vendredi 13 juillet 2012

Virgile en mode Tolkien : "L'Enéide", XI

Un mot sur le contexte. Énée, fils de Vénus et prince de Troie, quitte sa ville détruite par les Achéens après la fin de la guerre (le cheval de Troie, tout ça) et s'embarque avec les survivants en quête d'un pays où fonder une nouvelle Troie. Après toutes sortes d'aventures qui occupent la première moitié de l'épopée et sur lesquelles je passe pour aller plus vite, notre héros arrive enfin en Italie, dans le Latium, chez le peuple des Latins qui tirent leur nom de leur roi Latinus. Latinus est prêt à accueillir Énée et à lui donner en mariage sa fille Lavinia : toutes les prophéties, tous les présages des dieux vont dans ce sens. 

Mais c'est compter sans un prétendant éconduit, Turnus, chef de guerre du peuple des Rutules, auquel la déesse Junon, qui a une dent contre les Troyens, prête main-forte pour rompre les traités et déclencher une guerre. Junon sait que Jupiter et les Destins sont du côté d'Énée : elle ne peut que retarder la victoire des Troyens, dont les descendants seront les fondateurs de Rome. Mais dans l'intervalle, elle peut les en faire baver et elle ne s'en prive pas. Tandis qu'Énée s'est absenté de son camp pour demander l'aide du roi Évandre et des Étrusques, les Rutules assiègent le camp des Troyens, qui se replient dans leurs murs et se défendent à grand-peine. Revenu par voie de mer avec les renforts, Énée vole au secours des siens et repousse les Rutules. 

Au chant XI, c'est au tour d'Énée de marcher contre la ville de Latinus, tandis que Turnus a fait le tour de ses alliés, parmi lesquelles se trouve une farouche guerrière, une Amazone, Camille. 
 Nous avons donc d'un côté les Latins et les Rutules menés par Turnus, avec à leurs côtés les Amazones de Camille, et de l'autre les Troyens, aussi appelés Phrygiens, menés par Énée.
Toutes sortes de guerriers sont nommés au cours du combat, pas nécessairement très connus (ainsi, le Rémulus qui est cité dans le texte n'est pas "le" Rémulus, celui de la fondation de Rome, mais un homonyme plus ancien et moins connu). C'est surtout Camille qui s'illustre dans le passage que je vous propose de découvrir. Action !

L'Énéide, chant XI, vers 597 à 724 (traduction de Jacques Perret)


"Cependant les forces troyennes s'approchent des murs avec les chefs étrusques, l'armée entière des cavaliers, régulièrement ordonnée en escadrons. Sur toute l'étendue de la plaine, le cheval hennit, frappant du pied, et lutte contre les rênes serrées, se rejetant çà et là ; alors, à perte de vue, un champ de fer se hérisse de lances, les plaines flamboient sous les armes haut dressées. En face, Messapus et les voltigeurs latins, Coras avec son frère, l'aile de la vierge Camille apparaissent, rangés de front, dans la plaine ; de loin en loin, ils pointent leurs javelines en ramenant le bras en arrière et agitent leurs dards ; l'approche des combattants, le grondement des chevaux s'enfle comme un incendie. Et déjà les deux partis s'étaient, dans leur avance, arrêtés à portée de trait ; soudain, sur un cri, ils s'élancent, excitent leurs chevaux furieux, de toutes parts jettent leurs traits à la fois, aussi serrés qu'une averse de neige ; le ciel se couvre d'ombre.

Bientôt, lance en avant, Tyrrhénus et l'ardent Acontée fondent l'un sur l'autre, de tout leur poids ; les premiers, avec un bruit horrible ils croulent, au choc de leurs montures qui, en plein galop, poitrail contre poitrail, se fracassent les os ; Acontée désarçonné, projeté comme un trait de foudre ou la pierre d'une baliste, est précipité bien loin et disperse sa vie dans les airs. Aussitôt le désordre se met dans les lignes, les Latins prenant la fuite rejettent leurs boucliers en arrière et tournent leurs chevaux du côté des remparts. Les Troyens les poussent devant eux, Asilas est le premier à mener la charge. Déjà ils approchaient des portes quand les Latins se reprennent, poussent une clameur et font virer les souples encolures ; les autres s'enfuient et se replient en profondeur, à toute bride. Ainsi la mer, quand elle s'élance, au balancement de ses abîmes, tantôt elle se rue vers la terre, jette sur les rochers son eau écumante, recouvre de sa frange les sables les plus reculés, tantôt, non moins rapide à se retirer, engloutissant dans son flot troublé les pierres qu'il roule en arrière, elle fuit ; ses nappes en glissant abandonnent le rivage. Deux fois les Étrusques poussèrent vers les murs les Rutules en fuite, deux fois rejetés, ils regardent en arrière, se couvrant le dos de leurs boucliers. Mais après que les adversaires se sont heurtés en un troisième assaut, qu'ils ont totalement confondu leurs lignes et que l'homme a choisi son homme, alors c'est le gémissement de ceux qui meurent, c'est la mer de sang où roulent les armes, les corps et les chevaux expirants mêlés dans le carnage des hommes ; l'âpre bataille se lève.

