jeudi 25 février 2010

C'est la lutte finale !

Dans sa Chasse à l'Avis Circonstancié, l'Etudiante Réformée P4 s'attendait, mercredi dernier, à un après-midi éprouvant : 12h30-14h30 : cours (un des fameux cours sur la Vie et l'Oeuvre de la Pomme de Terre) ; 15h : rendez-vous avec la directrice de sa future équipe d'accueil ; ensuite, passage chez le Big Boss de l'Ecole doctorale, qui avait dit qu'il devrait y être et que, sinon, il suffisait de laisser son dossier à sa secrétaire. Vérification faite, ladite secrétaire finissait à 16h30 ; sachant que mon camarade nanterrois était arrivé très en retard à l'un de nos deux cours communs, parce que le rendez-vous avec la directrice de l'équipe s'était un peu plus "étendu" que prévu, l'easy freaking out que je suis a commencé à stresser (sinon, la vie serait beaucoup trop simple...).

Mercredi 15h, donc, après avoir béni ce pote qui sèche MAIS qui répond aux textos ("Tu sais où est le bureau de Mme **** ? Y a rien sur le site de Nanterre..." Je me demande pourquoi je continue à chercher quelque chose sur le foutu site, encore pire que celui de la Sorbonne - c'est dire ! Heureusement, il est bien référencé sur internet... à condition que Google fonctionne of course), première entrevue. Dame très gentille, souriante. Rappel du sujet de thèse, petite présentation de l'équipe en question, don d'un dépliant avec des séminaires transversaux intéressants (même si je me demande bien ce que je pourrais apporter au milieu d'un parterre de spécialiste de l'habitat subsaharien...?), étudié pendant que la gentille madame allait photocopier l'intégralité de mon dossier de thèse (problème de personnel ; et, à part ça, on a trop de crédit !).

Puis on en vient aux Choses Sérieuses : "Bon, donc, il faut que je vous fasse un avis, c'est ça ? - Oui, c'est ça. - Je ne l'ai pas sous la main, mais je vais le faire faire par la secrétaire. - Ah. Et, euh... je l'aurais quand...? - Demain au plus tard. Ça pose problème ? - C'est que... en sortant de chez vous, je dois voir M. ****** et je lui ai dit que mon dossier serait complet. - Oui, enfin, si je dis que je suis d'accord pour vous prendre, il va me croire, je pense, non ? Je peux vous faire un papier à la main en attendant, si vous voulez. - (souvenir des mots d'excuses au collège) Euh, non, merci, ça va aller. C'est juste que, en plus, comme ce sont les vacances la semaine prochaine, j'ai pensé aussi qu'il n'y aurait plus personne... - (grand sourire pédagogique) Oui, sauf que nous ne sommes pas l'université, nous sommes un organisme de recherche. Nos équipes comprennent huit cents personnes ; nous ne suivons pas les vacances scolaires."

Et là, notre Etudiante s'est sentie très gourde : huit cents personnes ! Je croyais quoi ? que l'équipe se réduisait aux profs du département ? J'ai essayé de sourire d'un air entendu, mais, malgré mon quart de siècle et mes chaussures à talons hauts, j'avais l'impression d'être une collégienne qu'on corrige gentiment. Et je me suis félicitée d'être à Nanterre : à P4, on me l'aurait très certainement lâché avec mépris.

Du coup, je suis sortie de là super à l'heure, ce qui m'a permis de me rendre dare-dare au siège de l'Ecole doctorale (qui, elle, donne les numéros des bureaux sur son site internet, ce qui m'évite d'avoir à envoyer des textos à mon pote plus futé). Après avoir passé dix minutes à chercher un escalier (c'est vous dire mon état d'épuisement actuel - j'ai absolument besoin de vacances ; heureusement, res proferentur demain), je me risque à toquer à la porte du Grand Chef, lui aussi très souriant, qui trouve que ce n'est manifestement pas un problème si je n'ai l'avis de Mme **** que le lendemain (moi qui croyais, à lire son mail de réponse, qu'il allait être rigide là-dessus !). "Et donc, vous avez besoin de mon avis. - Oui, c'est ça, de votre avis cirsconstancié. - Oh, "circonstancié", vous savez, je crains de ne pas être capable de juger très précisément votre projet, travaillant dans un tout autre domaine." Rappelez-moi pourquoi il faut absolument que je l'envoie en pièce jointe à tout mail de Requête que j'envoie en ce moment...?

Mais j'ai quand même eu mon Précieux Papier. Je suis allée récupérer ce matin celui de l'équipe d'accueil ("Bon, alors, je dirai à la secrétaire de le mettre dans la boîte aux lettres de votre équipe. Normalement, vous devriez le trouver là, parce qu'ils la relèvent assez peu. Sinon, allez voir dans leurs bureaux, ils devraient l'avoir avec le reste" OMG !!! Aller déranger tous les pontes dans leur bureau ? Pourquoi n'ai-je pas suggéré de la récupérer à l'accueil ? En même temps, pour quelqu'un qui veut précisément faire partie de cette équipe, si je ne suis pas fichue d'ouvrir une boîte aux lettres...) : regard droit, dégagé, surtout au moment de passer à côté de l'accueil pour rejoindre l'endroit où sont lesdites boîtes aux lettres. La mienne était effectivement assez pleine ("ils la relèvent assez peu" : ça se confirme, mais, là, ça m'arrange) et contenait donc mon second Précieux.

Demain, siège du bureau du directeur de mon département (qui est quelqu'un de réglo et devrait me faire ça en cinq minutes). C'est la quiiiiiiiiiiille !!!!!

Quand même, au vu du Butin, je me pose une Question : pourquoi préciser "avis circonstancié", alors qu'il s'agit à chaque fois d'écrire "J'accepte de recevoir Melle Lina ****** dans mon équipe" ? Z'ont appris un mot nouveau ou quoi, les gars de l'admin' ?

mardi 23 février 2010

La fin du tunnel ?

Ce message pourrait s'intituler aussi "ou comment ne pas dormir pendant quinze jours" ou "comment ne pas avoir de vie pendant quinze jours" ou, pire (ou mieux, selon les points de vue), "comment perdre deux kilos en quinze jours".

Il était une fois...

Lundi matin, il y a quinze jours : envoi de la première version de mon dossier de thèse. Attente. Le mardi soir, réponse du Chef : un mail par idée, donc quatre mails, quatre idées. "Yahahaaaaaaa !!!! Banzaï !!!! Tout à refaire !!!!!"

Mercredi à dimanche : Plongée dans l'Enfer de la Critique Française. No life. Overdose de métalepse, analepse et autre paralipse. Beuark. Mais bon, le Grand Timonier est grand et, de fait, sa Piste était bonne.

Lundi d'après : brainstorming. "Gnnn...! Je VEUX un projet de thèse nickel ! Je le veux, je le veux !!!" 19h30 : il est beau, le bébé...! :p "Bon, allez, je vais à la danse et je lui enverrai le tout demain, après avoir bien relu à tête reposée."

Retour de la danse, 22h bien passées : "Tiens, si je regardais mes mails ? On ne sait jamais !" Deux mails, deux idées. "Rhaaaaaa !!!!! Je ne lui ai toujours pas envoyé la deuxième version qu'il me la fout déjà par teeeeeeerre !!!!!" Gros gros pétage de plomb, qui s'est terminé par une douche et au lit.

