dimanche 11 mars 2012

Des aléas de la conservation des textes

Suite à un post sur l'excellent blog de David Monniaux à propos du choix des ouvrages à numériser pour éviter qu'ils ne disparaissent, je me suis dit que, quitte à ne pas faire avancer le schmilblick, autant apporter un contre-point antique, en essayant de donner un aperçu sur la façon dont les oeuvres antiques nous sont parvenues.

J'en ai déjà parlé dans un autre message, si nous pouvons lire Virgile, Tite-Live et cette punaise de Pline le Jeune, c'est parce que, pendant des siècles, des moines ont patiemment recopié leurs oeuvres. Je ne vais pas faire ici un tableau général de comment tout cela s'est passé : ce serait très vaste et je ne suis pas spécialiste.

En revanche, ce qui m'intéresse et ce qui est abordé par David Monniaux, c'est la question du choix : quels ouvrages garder, quels autres laisser disparaître, avec tous les problèmes que cela pose : ce qu'une génération jugera bon et intéressant ne sera pas nécessairement considéré comme tel par la génération suivante, faut-il appliquer des critères moraux et politiques, dans quelle mesure prendre en compte de la recherche actuelle et à venir, etc.

Au Moyen-Âge, c'était relativement simple : on recopie ce qui sert. Le parchemin est rare, la copie prend du temps, les livres sont donc peu nombreux et, par conséquent, chers, alors, dans les monastères, on pense utile. Cela explique en partie pourquoi ce best seller qu'était Saint Augustin nous est parvenu en si bon état : s'il avait fait des listes de courses, on les aurait eues (avec le commentaire théologique ad hoc ; il y aurait matière à un post délirant, d'ailleurs).

Ceci dit, il ne faut pas en conclure qu'on n'a conservé que les textes chrétiens ou pseudo-chrétiens. Prenons mes deux lascars, Tacite et Suétone. Communément, le jugement porté sur eux est : "Tacite, c'est de l'histoire sérieuse, divinement écrite, divinement conçue, la profondeur du jugement psychologique, etc., etc." ; pour Suétone, je me contenterai de la formule lapidaire de ma tutrice : "C'est Rome Soir !". Evidemment, ces jugements sont à la fois exacts et inexacts, je ne rentrerai pas là dedans non plus, sinon j'en aurais pour des heures.

Ceci dit, ce qui est amusant, c'est que, après l'Antiquité, Tacite le sérieux, le génial auteur, le divin psychologue, le dramatique tragédien... disparaît totalement, jusqu'au XVème siècle environ. Pas de manuscrits plus vieux. Pas de mentions ailleurs. Son oeuvre est du coup très lacunaire : on a des trous dans la second partie du règne de Tibère, celui de Caligula est perdu corps et biens et le texte ne reprend qu'au milieu du règne de Claude, pour nous lâcher méchamment avant la fin de celui de Néron. Typique : c'est toujours quand ça devient intéressant qu'on n'a plus rien (les fans de Quinte-Curce et de ses Histoires d'Alexandre le Grand me comprendront). Il ne faut toutefois pas voir là les effets d'une quelconque censure, mais plutôt celui des aléas de conservation, comme le montre le fait que les Histoires comme les Annales s'arrêtent en plein milieu d'un discours.

Et Suétone, me direz-vous ? Mais Suétone le graveleux, le brouillon, la commère va TRÈS bien ! A part les seize premières années de la vie de César (le premier cahier d'un manuscrit ancien a très certainement été perdu assez tôt, de sorte qu'on n'a plus pu recopier le début), on a TOUS ses Douze Césars et en entier, s'il vous plaît ! Oui, oui, tout, y compris et surtout les pires ragots ! Ça fait réfléchir sur les moines, mais aussi sur les goûts littéraires de la société médiévale, non ?

Je propose donc à M. Bologne de numériser Gala, Voici et Closer. Surtout Closer. J'ai caressé l'idée de m'y abonner pour me le faire livrer à l'ENS et puis j'y ai renoncé : pas question que les générations futures manquent ça.

Plus sérieusement, en littérature antique, la question du rapport de ce que nous étudions avec les oeuvres qui ne nous sont pas parvenues se pose constamment, surtout dans une civilisation où l'émulation des anciens est quelque chose d'extrêmement important. Nous passons notre temps à nous confronter à des textes dont on connaît le titre, le contenu, dont on a parfois quelques citations, mais que nous n'avons pas

La numérisation permet de conserver des textes sans que cela pose aucun problème matériel. S'il y a bien quelque chose de formidable qu'ont permis les avancées technologiques, c'est bien cela. Nous serions vraiment idiots de nous en priver et se poser la question des critères de sélection, c'est en rester encore à celle de savoir ce qu'on va mettre dans la capsule qui sera envoyée aux confins de l'univers, pour montrer aux extraterrestres que nous sommes des êtres civilisés. Cette question est un pur et simple archaïsme intellectuel.

Think different, M. Bologne. Think different.

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