Face à Rémulus, Orsiloque, n'osant pas joindre au corps l'homme lui-même, a lancé un dard contre le cheval et lui a planté son fer sous l'oreille ; à ce coup, le coursier devient furieux, il se cabre, lance en avant ses jambes qu'il tient hautes, impatient de sa blessure, la poitrine dressée ; lui, roule à terre, désarçonné. Catillus renverse Iollas, puis Herminius, géant par sa bravoure, géant de corps et d'épaules ; sur sa tête nue sa chevelure est fauve, ses épaules sont nues, les blessures ne l'effraient pas, tant est large sa carrure face aux armes. Mais une javeline, poussée entre ses larges épaules, vibre, traverse de part en part l'homme qu'elle ploie en deux sous la douleur. Partout coule un sang noir ; aux mains de ceux qui combattent, le fer répand la mort ; ils cherchent à travers leurs blessures un beau trépas.

Mais, au milieu du carnage, une Amazone bondit, un flanc découvert pour le combat, c'est Camille, avec son carquois ; tantôt son bras disperse en grêle serrée les dards flexibles, tantôt, infatigable, elle saisit en son poing la puissante bipenne ; l'arc d'or sonne sur son épaule, et les armes de Diane. Encore : à chaque fois qu'elle s'est échappée et que l'ennemi la poursuit, elle retourne son arc et dans sa fuite lance des flèches. Autour d'elle, des vierges, ses compagnes d'élection, Larina, Tulla, Tarpeia qui brandit une hache de bronze, filles de l'Italie que la divine Camille a choisies elle-même, garde d'honneur pour elle, de bon service dans la paix et la guerre. Ainsi les Amazones thraces quand elles ébranlent les flots du Thermodon et sous leurs armes peintes vont guerroyant, soit autour d'Hippolyté, soit quand, fille de Mars, Penthésilée apparaît sur son char et que, dans le hurlement d'un grand tumulte, ces bataillons féminins bondissent, agitant leurs peltes aux cornes de lune.
[Les peltes sont des boucliers en forme de demi-lune, NdE.]

Ô vierge farouche, quel est le premier, quel est le dernier que tu jettes bas d'un trait ? Ou combien de corps étends-tu mourants sur le sol ? Le premier est Eunée, fils de Clytius ; il venait droit sur elle ; du sapin d'une longue javeline elle traverse sa poitrine découverte. En vomissant des ruisseaux de sang, il tombe, il mord la terre moite et en mourant se tord sur sa plaie. Elle jette par-dessus Liris et Pagasus ; l'un avait roulé à terre et rassemblait les rênes de son cheval qui avait glissé, l'autre s'approchait et pour le relever lui tendait un bras nu ; frappés à mort, ils tombent l'un et l'autre. Elle leur joint Amastrus fils d'Hippotès et, penchée en avant, poursuit de loin avec sa haste [sa lance, NdE] Térée, Harpalycus, Démophoon et Chromis. Autant de dards la vierge a brandis et lancés de sa main, autant sont tombés de guerriers phrygiens. Au loin paraît Ornytus avec des armes étranges sur un cheval iapyge ; c'est un chasseur ; pour le combat, une peau arrachée à un taureau couvre ses larges épaules, sa tête s'abrite sous l'énorme bâillement d'un loup montrant mâchoires et dents blanches ; l'épieu ferré des paysans arme ses mains ; il va et vient au milieu des escadrons qu'il domine de toute la tête. Camille le surprend sans peine comme ils venaient de tourner bride, le transperce et ajoute avec colère : "As-tu pensé, Tyrrhénien, que tu chassais les bêtes dans tes forêts ? Voici venu le jour où les armes d'une femme ont rétorqué vos grands mots. Pourtant tu vas rapporter aux mânes de tes pères un fameux titre de gloire : tu es tombé sous le fer de Camille."