Mardi matin, Plan de Bataille : remaquillage de la deuxième version, envoi au Chef, appel en détresse mailisé à Supertutrice : "Ouin ouin ouin ouin ouin !!!!" et aussi "Auxilium !!!!" (je vous rappelle que vous êtes sur le blog d'une latiniste : on ne crie pas bêtement "help !" par Jupiter !). Prise de Conscience : "Mais... mais... comme, la dernière semaine du délai, ce sont les vacances, ça veut dire qu'il n'en reste plus qu'une, en fait !!!!! Aaaaaahhh !!!!!!!!!"

Mardi soir, Dilemme : je vais ou non à une super soirée à Montmartre, au risque de rater la fenêtre mailesque où je pourrais répondre du tac au tac aux remarques de son mail ("un mail, une idée", souvenez-vous !) ? "Bon, j'attends de voir et je me barre quand il m'a répondu." 20h : rien. 20h30 : encore rien. 21h : toujours rien. 21h30 : le vide total sur ma boîte mail. 22h : ce vide devient intersidéral. Envoi d'un texto à mes potes : "Euh... désolée, mais je ne vais pas pouvoir venir... il faut que je campe devant ma boîte mail en attente d'une Divine Réponse..." 23h30 : "Nomdijiou !!!! J'ai renoncé à ma soirée pour rien du tout !!!"

Mercredi, vérification toutes les trente minutes pour voir si un mail est arrivé (vous laisse deviner si ça a été le cas...). Réponse de Supertutrice qui propose de se voir vendredi matin.

Jeudi, Dilemme : "Je lui envoie, ou non, un mail pour lui dire que je la vois demain ?" Après moultes hésitations : "Non. J'ai Chéri qui arrive vendredi soir et Chefchef serait bien capable de me donner un rendez-vous pile à ce moment-là. No life, mais quand même."

Vendredi matin, rendez-vous avec Supertutrice. Et Supertutrice est vraiment super, surtout que l'Etudiante, épuisée nerveusement et physiquement, est totalement à côté de sa plaque :"Oh, je... je.. je suis désolée... je... je... le projet que vous avez entre les mains, c'est... c'est la première version, pas la seconde..." Blanc : "Bon, bah, c'est pas grave, vous avez imprimé la deuxième ? Alors passez-la-moi, je vais la lire devant vous et vous faire mes remarques en direct." Verdict : "Bah il est très bien, votre projet ! Et vous tenez un vrai sujet, là, c'est vraiment une bonne chose !" Notre étudiante sort de là plus ou moins extatique et croise une copine qui lui dit : "Dis donc, t'es rayonnante !". Avoir le sourire malgré les cernes, c'est le secret de la réussite...

Vendredi après-midi : modification frénétique du Projet (qui mérite désormais une majuscule), passage sur le web pour l'envoyer à ChefChef (qui n'a toujours pas répondu), mail du copain qui travaille aussi avec lui : "Dis donc, j'ai vu M. X et il s'inquiète de ne pas avoir de nouvelles de toi...?" Mini explosion nucléaire sous un crâne : "Il se fout de ma gueule, ou quoi ???!!! Ça fait QUATRE jours que j'attends qu'il m'écrive !!!!".

Envoi de la Version approuvée par Supertutrice. Presque manquage de Chéri à Porte Maillot. Retour énamouré, vérification rapide des mails : deux mails, deux idées. Etudiante totalement hystérique : "AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHH !!!!!!!!!!!!!!!!!" Chéri tentant de la calmer : "Mais ne t'inquiète pas, ça va aller, vous allez trouver une solution !"

Samedi matin, mail au Timonier Suprême (fuck les convenances, c'est urgent, maintenant !), que je vous résume : "On se voit où tu veux, quand tu veux, comme tu veux, lundi prochain. Je suis même prête à faire des petits gâteaux si ça peut faire passer la pilule, mais FILE-MOI UN RENDEZ-VOUS NOM DE DIEU, QUE JE PUISSE COMPRENDRE CE QUE TU AS DANS LE CRÂNE !!!!!!". Réponse dans l'après-midi : "Je me rends compte que je n'ai pas vos coordonnées. Pouvez-vous me donner votre numéro de téléphone, afin que je confirme notre rendez-vous ?" Question : comment confirme-t-on un rendez-vous qu'on n'a pas pris ???

Lundi matin : campement devant mon téléphone. A 10h30 passées, début de panique : nom de Dieu et s'il m'oubliait encore ? Appel à un ami : "T'aurais pas le numéro de X ? Parce qu'il doit m'appeler pour qu'on se voie aujourd'hui, mais, s'il faut que j'aille à Nanterre, il serait temps que je le sache, non ?" Essai au numéro donné, qui est le même que sur l'annuaire de Paris 10. Pas de réponse. Mail flippé à Supertutrice, sur le thème : "Il n'est toujours pas content et il m'a ou-bli-ééééééée !!!!! Vous auriez son numéro de portable ?".

Entre temps, coup de fil du Timonier ; rendez-vous pris pour le soir même, ce qui m'a valu une Réponse Piteuse à Supertutrice, qui, sentant mon angoisse, non seulement m'a donné ledit numéro, mais m'a en plus passé celui de son bureau, en cas de problème.

Et, finalement, après trois heures de discussion, on a juste un peu changé mon titre et accentué deux/trois articulations logiques.

Je suis rentrée crevée, mais j'ai au moins pu envoyer ce matin ma Prose aux Hautes Autorités dont j'ai besoin des avis circonstanciés.

Maintenant, je pense dormir trois jours de suite (pour autant que mes éternuements de rhume en phase 1 me laissent fermer l'oeil plus de cinq minutes d'affilée). Le pied (soupir d'aise)...

jeudi 18 février 2010

Pourquoi il ne faut pas toucher à un site archéologique.

Décidément, en ce moment, l'actualité aime l'Antiquité. Sur le Monde.fr, nouvel article, rapportant que le chantier archéologique de Noyon a été pillé par des ####§§§§§!!!!!!! (je vous laisse imaginer les termes que j'ai en tête) armés de détecteurs de métaux.

Je précise tout de suite que je n'ai rien contre les gens qui utilisent des détecteurs de métaux : c'est tout à fait légal et une grande partie d'entre eux sait qu'ils n'ont pas le droit de faire ça sur un site archéologique et respecte la loi. Cette histoire leur fait donc du tort à eux aussi.

Passons maintenant sur le fait que ces gars-là ont volé des trésors archéologiques (sachant que tout ce qu'on trouve pendant des fouilles peut être considéré comme un trésor, vu les informations inestimables qu'ils nous apportent), c'est le plus évident. Mais le vol d'une monnaie, d'une fibule (sorte de broche permettant de fixer un vêtement) ou d'un fragment de poterie peut avoir des conséquences irréparables : non seulement cela empêche de faire éventuellement avancer la science en ce qui concerne ce type de monnaie/fibule/poterie, s'il se trouve qu'elles sont d'un type inhabituel, mais, en plus, si elles sont d'un type habituel, cela empêche de dater le site en général et le niveau de fouilles en particulier.

Explication : si les archéologues avancent si méthodiquement et progressivement, c'est parce qu'ils progressent par niveaux de fouille, c'est-à-dire qu'ils cherchent à définir les différentes couches qui se sont accumulées successivement sur le terrain au fils du temps. Sur le même site, vous pouvez avoir une couche avec des restes préhistoriques, une avec des restes antiques, médiévaux, renaissants, etc., etc. Evidemment, plus on creuse, plus on recule dans le temps (pour vous donner une idée, c'est comme ça qu'on sait que Schliemann a fouillé trop profondément pour que le trésor qu'il a trouvé soit effectivement celui de la guerre de Troie racontée par Homère) et trouver un objet, si petit qu'il soit, permet bien souvent de dater le niveau de fouille où il a été trouvé et, donc, d'en apprendre énormément sur le site en question.

