suis et si vous ne le croyez pas, c'est tant pis pour vous), encore moins de le proclamer (je ne suis d'ailleurs pas sûre que ce soit très stratégique pour faire carrière dans le monde universitaire, même si on ne correspond pas au cliché du normalien arrogant et imbu de lui-même). Mais enfin, c'est quand même une manière de reconnaître un état de fait.

Et, après tout, c'est à moi d'en faire ce que je veux, de cette inscription à l'Archicubier, n'est-ce pas ?


samedi 6 novembre 2010

Nouveau contributeur

Bonsoir tout le monde !
Juste un petit message, en passant, pour vous annoncer l'arrivée d'un nouveau contributeur, Eunostos ! Depuis le temps qu'il participe dans les commentaires (cf. en particulier les nombreux liens de sites avec des textes en ligne qu'il a communiqués au fur et à mesure de ses découvertes) et que nous sommes d'accord sur la nécessité de faire autre chose avec l'Antiquité en ligne, sa transformation, de commentateur, en contributeur officiel allait de soi. Personnellement, je bave sur sa démonstration de l'utilité de l'apprentissage des langues anciennes, qui est tellement mieux que mon coup de gueule énervé ! Allez faire un tour, vous verrez, il y a du niveau.

Et puis, avoir l'avis d'un helléniste, c'est intéressant, aussi. Non, c'est vrai, déjà que je râle toujours contre ses hellénistes qui réduisent l'Antiquité à la Grèce, si je fais la même chose avec Rome, je ne suis pas très cohérente. D'ailleurs, je vous ai parlé du séminaire transversal de mon équipe de recherche qui ne porte que sur la Grèce...?

Il est donc helléniste, mythologue, pour être plus précise,  lui aussi en thèse, lui aussi avec bourse et monitorat. Je le laisse se présenter plus en détails s'il en éprouve le besoin. En ce qui me concerne, il ne me reste plus qu'une chose à lui dire : bienvenue !

mercredi 3 novembre 2010

Il faut ce qu'il faut...

Je crains bien de devoir lire la correspondance de Pline le Jeune pour mon sujet de thèse... Etant donné, en effet, que je vais être quelque part dans un no man's land entre histoire culturelle, littéraire, des mentalités, des représentations, etc. (rayez la mention inutile), il va bien falloir que j'essaie de cerner plus avant comment pouvait bien être la société du début du IIème siècle après J.C. et, pour cela, hélas, rien de mieux que la lecture de la correspondance de Pline le Jeune...

Or je déteste ce gars. Mais vraiment. Ce type est une punaise narcissique, qui ne pense qu'à une chose : se faire valoir avec toute la vanité possible et se livrer à une lèche telle que les gars de la rubrique "La brosse à reluire" du Canard enchaîné sont vraiment, vraiment, vraiment de petits joueurs. Lisez le Panégyrique de Trajan (enfin, si vous y arrivez, parce que c'est vraiment insupportable), vous comprendrez ce que je veux dire.

Ceci dit, il faut ce qu'il faut et, en bonne masochiste consciencieuse que je suis, je suis prête à sacrifier ma répulsion horripilée sur l'autel de ma thèse (je précise quand même que j'ai néanmoins l'espoir que la correspondance soit moins pire que le Panégyrique, même si, pour ce que j'en connais déjà, je ne me fais guère d'illusions...).

Heureusement, mon "ordinaire" se traduit davantage par des textes absolument géniaux que par des déploiements d'auto-satisfaction. Visez plutôt le début des Histoires de Tacite, que je vous donne en latin ET en traduction (la maison est généreuse, aujourd'hui) :

