vendredi 30 mars 2012

Les joies des recherches bibliographiques

Appliquant les joyeux principes présentés dans les autres messages de cette magnifique catégorie, j'ai passé l'après-midi sur l'Année Philologique, à préparer mes recherches bibliographiques sur Néron. Il fallait s'en douter, les articles sur le sujet sont pléthore : en remontant à dix ans, j'en ai pour quatre pages de références bien tassées.

A ce stade, je suis cool.

C'est alors que je tombe sur un article, écrit par un spécialiste de Tacite, qui a l'air très intéressant.

A ce stade, je suis frétillements.

Je vois que l'article en question n'a pas été publié dans une revue, mais dans les actes d'un colloque intitulé "Présence de Suétone". Je me dis : "Merde, merde, merde, mais d'où il sort, ce truc ?". Je vois qu'il s'est tenu en 2004, que la publication date de 2009 : 2009... M1- début d'agrèg', ok, j'ai prescription, mais comment se fait-il que je ne sois pas tombée dessus un an après, en bossant sur les rumeurs ?

A ce stade, je suis shoot d'adrénaline.

Je parcours la liste des contributions : rien sur les rumeurs, ce qui explique mon "trou" bibliographique (note mentale : refaire des recherches biblio avec seulement "Tacite", "Suétone" et le nom de chaque empereur, histoire d'éviter autant que possible ce genre de chose avec ma thèse).

Je tombe sur un article d'une Madame-Dont-Je-Lisais-Les-Romans-Lorsque-J'étais-Gamine (ah tiens ? elle est chercheuse aussi ? cool !) sur le rapport avec l'iconographie.

A ce stade, je suis vraiment fort intéressée.

Je tombe sur deux articles pile dans la ligne de ce que je veux faire, dont un du Monsieur-Qui-A-Poussé-La-Gentillesse-Jusqu'à-M'envoyer-Un-Exemplaire-D'auteur-De-Sa-Thèse (fort bonne au demeurant), quand je lui ai demandé s'il pouvait m'en communiquer une version .pdf, histoire de passer outre certaines lenteurs bibliothécaires.

A ce stade, je suis emballée.

Je tombe sur deux articles qui m'aideront peut-être à résoudre mes questions existentielles avec les présages, leur vie, leur oeuvre, pourquoi eux et, surtout, pourquoi pas eux.

A ce stade, je vois un monde de possibilités s'ouvrir devant moi.



Et là, je tombe sur un article intéressant écrit par... mon Chef-Adoré-Que-Je-Vénère-Et-Admire. Qui a donc participé à ce colloque. Sans qu'il n'y ait dans ma mémoire de trace de quelque chose comme "Vous devriez allez voir ÇA, c'est un ouvrage tout à fait capital, d'autant qu'il n'y a malheureusement pas grand monde pour vraiment s'intéresser à Suétoniouchouchou" (oui, enfin, il n'aurait pas tout fait dit "Suétoniouchouchou", on se comprend).

A ce stade, je suis jouasse.

Je passe illico sur le site de la bibli de l'ENS, je vois qu'ils l'ont en rayon (manquerait plus que ça !). J'attrape mon sac, je me tape le métro bondé, je maudis les pavés OU mes chaussures à talon OU les deux.

A ce stade, je suis ronchon (un peu, quand même).

J'arrive à la bibliothèque d'Ulm en mode "missile guidé" (l'avantage, c'est que, le vendredi après-midi, y a peu de copains à Ulm, donc peu d'occasions de glandouiller) : escaliers, salle 7, salle 2, rayon, cote, livre. 

A ce stade, je suis résolue.

J'arrache le Précieux Bouquin à ses petits copains (pas de raison que je sois la seule à ne pas pouvoir papotter), je vérifie que c'est bien lui. Et là, soudain, à la vue de sa couverture bleu clair, quelque chose se désancre en moi et remonte des profondeurs du passé... 

A ce stade, je suis soudainement hésitante.



Puis je le revois, ce tiré à part que Chef m'avait offert l'année dernière. Je me souviens même de l'avoir rangé en lieu sûr (la question est désormais où).

A ce stade, je suis vraiment confuse.

Chef est Grand et je Dois être systématiquement son Prophète. Je mérite le fouet pour avoir Douté.