C'est, en autre, cela que les sagouins de Noyon ont en partie foutu en l'air. Et, ça, c'est très difficilement réparable : les objets, on peut éventuellement remettre la main dessus au marché noir (ou se mettre d'accord avec les vendeurs, sur le thème "ok, vous le vendez, mais vous nous laissez l'étudier à fond avant") ; savoir où et quand exactement ils ont été trouvés, c'est impossible (sauf si vous vous imaginez que les pilleurs prennent des notes, des mesures et des photos, lorsqu'ils font une razzia sur un site). Or, plus que l'objet en lui-même, c'est cela qui fournit des informations inestimables.

D'où cette conclusion plus générale : si jamais vous découvrez un site archéologique, par hasard ou parce que quelque chose vous a mis la puce à l'oreille, surtout, surtout, surtout, ne procédez pas vous-mêmes aux fouilles, sur le thème "bah, même ma belle-mère pourrait fait ça !". D'abord parce que votre belle-mère ne pourrait pas faire ça (ni vous non plus, d'ailleurs : vous seriez étonnés de savoir combien des fouilles archéologiques peuvent être techniques), ensuite parce que vous ne voudriez pas être connu comme le découvreur d'un site incroyable et l'abruti(e) qui l'a complètement saccagé...?

("Fouilles archéologiques Piazza Italia", photo par DaffyDuke ; source : FlickR)

mercredi 17 février 2010

Petite confrontation médiatique...

Vous en avez peut-être entendu parler, des chercheurs américains ont fait des analyses médicales et d'ADN sur la momie du célèbre pharaon Toutankhamon, mort à 19 ans et dont la tombe intacte a été retrouvée en 1922 par Howard Carter. Depuis, tout le monde ne parle plus que de ça.

Comme vous le savez, je ne suis pas égyptologue : j'ai appris la nouvelle tout à l'heure, en sortant de la douche. Mais un rapide survol des articles publiés dans les deux quotidiens que je consulte régulièrement sur internet, le Monde et le Figaro, pour ne pas les nommer, met à jour un certain nombre de divergences qui amènent à se poser des questions et qui, finalement, sont assez représentatives du traitement, par la presse, des découvertes sur l'Antiquité.

J'ai déjà donné les liens des articles dans mon fil Twitter, je les redonne ici :

Le Monde : ici et ici.

Le Figaro : ici.


Déjà, on remarque que le Monde a fait deux articles sur la même nouvelle. Au début, j'ai cru à un bug informatique dû à un changement de titre de dernière minute (après tout, ce ne serait pas la première fois sur leur site internet), mais non, il s'agit de deux articles différents, un sur les causes de la mort, l'autre sur la question des analyses ADN. Pourquoi deux articles, alors que la question de l'ADN et des maladies génétiques apparaît dès le premier ? Ce qui est bizarre, surtout, c'est leur présentation : celui qui porte sur la question familiale est présenté comme une enquête du Monde, publiée sur le web à 14h25. Le second, sur les causes de sa mort, est classé "Monde.fr et AFP" et publié à 20h58, mis à jour ce matin à 6h32. J'en conclus que le premier est sans doute dans la version papier d'hier soir.

Il a fallu que j'aille sur le site de La Croix pour avoir accès à la dépêche AFP (il fut un temps où l'AFP les mettait en ligne sur le web ; ce n'est manifestement plus le cas : maintenant, il faut être abonné). Sachant qu'elle a été publiée à 20h44 et qu'elle fait mention 1) d'une communication de Zahi Hawass au Caire, puis 2) de la publication d'un article dans le Journal of American Medical Association daté d'aujourd'hui, on peut penser que 1) le Monde a fait un article à partir des déclarations faites au Caire et que 2) ils ont refait un article ensuite quand est parue la dépêche AFP.

Notez qu'à cette occasion, l'étude devient américaine et que Zahi Hawass est seulement cité en tant que responsable des antiquités égyptiennes au musée du Caire, comme si les Egyptiens ne pouvaient pas mener des recherches dignes de ce nom et les publier ensuite dans une revue américaine. J'ai moi-même été témoin de manifestations de condescendance envers un archéologue marocain : le colonialisme a encore de beaux jours devant lui, hélas... Il faut lire La Croix pour savoir que Zahi Hawass a fait ses études aux Etats-Unis, qu'il est secrétaire général du Conseil suprême des antiquités égyptien et, surtout, que c'est bien lui qui a mené ces recherches (non j'exagère, le Figaro dit qu'il en est "le principal auteur", ce qui est quand même un moyen de relativiser sa participation).


Bon. Passons maintenant au contenu. Là dessus, rien à reprocher au Monde.fr. Ils prennent des gants, sont nuancés, ce qui n'est pas étonnant, sachant qu'ils ont manifestement consulté un "égyptologue fin connaisseur du dossier" (dont on se demande pourquoi il a demandé à être anonyme : c'est compromettant, de commenter les résultats de recherches dans la presse ?). On comprend donc pourquoi leur enquête est si bonne et, surtout, si longue : il y avait de la matière, bravo.

On ne peut malheureusement pas décerner les mêmes éloges au Figaro : le chapeau de l'article lance en effet tout de suite du lourd, "Les analyses montrent aussi que le pharaon serait le fruit d'un inceste". Oh là, oh là... En fait, ça se dégonfle dans la suite de l'article : les parents ont des liens "consanguins". Oui, enfin, ils peuvent être cousins, aussi, et ce ne serait pas un inceste ; ce n'est pas parce que le mariage entre frère et soeur se faisait parfois qu'il l'était systématiquement. Mais bon, "inceste", là encore, c'est plus vendeur (notons que La Croix ne dit par contre rien du tout là dessus : trop shocking ? :p).

Le Monde.fr fait pudiquement silence sur cet élément, mais c'est sans doute plus parce qu'ils ont développé, dans leur premier article, la thèse selon laquelle la mère du pharaon serait peut-être Kiya, une autre épouse d'Akhénaton, originaire du nord de la Syrie ; ils présentent aussi la filiation avec la momie féminine KV35YL comme encore incertaine, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. On comprend qu'ils n'en aient pas soufflé mot dans leur second article.


Bref, comme d'habitude, le problème de la presse et des recherches, c'est que la première veut des informations 100 % sûres et que la seconde ne peut que soulever des questions toujours plus nombreuses au fur et à mesure qu'elle en résout d'autres (c'est pour cela que la recherche est passionnante). Du coup, ce qui n'est que différentes hypothèses devient parole d'évangile, avec des versions différentes selon ce qu'a préféré mettre en avant tel ou tel journal...

En revanche, une grande félicitation aux auteurs de tous les articles que j'ai consultés (dont Libé, même si je ne l'ai pas cité jusque là) : vous savez super bien recopier une dépêche AFP, les gars ; il y a des paragraphes entiers qui sont reproduits exactement à l'identique dans les quatre journaux que j'ai consultés sur internet. Le seul à avoir fait un véritable travail journalistique est le Monde, mais comme il s'est dépêché pour ne pas se faire griller par ses concurrents, il l'a sorti avant d'avoir toutes les informations nécessaires : dommage...


Edit à 16h11 : Nouvel article du Monde (et non du Monde.fr, avec ou sans l'AFP), daté d'aujourd'hui 15h24, dans la catégorie "compte-rendu", avec explication satisfaisante de toute l'affaire, réserves scientifiques à l'appuis. Ce qui confirme deux choses : 1) je suis une vilaine mauvaise langue et 2) les gens du Monde sont consciencieux.

mardi 16 février 2010

On dirait qu'il y a un os...?