Sans s'arrêter, elle abat Orsiloque et Butès, deux Troyens de taille gigantesque, elle a pris Butès comme il se détournait, l'a percé de sa lance entre la cuirasse et le casque, là où luit le cou du cavalier, où se suspend le bouclier pour les parades du bras gauche. Devant Orsiloque elle fuit, il la pourchasse sur un long circuit, elle lui échappe en se plaçant à l'intérieur du cercle et poursuit celui qui la poursuivait ; alors se dressant de toute sa hauteur auprès de l'homme devenu suppliant et plein de prières, elle abat par deux fois sa hache puissante qui broie les armes et les os ; la blessure fait couler sur le visage une cervelle toute chaude. Un autre guerrier s'est trouvé sur ses pas ; il reste cloué sur place, épouvanté par son apparition subite ; c'est le fils d'Aunus, habitant de l'Apennin, et non pas le dernier des Ligures tant que les destins laissaient une chance à l'art de tromper. Quand il se voit hors d'état d'échapper maintenant au combat par la fuite ou de détourner de lui la reine qui le presse, il entreprend de combiner des ruses et commence ainsi sa fourbe : "Quelle merveille que, femme, tu mettes ton assurance dans la vigueur d'un cheval ! Renonce à fuir. Tout près d'ici, fais donc confiance, comme moi, à ce sol qui nous rendra égaux, et prépare-toi à un duel véritable, à pied. Tu sauras bientôt qui va porter la peine d'une gloire toute de vent." 
Il dit ; elle, furieuse, brûlant d'une âcre colère, remet son cheval à une compagne et se campe devant lui, à armes égales, à pied, l'épée nue, sûre d'elle sous son bouclier pur de tout emblème. Mais l'homme, qui pense avoir fait réussir sa ruse, s'envole de son côté, sans retard : il a fait tourner son cheval qui l'emporte, il fuit et presse de son talon de fer le rapide coursier. 
"Ah ! Ligure sans foi, ta présomption t'abuse ; en vain, pour m'échapper, tu as tenté les adresses qui ont cours chez vous : ton artifice ne te ramènera pas vivant à Aunus le trompeur."
Ainsi parle la vierge, ses pieds rapides bondissent comme une flamme, elle dépasse le cheval dans sa course, se retourne, saisit le mors, attaque et prend sa vengeance dans un sang détesté ; aussi facilement qu'un épervier, l'oiseau sacré, essorant de la pointe d'un rocher, poursuit à tire-d'aile, atteint une colombe bien haut dans la nuée ; il la saisit, la tient, la déchire de ses serres crochues ; du sang, des plumes arrachées tombent de l'éther."

La collision des époques : lire et faire lire les classiques antiques au XXIe siècle



Fantasme éditorial de geek ancien

Ce serait peut-être une solution pour réapprendre aux jeunes (et aux moins jeunes) que les classiques grecs et romains ne sont pas si ennuyeux que ça : prendre chacune des grandes thématiques ou œuvres à la mode, comme la fantasy, la bit-lit, les zombies, les polars, les pirates, etc., et faire lire un extrait d'une œuvre antique qui couvre en gros les mêmes thèmes, en aussi intéressant, voire plus. Histoire de montrer qu'une épopée antique n'a franchement rien à envier à une grosse production américaine de fantasy ou de super-héros ; que les univers de licence les plus foisonnants ressemblent encore à des ébauches balbutiantes à côté de la masse continentale des héros et des événements mythologiques accumulée par les poètes grecs et latins ; et que la plupart des soap et des chansons d'amour, même les pires bluettes, sont rarement aussi jouissives que les numéros de drague des personnages de romans grecs ou d'élégies érotiques romaines.
Même chose pour les personnages de fiction les plus célèbres. Pour chacune des coqueluches des générations actuelles, on trouverait sans trop de mal une figure mythologique ou même historique de l'Antiquité susceptible de relever le défi. Ce serait comme l'affrontement de chefs des Sept contre Thèbes : à chaque nom, on se demanderait "Qui lui opposeras-tu ? Qui est assez puissant ?" Et naturellement on trouverait.
Le résultat pourrait donner une anthologie du genre Le Retour de l'Antique ou Ils l'ont déjà fait (en mieux). Pas les Avengers mais les Vindices ou les Punitores ou quelque chose comme ça.
 On aurait droit à des duels grandioses à plusieurs millénaires d'intervalles : Médée contre Gandalf, Héraclès contre Superman, Pindare contre les commentateurs sportifs (il est largement de taille à les affronter tous à la fois), Ovide contre Justin Bieber, Agavé contre lady Gaga, etc. Les foules redécouvriraient avec émerveillement que les batailles du Seigneur des Anneaux et des romans de Gemmell étaient déjà contenues en puissance quelque part entre l'Iliade, l'Énéide et les sagas nordiques, que la séduisante androgynie que l'on trouve aux personnages masculins de mangas a son équivalent chez les héros et les dieux "orientaux" (Dionysos, m'entends-tu ?), que Star Wars et John Carter ne sont que de pâles dérivés des Histoires vraies de Lucien de Samosate, que les films d'horreur de Roméro sortent des tragédies de Sénèque et de la Thébaïde de Stace d'une certaine façon (même si je ne sais pas encore laquelle), etc. etc.