(Note mentale : penser à faire soigner mon Alzheimer précoce.)

dimanche 11 mars 2012

Des aléas de la conservation des textes

Suite à un post sur l'excellent blog de David Monniaux à propos du choix des ouvrages à numériser pour éviter qu'ils ne disparaissent, je me suis dit que, quitte à ne pas faire avancer le schmilblick, autant apporter un contre-point antique, en essayant de donner un aperçu sur la façon dont les oeuvres antiques nous sont parvenues.

J'en ai déjà parlé dans un autre message, si nous pouvons lire Virgile, Tite-Live et cette punaise de Pline le Jeune, c'est parce que, pendant des siècles, des moines ont patiemment recopié leurs oeuvres. Je ne vais pas faire ici un tableau général de comment tout cela s'est passé : ce serait très vaste et je ne suis pas spécialiste.

En revanche, ce qui m'intéresse et ce qui est abordé par David Monniaux, c'est la question du choix : quels ouvrages garder, quels autres laisser disparaître, avec tous les problèmes que cela pose : ce qu'une génération jugera bon et intéressant ne sera pas nécessairement considéré comme tel par la génération suivante, faut-il appliquer des critères moraux et politiques, dans quelle mesure prendre en compte de la recherche actuelle et à venir, etc.

Au Moyen-Âge, c'était relativement simple : on recopie ce qui sert. Le parchemin est rare, la copie prend du temps, les livres sont donc peu nombreux et, par conséquent, chers, alors, dans les monastères, on pense utile. Cela explique en partie pourquoi ce best seller qu'était Saint Augustin nous est parvenu en si bon état : s'il avait fait des listes de courses, on les aurait eues (avec le commentaire théologique ad hoc ; il y aurait matière à un post délirant, d'ailleurs).

Ceci dit, il ne faut pas en conclure qu'on n'a conservé que les textes chrétiens ou pseudo-chrétiens. Prenons mes deux lascars, Tacite et Suétone. Communément, le jugement porté sur eux est : "Tacite, c'est de l'histoire sérieuse, divinement écrite, divinement conçue, la profondeur du jugement psychologique, etc., etc." ; pour Suétone, je me contenterai de la formule lapidaire de ma tutrice : "C'est Rome Soir !". Evidemment, ces jugements sont à la fois exacts et inexacts, je ne rentrerai pas là dedans non plus, sinon j'en aurais pour des heures.

Ceci dit, ce qui est amusant, c'est que, après l'Antiquité, Tacite le sérieux, le génial auteur, le divin psychologue, le dramatique tragédien... disparaît totalement, jusqu'au XVème siècle environ. Pas de manuscrits plus vieux. Pas de mentions ailleurs. Son oeuvre est du coup très lacunaire : on a des trous dans la second partie du règne de Tibère, celui de Caligula est perdu corps et biens et le texte ne reprend qu'au milieu du règne de Claude, pour nous lâcher méchamment avant la fin de celui de Néron. Typique : c'est toujours quand ça devient intéressant qu'on n'a plus rien (les fans de Quinte-Curce et de ses Histoires d'Alexandre le Grand me comprendront). Il ne faut toutefois pas voir là les effets d'une quelconque censure, mais plutôt celui des aléas de conservation, comme le montre le fait que les Histoires comme les Annales s'arrêtent en plein milieu d'un discours.

Et Suétone, me direz-vous ? Mais Suétone le graveleux, le brouillon, la commère va TRÈS bien ! A part les seize premières années de la vie de César (le premier cahier d'un manuscrit ancien a très certainement été perdu assez tôt, de sorte qu'on n'a plus pu recopier le début), on a TOUS ses Douze Césars et en entier, s'il vous plaît ! Oui, oui, tout, y compris et surtout les pires ragots ! Ça fait réfléchir sur les moines, mais aussi sur les goûts littéraires de la société médiévale, non ?

Je propose donc à M. Bologne de numériser Gala, Voici et Closer. Surtout Closer. J'ai caressé l'idée de m'y abonner pour me le faire livrer à l'ENS et puis j'y ai renoncé : pas question que les générations futures manquent ça.

Plus sérieusement, en littérature antique, la question du rapport de ce que nous étudions avec les oeuvres qui ne nous sont pas parvenues se pose constamment, surtout dans une civilisation où l'émulation des anciens est quelque chose d'extrêmement important. Nous passons notre temps à nous confronter à des textes dont on connaît le titre, le contenu, dont on a parfois quelques citations, mais que nous n'avons pas

La numérisation permet de conserver des textes sans que cela pose aucun problème matériel. S'il y a bien quelque chose de formidable qu'ont permis les avancées technologiques, c'est bien cela. Nous serions vraiment idiots de nous en priver et se poser la question des critères de sélection, c'est en rester encore à celle de savoir ce qu'on va mettre dans la capsule qui sera envoyée aux confins de l'univers, pour montrer aux extraterrestres que nous sommes des êtres civilisés. Cette question est un pur et simple archaïsme intellectuel.