Soient deux séminaires, avec des intitulés plus ou moins semblables, disons "La culture de la pomme de terre à l'époque classique" et "La vision classique de la pomme de terre", séminaires qui sont animés chacun alternativement par les mêmes profs et dont l'un a lieu le lendemain de l'autre.

Soient deux élèves, qui décident d'assister aux deux, parce que ça peut être intéressant de faire, pendant un semestre, une plongée dans la pomme de terre, sa vie, son oeuvre, et qui sont les seuls à avoir eu cette Idée Saugrenue.

Quel en est le résultat, lorsque commence ledit semestre ?


Réponse :

Prof A : "Ah ? Vous... vous suivez les deux cours ? Bon... Bien... C'est bien... Bon, alors... Euh... Hier, j'ai parlé de la rotondité de la pomme de terre... Euh... (aux deux élèves en question) il va peut-être y avoir quelques redites, hein ! (à tout le monde) Donc, comme je disais hier en commençant mon cours sur la rotondité de la pomme de terre..."

Prof B : "Tiens ? Vous êtes là, vous aussi ? Ah bon, vous étiez inscrits ? C'est bizarre, je ne vous vois pas sur ma liste... Non, non, ce n'est pas grave... Bon, hummm... pour les autres, je vais passer rapidement sur mon topo sur la texture de la pomme de terre... Et, euh... je parlerai seulement très vite sur ses différents goûts. Alors, donc, il y a plusieurs manières de préparer la pomme de terre..."


Hu, hu, hu... On dirait que je ne suis pas la seule à devoir faire quelques "petites modifications" en urgence...! :p

vendredi 12 février 2010

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 5 (conclusion).

L'historiographie diffère des autres formes d'écriture en ceci que cela compte. Certains "traducteurs" de tragédies grecques ne connaissent pas un seul mot de grec, mais reformulent simplement avec leurs propres mots une traduction existante, dans le genre de celles qui sont accessibles dans les collections Loeb ou Penguin. Non seulement ils s'en sortent comme ça, mais leurs versions, bien qu'elles ne puissent pas du tout prétendre au nom de traduction, peuvent être acclamées par les critiques en toute impunité, parce que rien ne dépend d'elles : aussi bien la réception des auteurs de la tragédie "grecque" que la réception de cette réception par les critiques qui en découle, ne font entièrement référence qu'à elles-mêmes. Mais le but de l'historiographie est de nous raconter des "faits" et les faits sont importants, parce que c'est d'eux que dépend la reconstruction du passé. Les textes historiques, en d'autres mots, non seulement ont un intérêt intrinsèque similaire à celui des autres textes littéraires, mais ils se déclarent aussi référer à les événements extérieurs, à la "réalité".

De plus, notre connaissance du monde romain repose sur ces textes à un très vaste degré ; si nous voulons connaître l'histoire de la république romaine ou des débuts de l'empire, notre réaction automatique est de consulter Tite-Live ou Tacite. A présent, l'histoire de Rome n'est pas seulement importante au sens où toute histoire sérieuse est importante, mais elle constitue aussi, d'une manière plus formelle, un élément substantiel et essentiel des programmes de licence en histoire ancienne ou civilisation classique. Par conséquent, l'histoire de Tite-Live et de Tacite bénéficie d'une importance correspondante. On ne peut faire des études en histoire romaine qui en vaillent la peine sans lire ce qui a été écrit par ces auteurs. Pourtant, la nature de leurs textes, notre compréhension de ce qui a été révolutionné durant la période des vingt-cinq dernières années environ, ne peuvent être saisies sans une connaissance de la langue dans laquelle ils ont été écrits. C'est précisément le caractère de référence de ces textes – et, dès lors, la mesure dans laquelle ils peuvent être utilisés comme des preuves des "événements" – qui est en question. S'ils sont lus dans tout sauf dans l'original latin, le lecteur sera incapable de distinguer les informations historiques réelles des constructions imaginatives de l'auteur. Et l'étude de l'histoire elle-même devient impossible si les lecteurs n'acquièrent pas les moyens de faire la distinction entre les faits et la fiction.


Vers la partie 4.

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 4.

A partir de cette discussion, il devrait juste être évident de combien est large le fossé qui existe entre chacune des quatre traductions et le latin de Tacite ; en effet, on peut considérer comme douteux que l'un des traducteurs ait même été conscient des phénomènes variés qui caractérisent le style de ce passage et qui, dans de nombreux cas, sont la quintessence de Tacite. Il vaut également la peine de garder à l'esprit que c'est un passage relativement réduit du latin de Tacite et qu'il représente moins d'un centième de texte total de ses Annales. Néanmoins, puisqu'il est clair que certaines traductions (comme celle de Jackson) sont meilleures que d'autres (comme celle de Ramsay), dans quelle position seraient les lecteurs, s'ils devaient utiliser une traduction qui essaierait de s'accommoder de toutes les questions soulevées dans la discussion ci-dessus ? Une "bonne" traduction peut-elle prendre la place du texte original ?

Exactement de la même manière que nous ne pouvons pas communiquer nos propres expériences à quelqu'un d'autre sauf par le langage, de même nous n'avons pas accès à l'histoire – c'est-à-dire aux événements passés – sauf par les textes. L'histoire n'a pas d'existence, autre qu'au sens métaphorique, sans le langage : les événements de la deuxième décade de notre ère n'existeraient pas pour nous si nous ne possédions pas les Annales, les inscriptions et autres textes. Pourtant, il est courant, ces jours-ci, de soutenir qu'il n'y a pas de simple correspondance entre un texte et ce qu'un texte représente. Un récit historique peut se présenter comme un texte mimétique et il se peut qu'il le fasse avec succès, mais, en fait, il ne représentera pas la "réalité" ou les "événements" ou "comment les choses étaient réellement". Si l'on accepte cette proposition, comme le font beaucoup de chercheurs, on se rendra compte que le latin de Tacite, bien loin d'offrir une fenêtre sur la réalité, fonctionne plus à la manière d'un oeilleton, déformant la vision au-delà d'un degré plus ou moins grand.

Cette distorsion est doublement incluse dans l'acte de la traduction, comme si l'œilleton était fait d'un verre non seulement couvert de givre, mais aussi coloré. En premier lieu, il n'existe rien qui ressemble à une traduction "neutre". La traduction est inséparable de l'interprétation et les traducteurs sont obligés de prendre d'infinies décisions sur l'interprétation de chaque page qu'ils traduisent, décisions qui se multiplieront dans le cas d'un texte aux suggestions aussi multiples que celui de Tacite. Chaque décision va fermer une interprétation ou plus de ce dont l'original, ex hypothesis, est capable ; et l'interprétation d'un traducteur diffèrera de celle d'un autre et il se peut qu'aucune ne coïncide avec ce que l'auteur voulait dire à l'origine. Mais, même en supposant qu'un traducteur soit constamment sur la même longueur d'onde que les intentions de l'auteur, il resterait encore le fait indépassable que l'auteur, lorsqu'il est traduit, est poussé à dire ce qu'il ne disait pas. Et aucune tentative pour transposer les phénomènes linguistiques, littéraires ou rhétoriques d'un langage à un autre ne peut prendre en compte tous les phénomènes de ce genre, même en supposant que le traducteur soit conscient de tous (ce qui, en soi, est improbable). Pour des raisons pratiques, par conséquent, les lecteurs qui s'appuient même sur de "bonnes" traductions n'ont aucun espoir de même approcher l'expérience de ceux qui peuvent lire le texte original de Tacite.