Les dangers de l'anachronisme, bien réels, ne seraient pas beaucoup plus grands que ceux qu'encourt tout lecteur du XXIe siècle, si spécialiste soit-il, en lisant une de ces oeuvres : ce serait le moment de nous interroger sur ce que c'est que lire ces classiques de nos jours, sur les joyeuses collisions entre cultures que représentent de telles redécouvertes. Et ces mises en parallèles crypto-plutarquéennes ne seraient naturellement que des entrées en matière (parfois plus pertinentes qu'elles n'en auraient l'air). Il suffirait d'un commentaire bien fait pour expliquer les différences... et rappeler qu'en vertu des lois implacables de la chronologie, les œuvres classiques sont venues en premier, et que ce sont elles qui ont rendu possibles les best-sellers d'aujourd'hui, lesquels n'en sont parfois que des imitations, des réinventions ou des prolongements parfois inconscients ou au contraire tout à fait conscients. En l'occurrence, Tolkien (merci à lui) était pétri de culture classique, antique et médiévale, et avait sans doute plus d'une épopée en tête quand il a écrit les grandes scènes de batailles si habilement transposées à l'écran par Peter Jackson. D'où l'expérience de lecture que je vous ai proposée.

Où il est urgent de rester naïf...

En tant que jeune (de moins en moins) helléniste (de plus en plus) du XXIe siècle, je suis souvent amené à lire et à découvrir des épopées antiques pour lesquelles, à côté et en même temps des analyses proprement littéraires ou historiques que mon métier m'amène à en faire, je ne peux m'empêcher d'éprouver toujours la même attirance naïve que pour les récits mythologiques (simplifiés et expurgés) de mon enfance ou pour les romans de science-fiction ou de fantasy découverts ensuite. On aura beau me répéter que c'est vieux, que c'est compliqué, que c'est ennuyeux, que c'est socialement connoté d'aimer ça, que je devrais âââbsolument lire plutôt le Trône de fer ou Marc Lévy ou encore regarder [insérer ici le nom de la dernière série TV ultrasupragénialissime du siècle en date, de toute façon ça change tous les mois], etc., je suis désolé, mais ce sont des histoires de dieux et de héros, de magie et de créatures surnaturelles, et au risque de me faire rire au nez ou de passer pour un ignoble snob, je n'ai pas peur d'affirmer que j'aime beaucoup les lire (et même les relire). 
Alors d'accord je ne peux les apprécier que parce que j'ai le bagage d'études qui me permet d'en profiter au maximum, mais on ne m'ôtera pas de la tête qu'avec quelques bonnes éditions en poche, avec une intro, quelques notes, etc. ce serait à la portée de beaucoup plus de gens que les gens en question ne le pensent. Ce qui ferme les portes de la culture à une personne, c'est avant tout la conviction de cette personne que ce n'est pas pour elle, que c'est trop compliqué, ou que c'est ennuyeux, qu'il n'y a rien à tirer de ça pour sa vie à elle. Je ne dis pas que c'est toujours faux, je ne dis pas que ça n'est jamais difficile ou qu'âââbsolument tout le monde devrait faire du grec ancien. Mais j'affirme mordicus que, bien souvent, de tels a priori sont solidement vissés dans la tête des gens par le milieu culturel dont ils viennent et celui où ils baignent, et encore renforcés par la routine paresseuse des médias généralistes... et que, même si on est fatigué le soir, même si on ne comprendra jamais tout, on ne perd jamais son temps à s'ouvrir l'esprit, à découvrir des domaines nouveaux, des choses différentes de la petite routine quotidienne des journaux TV de 20h et des affiches de culs de bus.