Opus adgredior opimum casibus, atrox proeliis, discors seditionibus, ipsa etiam pace saeuom : quattuor principes ferro interempti, trina bella ciuilia, plura externa ac plerumque permixta ; prosperae in Oriente, aduersae in Occidente res ; turbatum Illyricum, Galliae nutantes, perdomita Britannia et statim missa, coortae in nos Sarmatorum ac Sueborum gentes, nobilitatus cladibus mutuis Dacus, mota prope etiam Parthorum arma falsi Neronis ludibrio. Iam uero Italia nouis cladibus uel post longam saeculorum seriem repetitis adflicta : haustae aut obrutae urbes, fecundissima Campaniae ora ; et urbs incendiis uastata, consumptis antiquissimis delubris, ipso Capitolio ciuium manibus incenso. Pollutae caerimoniae, magna adulteria ; plenum exiliis mare, infesti caedibus scopuli. Atrocius in urbe saeuitum : nobilitas, opes, omissi gestique honores pro crimine et ob uirtutes certissimum exitium. Nec minus praemia delatorum inuisa quam scelera, cum alii sacerdotia et consulatum ut spolia adepti, procuratores alii et interiorem potentiam, agerent uerterent cuncta odio et terrore ; corrupti in dominos serui, in patronos liberti ; et quibus deerat inimicus per amicos oppressi.

Non tamen adeo uirtutum sterile saeculum ut non et bona exempla prodiderit. Comitatae profugos liberos matres, secutae maritos in exilia coniuges ; propinqui audentes, constantes generi, contumax etiam aduersus tormenta seruorum fides ; supremar clarorum uirorum necessitates, ipsa necessitas fortites tolerata et laudatis antiquorum mortibus pares exitus. Praeter multiplices rerum humanarum casus, caelo terraque prodigia et fulminum monitus et futurorum praesagia, laeta tristia, ambigua manifesta ; nec enim umquam atrocioribus populi Romani cladibus magisue iustiis indiciis approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem.


"J'entreprends une oeuvre riche en événements, atroce par ses batailles, déchirées par des séditions, cruelle même en pleine paix : quatre empereurs tués par le fer, trois guerres civiles, davantage de guerres extérieures et, la plupart du temps, mêlées ; des succès en Orient, des échecs en Occident ; l'Illyricum agité, les Gaules chancelantes, la Bretagne totalement domptée et aussitôt perdue, les peuples sarmates et suèbes soulevés contre nous, le Dace rendu célèbre par des défaites de part et d'autre, presque même les armes des Parthes mises en mouvement par l'imposture d'un faux Néron. Et dès lors l'Italie affligée par des catastrophes nouvelles ou répétées après une longue série de générations : des villes épuisées ou rayées de la carte, sur les rives fécondes de la Campanie ; et Rome dévastée par des incendies, alors que des temples très anciens furent consumés par le feu, que le Capitole lui-même fut incendié par les mains de citoyens. Des cérémonies religieuses profanées, de grands adultères ; la mer pleine d'exilés, des rochers hideux à cause des meurtres. A Rome, on sévit plus cruellement : la noblesse, la fortune, les charges auxquelles on a renoncé ou qu'on a exercées considérées comme des crimes et une mort tout à fait certaine à cause de vertus. Et les récompenses aux délateurs ne furent pas moins odieuses que leurs crimes, comme, les uns s'étant emparés, tels des dépouilles de guerre, des sacerdoces et des consulats, les autres des procuratures et du pouvoir dans le palais, ils mettaient tout sens dessus dessous par la haine et la terreur ; des esclaves furent corrompus contre leurs maîtres, des affranchis contre leur patron ; et ceux qui étaient dépourvus d'ennemis furent écrasés par l'entremise de leurs amis.

Cette période ne fut cependant pas à ce point stérile en vertus qu'elle n'ait produit aussi de bons exemples. Des mères accompagnèrent leurs enfants dans leur fuite, des épouses suivirent leur mari en exil ; des proches furent audacieux, des gendres tinrent fermement, des esclaves furent obstinément fidèles même devant la torture ; de grands hommes supportèrent avec courage les ultimes effets de la fatalité, l'ultime fatalité elle-même et leur trépas égala les morts célèbres des anciens. Outre les multiples malheurs qui frappèrent les affaires humaines, il y eut, dans le ciel et sur terre, des prodiges, des avertissements par la foudre et des présages du futur, joyeux, tristes, ambigus, manifestes ; car on ne démontra jamais avec des catastrophes plus atroces pour le peuple romain et des signes plus justes que les dieux ne se soucient pas de notre sécurité, mais de notre punition, infligée par vengeance."


Joli programme, n'est-ce pas ? Merci Tacite !