On a souvent soutenu que la relation entre le style et le contenu de l'historiographie peut être vue en termes de glaçage sur un gâteau ou de dentelle sur un vêtement : si l'on enlève le glaçage / la dentelle / le style, on reste au moins avec le gâteau / le vêtement / le contenu. Si ces analogies étaient vraies, on pourrait peut-être donner comme argument que la division entre le style et le contenu est applicable à un texte traduit : les quatre traductions de Tacite abandonnent inévitablement le glaçage / la dentelle, mais on peut encore en extraire du contenu, à savoir le fait que Germanicus a fait mauvais voyage en descendant la côte illyrienne, qu'il a contemplé le site évocateur d'Actium, puis a continué jusqu'à Athènes, où il a reçu un accueil amical. Cependant, les analogies ci-dessus sont trompeuses, pour deux raisons.

En premier lieu, elles impliquent que le style occupe la deuxième place derrière la "véritable" affaire de l'historiographie, qui est le contenu. Cela contredit complètement les priorités de l'Antiquité, durant laquelle la réception des textes historiques se concentrait sur le style dans lequel ils étaient écrits. Lorsque Denys d'Halicarnasse, dans son essai Sur Thucydide, discute du texte de son auteur, c'est aux plus petits détails de langage et des moyens rhétoriques qu'il s'intéresse. Collingwood, en 1946, a posé sa fameuse question à propos de Thucydide : "Quel est le problème avec cet homme, pour qu'il écrive comme ça ?" Cette question aurait semblé tout à fait naturelle à Denys, pourtant elle est dépourvue de sens pour de nombreux chercheurs modernes ; après tout, l'édition Penguin de Thucydide par Rex Warner ressemble beaucoup à l'édition Penguin de Tacite par Michael Grant : tous deux lisent de manière parfaitement aisée et il n'y a rien qui, de loin, distingue l'un d'eux, à part quelque chose de si particulier à propos de l'édition de Thucydide qu'il mérite d'être mis en question. C'est pourquoi les lecteurs qui s'appuient seulement sur des traductions non seulement opèrent avec les mauvaises priorités, mais ne sont pas non plus en position d'enquêter précisément sur l'aspect qu'a le travail d'un historien, ce qui était la principale préoccupation des Anciens.

Deuxièmement, les analogies ci-dessus supposent que le style et le contenu sont séparables, alors qu'une analogie plus juste serait celle d'un motif tricoté : le tricot et le motif sont constitutifs l'un de l'autre. Les écrivains anciens eux-mêmes définissaient l'historiographie en termes de rhétorique (Cic. De Or. 2.62-64 ; Leg. 1.5) ou de poésie (Quint. X 1.31) ou bien comme se trouvant entre les deux (Aristid. Orat. 28[49].68). Ces définitions, qui, pour le lecteur moderne, semblent individuellement étranges et mutuellement contradictoires, apparaissent à ce propos parce que l'écriture de l'histoire était considérée comme un procédé entièrement rhétorique. Certains effets de cela ont déjà été vus dans notre analyse du passage de Tacite : ordre des mots élaboré (y compris des chiasmes), déploiement de vocabulaire poétique, jeu de mot étymologique et bilingue et assonance (aussi bien anagrammatique que symbolique). Cette concentration de procédés rhétoriques souligne la différence essentielle qui existe entre le texte de Tacite et celui d'un historien moderne. La question n'est pas que ces procédés sont importants en eux-mêmes (même s'ils le sont), mais qu'ils sont le diagnostic de la nature rhétorique du texte. Si ces procédés sont absents, comme ils le sont lorsque le texte est traduit, il n'y a rien d'intrinsèque au texte pour alerter le lecteur sur le fait que ce texte est le produit d'un état d'esprit totalement différent de celui d'un ouvrage d'histoire moderne : une page de la traduction Loeb ou Penguin peut avoir l'air aussi décevante qu'une page de la revue Cambridge Ancient History. A l'inverse, c'est seulement en étant capable de lire et de comprendre le latin poétique de Tacite que des questions-clé concernant les relations de Germanicus avec ses troupes et avec Tibère peuvent être saisies : le style et le contenu sont inséparables. Par conséquent, les lecteurs de textes en traduction ne sont jamais en position de comprendre la nature des indices que leur offrent les historiens grecs et romains et ceux qui enseignent sur la base de textes en traduction fonderont à jamais leurs enseignement sur de fausses prémices. Mais ce n'est qu'une partie de l'histoire.

La série d'événements associés à Germanicus dans notre passage n'est pas sans ressemblance avec l'expérience que fait le héros au livre I de l'Enéide, où Enée aborde avec sa flotte après une tempête, visite un lieu qui lui évoque des souvenirs, revit une fameuse bataille militaire d'une signification particulière pour lui et, finalement, reçoit un accueil royal dans une cité étrangère. En vérité, à un autre endroit de l'histoire, Enée visite même Actium (En. III 278-288). Puisque certains chercheurs ont avancé l'argument que Tacite dépeint Germanicus comme un Enée, il vaut la peine de considérer la relation entre les deux textes. Tacite a-t-il fait des emprunts ou des allusions à Virgile ? Les chercheurs qui connaissent le latin peuvent essayer de répondre à cette question en comparant les textes à la recherche de ressemblances verbales ou phraséologiques. Si les preuves sont suffisantes, ils peuvent conclure que Tacite a (semble-t-il) fait des emprunts à l'histoire d'Enée et appliqué ses emprunts à Germanicus. Si c'est le cas, il n'y a pas de contenu du tout (au sens historique) dans le récit de Tacite. La traduction – par le fait même d'être une traduction – donne une fausse authenticité à une série d' "événements" dont on peut montrer, dans l'original latin, qu'ils n'existent pas. Les chercheurs qui ne connaissent pas le latin ne peuvent pas faire de tels tests, parce qu'ils sont à la merci des traducteurs : à moins qu'ils n'usent de traductions de ces deux textes assez différents, dont chacune se trouve traduire systématiquement les mêmes mots latins par les mêmes mots anglais (il n'y a aucune vraisemblance à cela, de quelque sorte que ce soit), il n'y aura aucune ressemblance sur laquelle fonder un jugement.

Il y a quarante ans, M. I. Finley se plaignait de ce que les chercheurs sur l'Antiquité connaissaient le latin et le grec, mais ne savaient pas faire de l'histoire ; aujourd'hui, la situation est renversée : il se peut que les chercheurs sur l'Antiquité pensent savoir faire de l'histoire, mais beaucoup d'entre eux ne connaissent pas le latin ou le grec. Mais savent-ils même faire de l'histoire ? On enseigne aux historiens modernes que l'une de leurs tâches essentielles est de toujours questionner l'indice qu'on leur présente. Mais les chercheurs sans latin ou grec ne peuvent pas questionner l'indice d'un ancien historien comme Tacite ou Thucydide, parce qu'ils ne savent pas ce qu'est cet indice : ils ne peuvent pas comprendre ce qu'il a écrit. Cela signifie que de vastes champs d'indices – en fait un haut pourcentage des indices desquels dépend notre connaissance du monde antique – devra rester un livre qui leur sera fermé. Il est bien sûr vrai que tous les chercheurs en histoire ancienne ne sont pas concernés en premier lieu par l'interprétation des textes. Mais les chercheurs qui ne connaissent pas le latin ne peuvent pas même se joindre au débat. Certains chercheurs sur l'Antiquité consacrent un temps et une peine substantiels à une lecture attentive des textes historiques et à la réinterprétation de passages familiers, opérations qui, à leur tour, peuvent avoir des implications significatives pour l' "histoire". Pourtant, les chercheurs qui ne connaissent pas le latin ne seront pas capables même de juger pour eux-mêmes si une ancienne ou une nouvelle interprétation est plus plausible, puisqu'ils manquent de la monnaie courante dans laquelle l'échange d'idées est fait.


