mardi 18 juin 2013

Comment Casto m'a vendu du rêve

Quand on en a ras-le-bol du travail qu'on fait, qu'il s'agisse d'une saturation permanente ou momentanée, on a tous le réflexe de se dire : "Bon sang, mais pourquoi j'ai choisi de faire ça ! Ce n'est pas ça que j'aurais dû faire ! J'ai besoin d'un travail qui soit plus ceci et plus cela...!", etc. En général, quand on fait un métier dit "intellectuel", ce fantasme se porte sur des métiers dits "manuels" (je mets des guillemets car certains de ces derniers requièrent souvent d'être sacrément pensés ; à l'inverse, il y a des ingénieurs qui se rendent douloureusement compte que mesurer toute la journée la température des yahourts ne met pas en branle beaucoup de neurones). L'idée est "mais pourquoi je me prends la tête avec ça 16h sur 24, 7 jours sur 7 (estimation basse), alors que je pourrais tout simplement faire pousser des carottes".

Dans mon cas, c'est une sorte de running gag depuis mon entrée en prépa. A l'époque, je parlais de m'engager dans la marine, puis, une fois connue la khâgne, de partir élever des chèvres en Irlande ("Mais le gâtisme au cul verdâtre / Le guette comme au fond d'un bois / Sans essayer de se débattre / Lugubrement le khûbbe boit", hein !). Depuis mon année d'agrèg', je zieute les massifs de fleurs de la mairie de Paris, en me disant périodiquement que, faire pousser des violettes et des géraniums, ce n'est pas si mal, ça permet de prendre l'air et de faire un chouïa plus d'exercice physique que de se lever cent fois par jour (estimation basse) pour aller soulever Félix / Anatole / Bob et autres tria nomina.

Et puis il y a le jour où il faut s'y coller, au travail manuel. Et figurez-vous que c'est beaucoup moins simple que ça en a l'air quand on est coincé dans une bibliothèque à lire l'article d'un fou ayant intégralement scandé une Vie de Suétone.

Ayant finalement réussi à trouver un nouvel appartement (aaaaaaaalelluia !!!), nous avons décidé d'y faire quelques travaux avant d'y emménager. En l'occurrence, repeindre les murs et poser du stratifié sur un lino fort vilain qui n'aurait jamais dû être vendu passées les années 90 (et encore).

La peinture, c'est relativement fastoche. On l'avait déjà refaite, sur demande des propriétaires, dans l'appartement qu'on va quitter et, même si le travail n'est évidemment pas aussi impeccable que celui d'un professionnel, le résultat est quand même grandement satisfaisant.

Le stratifié, c'est autre chose. L'idée nous est venue quand nous sommes tombés sur une annonce de type "60 m carrés, métro Nation, 750 euros par mois, mais à condition de faire de gros travaux" : avant d'apprendre que l'agence avait déjà reçu tellement de dossiers qu'il était inutile de même penser déposer le nôtre, nous avions eu le temps de cogiter à ce qu'il serait possible de faire.

C'est ainsi que nous sommes tombés sur la vidéo tutoriel de Castorama : "Une demi-journée pour poser un parquet stratifié à clipser : c'est Castoche !" (non, non, ceci n'est pas un billet sponsorisé : pas de ça ici). 



Si vous avez la flemme de perdre environ un quart d'heure de votre précieux temps, le pitch est : "Moi, Benjamin, glandu de 28 ans à la voix perpétuellement enjouée, je suis un intello-mais-pas-trop et, malgré ce Handicap, je suis tout à fait capable de poser mon parquet en trois coups de cuillère à pot, parce que, je suis un peu con, j'ai déjà invité mes potes à dîner pour fêter ça, donc il va vraiment falloir que je me magne le popotin, sur une musique à quatre notes et demie (estimation haute)".

"Hu, hu, me direz-vous, voilà qui a l'air d'un jeu d'enfant ! Même un trépané borgne et manchot pourrait s'en sortir finger in ze nose !"

Ouais. Sauf que non, en fait.

"Posez votre film pare-vapeur. Et voilà !" Ouais, ouais, "et voilà" ! Pas UN angle droit dans notre nouvel appartement. Pour tout vous dire, le mur de séparation des deux pièces ondule. Oui, vous avez bien lu, il ondule : à première vue, ce n'est pas manifeste, mais je vous garantis que ça le devient au moment du "pom popopom ! tudieu ! posons notre film pare-vapeur !" Avantage : pas besoin de se prendre la tête avec les cales de dilatation (comment ça, vous ne savez pas que de l'agglo avec dessus une couche de papier imitant le bois, ça réagit à l'humidité comme si c'était du bois ?!) ; l'ondulation du mur s'en charge elle-même.

Je vous épargne les répliques qui me sont passées par la tête du moment du "Voici le côté mâle et le côté femelle : c'est LÀ que je vais clipser !!"

Allons directement au "Et hop ! je clipse !" Et hop ! je clipse pas du tout ! C'est plutôt : et hop ! je rame pour bien joindre les planches, puis je les abaisse, ce qui les fait bouger, donc je relève, je rabaisse, celle d'à côté bouge à nouveau, je relève, je rabaisse, celle que j'avais posée il y a vingt minutes bouge à son tour, etc., etc. Des heures de jeu en perspective ! Et encore : nous sommes deux ! Benjamin, lui, a des super-pouvoirs : il fait ça tout seul !

Personnellement, j'aime beaucoup son "Clac !" au moment où il en assemble deux dans la longueur. D'après notre courte expérience, le bruit est plutôt "boum, boum, boum !" : c'est le doux son du marteau, sans lequel il est impossible de les emboîter dans ce sens. A ce propos, je me suis rendue compte que, une fois debout sur la planche, je suis parfaitement efficace pour la maintenir immobile, pendant que Chéri tente de ne pas s'écraser un doigt (c'est son outil de travail, ce serait gênant). Je me demande si je ne pourrais pas me faire valider ça comme "compétence technique" par mon école doctorale. Problème : je devrais me remplir à moi-même une attestation : ça risque de faire désordre.

La partie "découpons joyeusement un morceau pour contourner un angle" est désopilante, elle aussi : "Un petit trait à l'équerre et hop ! c'est nickel !" J'avoue, j'ai tenté : "Et hop ! c'est nickel !" Sauf qu'ensuite, il faut scier. Comme "sc" devant "e" et "i" se prononce [ch] en italien, Monsieur Mon Chéri a tendance à prononcer "chier" : je ne sais pas pour combien y entre son inconscient, mais mon conscient, lui, approuve vivement.

Bref : Casto, tu m'as vendu du rêve. Le résultat n'est pas si mauvais (cf. photo ci-dessous), mais nous sommes partis pour faire nos deux pièces en quatre jours, au lieu d'un comme ton grand niais enjoué de Benjamin s'il avait décidé de faire son salon en plus de sa chambre ; pourtant, on a sacrément utilisé nos neurones et j'ai invoqué les mânes de mes deux grand-pères. La conclusion est que, déjà que je ne considère pas que mon métier ait plus de valeur que celui d'un jardinier ou d'un menuisier, mais là, clairement tu m'as tué mes fantasmes de reconversion en décoratrice d'intérieur solo.

Heureusement, il me reste encore ceux de peintre en bâtiment.


(notre futur salon - évidemment, cadré pour donner l'impression qu'on a fini, hein ! On est peut-être plus cons que Benjamin, mais on a de la ressource pour maintenir les apparences !)