Think different, M. Bologne. Think different.

jeudi 8 mars 2012

Quand sa propre pratique enseigne sur la pratique des autres

Aujourd'hui, un message sans doute moins "fun" que d'habitude (si tant est que les autres le soient), parce que plus réflexif, mais qui peut sans doute donner une idée de ce qui se passe, lorsqu'on fait de la recherche.

J'y ai fait allusion ici et là, je travaille sur l'élaboration du récit chez Tacite et Suétone : ces deux auteurs du début du IIème siècle après J.C. ont en effet plus ou moins écrit sur le même sujet, i.e. sur les premiers empereurs. Concrètement, mon travail consiste à commencer par comparer entre eux leurs deux récits, pour voir s'ils racontent la même chose et, surtout, comment ils le racontent.

Le problème, c'est que Tacite et Suétone n'organisent pas leur récit de la même manière. Tacite suit très globalement l'ordre chronologique. Suétone procède à peu près de la même manière avant l'arrivée au pouvoir et au moment de la mort de l'empereur, mais, entre les deux, il avance par "catégories" (en latin, "per species") : les premières mesures, les relations avec le Sénat, les femmes, les enfants, les affranchis, les qualités, les défauts, les grands travaux entrepris, les habitudes quotidiennes, etc. J'ai donc décidé de commencer par lire une biographie d'empereur, puis de passer au texte correspondant chez Tacite.

Comme celui-ci a commencé par écrire sur la période 68-96 (après la mort de Néron, donc), j'ai moi aussi commencé par travailler sur Galba, Othon, Vitellius et Vespasien. En réalité, ce qu'il nous reste des Histoires porte uniquement sur la période 69-70, année fameuse dite "des Quatre Empereurs", parce que c'est dans ce laps de temps que ces quatre personnages se sont succédés. Evidemment, les éléments sont étroitement intriqués entre eux, de sorte qu'il est difficile d'envisager séparément ce qui relève des uns et des autres. Mais les biographies de Suétone sur ces empereurs sont courtes et l'éloignement géographique (au début, Vitellius était en Germanie, Vespasien en Palestine) permettait de garder les "fils" distincts.

Je suis ensuite remontée jusqu'à Tibère (le successeur d'Auguste). Là, c'était encore assez simple, puisque Tacite consacre six livres au règne de cet empereur, donc les choses étaient encore relativement "compartimentées".

Mais en abordant le règne de Claude, je me suis assez rapidement rendue compte qu'il me serait difficile de continuer ainsi. Il faut dire que le texte de Tacite qui nous est parvenu comporte une énorme lacune après la mort de Tibère et ne reprend que vers le milieu du règne de Claude, en "zappant" l'intégralité de celui de Caligula. Mais, reprendre vers le milieu du règne de Claude, cela veut dire reprendre un peu avant l'arrivée sur scène d'Agrippine, la mère de Néron, qui épousera Claude et lui fera adopter son fils, avant de l'empoisonner. Toute l'ascension de Néron est donc partie intégrante de la fin du règne de Claude. Je n'avais par conséquent pas le choix : contrairement à ce que j'avais fait jusque-là, j'ai enchaîné Claude et Néron.

Ce faisant, j'ai pris toute la mesure de la quantité de travail que Suétone a dû fournir pour fonctionner par catégories, en "compartimentant" tout, non seulement les empereurs entre eux, mais aussi les traits de caractère, les domaines traités, etc. On considère souvent cet auteur comme mauvais et on dit pis que pendre de sa méthode : an-historique, brouillonne, généralisante, etc. Mais vous imaginez quelle vision d'ensemble qu'il a fallu qu'il ait, pour parvenir à ce résultat ? Avoir tous les détails en tête, sans même pouvoir s'appuyer sur l'ordre chronologique ? "Fiche" ou pas fiche, c'est un tour de force et je me demande si, finalement, la question ultime de ma thèse n'est pas de savoir pourquoi, précisément, il a choisi de rompre avec l'ordre chronologique et de se donner autant de mal pour fonctionner autrement, alors que d'autres, dont Tacite, mais aussi Plutarque pour rester dans le genre biographique, l'ont conservé sans trop se poser de questions.