Vers la partie 3.


Vers la partie 5 (conclusion).

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 3.

Puisque les traductions sont d'un usage si commun, retournons aux traductions que nous avons citées plus haut et voyons comment elles soutiennent la comparaison avec ce que Tacite a effectivement écrit. La première phrase de Tacite est – étonnamment – traduite deux fois par Ramsay, la première fois sous la forme d'un titre. La politique de Ramsay était de toujours mettre un titre de ce genre avant ce qu'il percevait comme le début du récit de chaque nouvelle année. Si Tacite commence une année avec les noms des consuls à l'ablatif, comme il le fait régulièrement, Ramsay convertit cette formule en un titre séparé (comme pour les années précédente et suivante, respectivement en II 41.2 et II 59.1). Si Tacite ne fait aucune référence aux consuls, mais que Ramsay pense qu'il devrait y en avoir une, il en colle une (comme en III 1.1). Si Tacite commence en faisant référence aux consuls, mais n'utilise pas l'ablatif absolu, Ramsay va parfois extraire cette référence de la phrase d'ouverture pour en faire un titre (comme en III 52.1 et en VI 1.1), tandis qu'à d'autres endroits, il va garder la première phrase, mais redoubler sa référence aux consuls sous forme d'un titre (comme ici et en III 31.1). C'est bien sûr déformer le texte d'une manière grotesque que d'introduire des titres, quand il n'y en a pas en latin, mais il est au moins aussi malheureux que ceux qui lisent les titres réguliers de Ramsay n'aient aucun moyen de savoir que, comme il a été si bien montré, il y a des particularités dans la manière dont Tacite introduit le récit de chaque année. Cela n'améliore pas les choses que Ramsay, dans ses titres, équipe les consuls de noms supplémentaires qui ne sont pas dans Tacite et, dans la première phrase, utilise le même verbe ("entra") qu'il utilisera dans la suivante, alors que Tacite avait lui-même utilisé des verbes différents (habuit... iniit) : une telle variation (uariatio) est, bien sûr, une des principales marques distinctives de son style. En fait, il n'y a que Jackson qui traduise la première phrase un peu précisément, en conservant la tournure caractéristique en latin d'annus ("l'année") comme sujet de la phrase.

La deuxième phrase est typique de Tacite, en ceci que son verbe principal (iniit) apparaît tôt et est suivi d'une série de propositions ou d'expressions afférentes : tout d'abord une proposition relative (quo uenerat...), dont dépend un ablatif absolu (uiso fratre Druso) et, parallèlement, une proposition participiale au nominatif (Hadriatici... perpessus), la première étant qualifiée plus loin par une expression au participe présent (in Delmatia agente). Seuls Church et Bodribb préservent cette disposition typique. Les trois autres traducteurs découpent la phrase de Tacite en deux, dont la seconde est rattachée par Ramsay et Grant à la troisième phrase de Tacite, ruinant de ce fait, en même temps, la structure originale de la phrase ; de plus, Grant est précédé par Ramsay dans l'addition éditoriale de "province de" avant "Achaïe" et par Jackson dans l'omission de la traduction du participe perpessus ("ayant enduré"), que Ramsay traduit mal ("Ayant rencontré").

Après une phrase brève consistant en six mots en tout et pour tout, Tacite construit ensuite une phrase plus longue qui distingue séparément trois sites que Germanicus a visités (et qui sont réduits par Ramsay, et peut-être aussi par Jackson, à deux). Le premier est les baies d'Actium, pour lequel l'ordre des mots est : nom (sinus), expression à l'ablatif (Actiaca uictoria) et adjectif (inclutos). Le deuxième site est celui des trophées, pour lequel l'ordre des mots est : participe (sacratas, équivalent d'un adjectif), expression à l'ablatif (ab Augusto) et nom (manubias). Par conséquent, la disposition des deux sites est sous forme de chiasme (a b c ~ c b a), raffinement que ne tente aucun traducteur et dont, peut-être, aucun n'avait conscience. Pourtant une disposition en chiasme, commune en poésie et en prose oratoire, est un signe certain que Tacite a délibérément cherché à faire de l'art. Suivons le signe et voyons où il mène.

Les baies d'Actium, expression au pluriel qu'on trouve ailleurs en poésie (cf. Manil. 5.52 ; Petron. 121.1 vers 115), mais que chaque traducteur de Tacite rend par un singulier, sont décrites comme inclutos, adjectif composé formé du préfixe d'intensité latin in- et de la forme adjectivale qui est identique à l'adjectif grec klutos, qu'elle suggère, signifiant plus ou moins "célèbre". Inclutus est un mot relativement inhabituel et est normalement réservé par Tacite aux temples et autres endroits dotés d'un caractère sacré similaire ; mais, en tant que mot "grécisant", il est particulièrement adapté au contexte. Germanicus le Romain était plus que conventionnellement hellénisé (en Egypte il s'habilla à la grecque, comme Tacite nous le dit plus tard en II 59.1) ; et, ici, il ne visite pas seulement la Grèce, mais la cité qu'Auguste a fondée pour célébrer sa victoire sur Marc Antoine avait un nom grec : Nicopolis (que Grant nomme deux fois, contrairement à Tacite, qui ne le fait qu'une fois) signifie "Ville de la Victoire". Cet amalgame d'éléments grecs et romains était explicitement présent sur le mémorial qu'Auguste avait construit pour commémorer sa victoire et là où il avait disposé les trophées pris à la flotte ennemie. "Par tous aspects," disent les experts qui ont parlé tout récemment du mémorial, "le monument de la victoire mélangeait habilement les formes et les images hellénistiques et romaines. Dans de telles circonstances, inclutus est un mot extrêmement approprié.

L'adjectif grec klutos dérive du verbe kleo, qui signifie "parler de", "célébrer", "glorifier". C'est de la même racine que vient le nom kleos, qui signifie "renommée" ou "gloire" : c'est le mot dont vient "Cléopâtre", le nom de la reine grecque (ptolémaïque) qui, avec Antoine, fut vaincue par Auguste à Actium. Son nom signifie "Gloire de son Pays" et, bien sûr, Actium est précisément le site que Germanicus est à présent en train de visiter. La question de savoir si Tacite jouait sur ces associations restera très probablement incertaine, bien qu'il faille noter qu'il tire fréquemment parti de l'étymologie des noms propres ; quoi qu'il en soit, traduire inclutos par "célèbre", comme le font Church et Brodribb, ainsi que Grant, paraît assez inapproprié. L' "immortalisé" de Jackson est une grande amélioration, mais il n'a pas la valeur, due à sa rareté, d'inclutos et, naturellement, ne contient aucune suggestion que Tacite pourrait faire un jeu de mot sur le nom d'un des partis vaincus.