...et de faire désapprendre (les clichés)

Et c'est là que je reprends ma casquette de jeune professeur, parce que c'est un problème pédagogique que j'ai rencontré avec une partie de mes étudiants : avant qu'ils puissent apprendre quoi que ce soit, il faut leur faire désapprendre les multiples couches de préjugés défavorables qu'ils ont accumulées contre la culture classique, qu'ils résument à son aspect scolaire, et qui ont fini par former chez certains non pas une dent dure ni même deux, mais un dentier aiguisé.
L'un des moyens de lutter contre ces préjugés, lourdement employé par les professeurs dans le secondaire et à la fac, consiste à varier les approches, à leur faire attaquer la pente par des angles sous lesquels ils n'avaient jamais envisagé l'objet "Classiques". Un autre procédé, souvent combiné au premier, consiste à leur montrer que si, les classiques peuvent toujours leur dire quelque chose à eux, jeunes gens du début du XXIe siècle, malgré voire justement grâce au gouffre des siècles qui les sépare de ces auteurs. Peut-être parce que ces auteurs, même s'ils ont vécu il y a des lustres dans des pays différents, ont été (ô surprise) des humains eux aussi, qui avaient donc nécessairement des choses en commun avec nous ; et parce que nous avons aussi quelque chose à tirer de l'observation de leurs différences (de même qu'ils auraient quelque chose à en tirer s'ils pouvaient nous voir depuis leur époque d'origine).

Virgile en mode Tolkien et vice-versa

Bref, c'est donc à une expérience de ce genre (ignoblement populiste ou agréablement rafraîchissante, vous en déciderez) que je vous ai invités à vous livrer aujourd'hui. Supposons que vous ayez lu Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, et/ou que vous ayez vu la trilogie cinématographique qu'en a tiré Peter Jackson - allez, disons même seulement le dernier film, Le Retour du roi. Souvenez-vous, dans ce film, de la scène épique de l'arrivée des cavaliers du Rohan venus prendre en tenaille les armées de Mordor qui assiègent Minas Tirith : la ligne des cavaliers s'étend sur tout l'horizon, ils entrechoquent leurs armes, crient, déferlent dans la plaine, avec Howard Shore en pleine forme pour faire claironner les cuivres dans le fond. Eh bien, c'est à cela que je n'ai pas pu m'empêcher de penser en relisant l'autre jour le chant XI de l'Énéide. Est-ce que ça ne saute pas aux yeux ? 
La mêlée, le fracas des armes, mais aussi l'organisation de la scène, du plan large à une succession de plans rapprochés sur des duels, d'abord entre des guerriers peu connus, puis avec l'entrée en scène d'un héros, en l'occurrence une héroïne, et une qui n'a franchement rien à envier ni à Tolkien, ni à Peter Jackson (qui a pourtant nettement renforcé le rôle des personnages féminins histoire de démachiser le livre, qui certes en avait un peu besoin). Camille vaut bien Arwen ou Eowyn. Ce que sont ses origines, ce qu'est son triste et grandiose destin dans l'Énéide, vous n'aurez qu'à lire la suite de l'épopée pour le savoir. Il faut reconnaître qu'en dehors de cette scène d'exploits guerriers (on appelle ça une aristie) elle ne joue qu'un rôle limité dans la guerre. Mais l'Énéide ne manque pas d'autres héros. Et Camille a elle-même ses modèles : Virgile l'a façonnée en pensant à Penthésilée, la reine des Amazones, qui intervient dans certaines épopées racontant la guerre de Troie (pas l'Iliade mais d'autres poèmes moins connus, parfois perdus, qui racontent la suite).

Ce qui est particulièrement appréciable avec Virgile, c'est que - un peu comme le fait Peter Jackson bien après, mais peut-être un peu mieux que Peter Jackson - il montre en même temps les deux visages de la guerre, son emportement, la gloire que les protagonistes espèrent y trouver en s'illustrant par leur bravoure, mais aussi sa férocité, l'horreur des morts accumulées, à cause de l'obstination d'hommes comme Turnus (et aussi à cause du destin, en l'occurrence). Le passage que j'ai choisi est particulièrement "épique" pour nous parce qu'il montre surtout les exploits de Camille, mais d'autres scènes montrent des guerriers, parfois très jeunes, absurdement emportés par le conflit. C'est l'ambiguïté fondamentale de toute oeuvre littéraire mettant en scène une guerre, et l'Énéide est peut-être paradoxalement moins rigide et plus moderne que Le Seigneur des Anneaux sous cet angle-là. En tout cas, cela peut être une occasion d'y réfléchir en comparant les deux par rapport à ce que nous, gens du XXIe siècle, connaissons des guerres et des conflits. Une porte d'entrée et un sujet de dialogue supplémentaires avec les lectures antiques, mais qui n'interdit pas de les lire, aussi ou même d'abord, pour le plaisir.