Inclutos est mis en parallèle, comme nous l'avons vu, avec le participe sacratas, forme simple fréquente en poésie et que Tacite préfère de beaucoup au composé plus normal, consecratus. Une traduction devrait faire ressortir cette nuance poétique, mais, avant de découvrir si les traducteurs a trouvé un mot adéquat, nous devrions avancer pour jeter un coup d'œil au troisième site que Tacite distingue : le camp de Marc Antoine (Antoine avait deux camps, un de chaque côté de l'entrée du Golfe ambracien ; il est impossible de savoir duquel des deux parle Tacite). Le mot latin pour "camp", qui est suivi du nom d'Antoine ("castraque Antonii") est un anagramme des deux premières syllabes du mot que nous venons juste de considérer et qui, à son tour, est suivi du nom d'Auguste ("sacratas ab Augusto"). Un tel jeu sur les mots est très fréquent chez les auteurs latins et est une figure de style très régulière chez Tacite : par exemple, en Ann. III 67.2 "non temperante Tiberio quin premeret uoce, uultu" ("Tibère, ne se retenant pas de faire pression de la voix et du visage") ; en VI 41.2 "come Tiridatis ingenium Romanas per artes sperabant" ("ils espéraient que la disposition de Tiridate serait affable en raison de ce qu'il avait obtenu des Romains") : il semble donc valoir la peine d'essayer de la reproduire, ne serait-ce que pour corriger la mauvaise compréhension générale, reprise à leur compte par de nombreux manuels et travaux de référence, selon laquelle Tacite est un auteur "austère". Mais ce jeu de mots est en fait impossible en anglais, même sans l'incorporation supplémentaire d'un équivalent poétique pour sacratas.

Tacite conclut la présente phrase en disant que Germanicus visita tous ces trois sites "cum recordatione maiorum suorum". Il est important de garder cette référence aux ancêtres de Germanicus pour la fin, puisqu'elle est expliquée par la phrase suivante, qui commence de fait par le mot explicatif namque ("car") ; mais seuls Ramsay et Grant réussissent à faire cela et chacun a été obligé de faire deux phrases à partir de l'unique phrase originelle de Tacite. La manière dont ils rendent l'expression latine (respectivement "Ces scènes firent revivre des souvenirs de famille dans sa mémoire" et "L'endroit lui fit se souvenir de ses ancêtres") sont peut-être les plus proches aussi du sens voulu par Tacite. Tacite ne dit pas que Germanicus "évoqua" lui-même les souvenirs de ses ancêtres, suivant l'expression de Jackson, il ne dit pas non plus que le prince visita les sites "en souvenir de ses ancêtres", comme le présentent Church et Brodribb, comme si son principal but avait été de montrer du respect à sa famille. Puisque cum signifie "en accompagnement de", quelque chose comme "accompagné par les souvenirs de ses ancêtres" serait plus approprié – sauf que Tacite a évité le mot plat de memoria ("mémoire"), qu'il utilise plusieurs fois ailleurs, en faveur du moins habituel recordatio, dont c'est à peine s'il l'utilise.

Le fait que Tacite évite ici le nom memoria peut constituer un exemple plus poussé de son amour de la variation, puisque la phrase suivante commence par une de ses remarques parenthétiques favorites, ut memoraui. Etant donné que le contexte est celui d'une visite à des sites historiques, il est sûrement significatif que Tacite ait déployé une expression dont le verbe a une racine qui vient du mot "mémoire" et le suggère. Pourtant Grant avance "comme je l'ai fait remarquer", Church et Brodribb (comme Jackson) préfèrent "comme je l'ai dit", tandis que Ramsay – à nouveau de manière étonnante – omet complètement de traduire l'expression, malgré le fait que les références croisées sont un trait caractéristique du style de Tacite. La phrase finit donc par "magna illic imago tristium laetorumque". On verra que l'adjectif magna se reflète dans le nom qu'il qualifie et qui signifie lui-même "image", subtilité qu'on trouve pour la première fois dans l'Enéide de Virgile (IV 654) et qui revient ailleurs, seulement en poésie. La question de savoir si Grant a remarqué cela demeurera certainement douteuse, mais sa référence à "de grands triomphes et de grandes tragédies" suggère brillamment qu'il y a quelque chose de particulier en latin. Son choix du mot "imagination", d'un autre côté, semble une erreur : imago, ici, dénote ce qui entre en contact avec la vision physique ou mentale de quelqu'un, plutôt que ce qui est produit par elle.

Chacune des quatre traductions tente, à sa manière, de rendre la variation dans les adjectifs signifiant "vieux" des deux dernières phrases (uetustae et uetera), pourtant aucune d'elles ne saisit tout à fait le caractère relativement inhabituel de la première ou ne réussit à indiquer que les deux mots partagent la même racine. Grant, cependant, diverge radicalement de Church et Brodribb et de Ramsay, en commençant un nouveau paragraphe au début de l'avant-dernière phrase (Jackson insère un tiret à la place). Il y a beaucoup à dire à propos de cette suggestion, mais elle ignore le fait que quatre des mots "sans couleur" des deux dernières phrases (uentum... urbis... honoribus... haberet) se retrouvent tous les quatre dans les deux phrases d'ouverture (habuit... honorem... urbem... uenerat) ; et, puisque cette répétition est arrangée en chiasme, il semble que nous soyons en présence d'une composition en cercle, indiquant un terme plutôt qu'un début.


Vers la partie 2.

Vers la partie 4.

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 2.

La réponse à cette question présente deux aspect distincts. En faisant le compte-rendu d'un livre écrit par un universitaire étudiant l'Antiquité et publié par une maison d'édition universitaire distinguée, un chercheur s'est dit étonné par certaines idées de l'auteur sur le latin et avoua qu'il avait peu confiance en le discernement de l'auteur ou en sa capacité à comprendre, au niveau le plus élémentaire, les textes latins dont il discutait dans son livre. Bien que l'auteur se décrive comme un spécialiste de l' "historiographie", il ne serait à l'évidence pas une source de conseil appropriée pour des étudiants souhaitant connaître quelque chose sur le texte latin du plus grand historien de Rome. Dans un autre livre récent, écrit par un prolifique professeur de lettres classiques et décrit par son critique érudit comme quelqu'un "que toute personne étudiant l'Antiquité devrait lire", la traduction Loeb, alors de référence, de Quintilien par Butler, en X 7.30, était citée ainsi : "les notes d'autres orateurs sont aussi en circulation [quoque]". Comme il est clair d'après son insertion, cette auteure pense que quoque ("aussi", qui apparaît plus tôt dans la phrase de Butler) signifie "en circulation" ou, comme elle le formule dans son élucidation du passage, " "ici et là" (quoque)". Cette erreur l'amène à mal comprendre le passage de Quintilien et, dès lors, de mal utiliser la preuve qu'il fournit, dans l'argument qui suit. Clairement, cette auteure ne serait pas le chercheur idéal avec lequel discuter du célèbre point épineux (34.3) dans les Res Gestae d'Auguste, une des inscriptions les plus importantes qui nous soient parvenues depuis l'Antiquité, où le problème tourne autour de la question de savoir si le premier empereur de Rome a écrit quŏque = "aussi" ou quōque = "chacun".

Bien qu'il soit difficile de dire dans quelle mesure ces chercheurs sont représentatifs de la recherche actuelle sur l'Antiquité, ce ne sont certainement pas des exemples isolés. Bien sûr, personne n'est immunisé contre une erreur occasionnelle et peu de chercheurs pourraient déclarer sans faute leur connaissance de la langue, mais il se trouve qu'un nombre significatif de chercheurs professionnels sur l'Antiquité sont dans le cas où ils ont une connaissance du latin moins sûre que ce à quoi on pourrait s'attendre. Cependant ce n'est qu'un aspect du problème. Il n'est pas moins inquiétant qu'il y ait, au moins en Grande-Bretagne, des chercheurs sur l'Antiquité qui ne connaissent pas le latin – qui, en vérité, ne voient pas le besoin de connaître le latin – mais qui sont employés dans les départements universitaires dédiés aux études sur l'Antiquité pour enseigner à des étudiants. De tels chercheurs seraient manifestement tout à fait incapables d'aider n'importe quel étudiant bien intentionné, mais ne connaissant pas le latin, à propos du texte des Annales de Tacite. Et, au cas où l'on serait tenté de demander en quoi cela importe, comment réagirait-on en apprenant qu'un spécialiste du Troisième Reich ne connaissait pas l'allemand ? Ou qu'un cardiologue ne connaît pas l'anatomie de base ? Pourtant, on ne réfléchit pas une deuxième fois au fait que les agences nationales d'accréditation en Grande-Bretagne peuvent donner les meilleures notes à des programmes d'études ou de recherche de départements universitaires étudiant l'Antiquité où les étudiants reçoivent tous les jours l'enseignement en histoire grecque et romaine de chercheurs qui, eux-mêmes, ne peuvent pas lire un seul mot écrit par un historien grec ou romain.

Une telle ignorance est le symptôme d'un malaise plus vaste. On a récemment cité le président d'un département étudiant l'Antiquité en Grande-Bretagne, lorsqu'il a dit, durant une interview, que l'Antiquité est "l'ultime sujet interdisciplinaire. C'est de la littérature, de l'histoire, de l'archéologie, de la philosophie politique et de l'art, le tout mêlé en un. Vous pouvez obtenir les bases dans les toutes dernières techniques de critique littéraire, les théories archéologiques les plus récentes et les approches historiques les plus à la mode". La réaction de son interviewer à cette déclaration fut d'assurer ses lecteurs que "Toutes les universités n'ont pas de départements étudiant l'Antiquité qui bouillonnent" comme celui du professeur dont elle faisait le portrait ; le sien, expliquait-elle, "est vivant, en partie parce qu'il a tellement changé. Fini l'accent sur l'apprentissage des langues anciennes. A la place, vous êtes diplômés en civilisation classique et en histoire ancienne et lisez des traductions plutôt que les textes originaux." Le message est absolument clair. Moins on met l'accent sur le latin et le grec, plus votre sujet et votre département seront "bouillonnants" et "vivants". Cependant, on n'explique pas comment on attend des étudiants qu'ils appliquent "les toutes dernières techniques de critique littéraire" à des textes qu'ils ne peuvent pas lire.

Le fait est que les étudiants qui ne connaissent pas le latin ou le grec sont paralysés par une ignorance de la langue qui, dans la plupart des cas, n'est pas de leur propre faute. Ils sont éduqués dans une culture où on leur assure à la fois explicitement et implicitement que lire des textes en traduction est une manière adéquate d'étudier ; ils sont pourtant empêchés d'affirmer quoi que ce soit sur leurs textes, parce que, ne connaissant pas ce que disent les textes originaux, ils sont incapables de savoir s'il y a là quelque chose sur quoi fonder leurs affirmations : ils sont à jamais obligés soit de faire confiance à leurs traductions, soit de dépendre de la connaissance supérieure que d'autres ont de la langue. Non seulement cela représente le complet opposé du scepticisme et de l'indépendance intellectuels qu'on considère comme les buts que l'éducation moderne doit désirer atteindre, mais cela signifie aussi qu'ils ne peuvent soumettre à des interrogations informées tout professeur qui se trouve connaître la langue originale.

Un autre professeur travaillant sur l'Antiquité, faisant récemment le bilan de la manière dont son sujet a été enseigné depuis des décennies au Royaume-Uni, fit allusion avec condescendance à ceux qui ont essayé de se faire les champions "de la défense de standards de langue pour quelques-uns". Cela paraît pour le moins dépréciatif pour ces professeurs dévoués qui, à l'école, au cours de nombreuses années, ont renoncé à leur heure du déjeuner et au reste de leur temps libre, pour préserver, souvent face à une opposition déterminée de la part de leurs supérieurs, les langues de la Grèce et de Rome et pour transmettre l'amour qu'ils ont pour elles aux générations futures ; mais ce chercheur souscrit à l'évidence au point de vue exprimé récemment par un spécialiste d'histoire ancienne, à savoir que, dans la recherche traditionnelle sur l'Antiquité, "l'accent sur les langues mortes rend les choses trop difficiles pour attirer plus de monde" et que "son élitisme est contre l'esprit du temps et n'est pas démocratique". Selon cette logique pervertie, pernicieuse et solipstique, la connaissance de la langue représente une distinction et toute forme de distinction offense la sensibilité de ceux qui font étalage d'eux-mêmes, quelque improbable que ce soit, comme les champions de l' "égalité". Curieusement, ces mêmes personnes ne se plaignent pas du savoir "non démocratique" du pilote qui les transporte à leurs conférences internationales ou de l' "élitisme" des pédiatres qui s'occupent de leur enfant malade à l'hôpital. Mais les étudiants sont des proies faciles pour leur égalitarisme vicariant et, puisque tous les étudiants ne peuvent connaître le latin et le grec, il est plus "démocratique" d'insister pour que les textes antiques soient lus par l'intermédiaire d'une traduction. Une telle auto-indulgence de la part de leurs enseignants représente une abrogation de leur responsabilité à l'égard de générations d'étudiants.


Vers la partie 1.

Vers la partie 3.

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 1.

Voici enfin l'article d'A. J. Woodman dont je vous parle depuis un petit moment maintenant. A. J. Woodman est un chercheur reconnu en historiographie romaine, qui a surtout travaillé sur Salluste et Tacite, mais qui s'est aussi intéressé à la poésie augustéenne (Catulle, Horace). Il enseigne actuellement à l'université de Virginie, où il occupe la Basil L. Gildersleeve Chair of Classics.

Cet article porte sur la nécessité, en général, de lire les textes antiques dans leur langue originale, en ne se contentant pas d'une traduction, car même un bon traducteur ne pourra jamais rendre toutes les nuances contenues dans le texte de départ. C'est tout à fait vital pour les textes d'historiographie, car seul le latin de l'auteur permet de saisir la nature véritable du texte, qu'on fasse des recherches en histoire romaine ou en littérature latine.

Sur ce, je vous laisse lire l'article. Je l'ai divisé en cinq parties, en mettant, à chaque fois, des liens vers la partie précédente et suivante. Inutile de dire que, si vous tombez sur des fautes de français (ce qui inclut fautes d'orthographe, de grammaire, de frappe et phrases mal formulées), j'en porte l'entière responsabilité. Alors signalez-les-moi en commentaire, pour que je puisse les corriger ! Merci !




Les lecteurs et la réception d'un texte : étude d'un cas.

A. J. Woodman


in A Companion to Greek and Roman historiography, Cambridge 2007




En 18 après J.C., Germanicus, le prince charismatique – neveu et fils adoptif de l'empereur Tibère – devint consul pour la seconde fois et s'embarqua pour un voyage passant par les sites mémorables du monde méditerranéen, qui le mena en Grèce, en Asie Mineure et en Egypte. Ce ne fut évidemment pas avant l'année suivante qu'il atteignit l'Egypte, où, bien que bilingue en latin et en grec, il se trouva incapable de comprendre les inscriptions sur les monuments qui étaient là : elles étaient écrites en caractères égyptiens et on donna l'ordre à un vieux prêtre de les lui traduire. De là, il continua en direction de la Syrie, où il entra en conflit avec le gouverneur de la province, Calpurnius Pison, et, peu de temps après, trouva la mort à Antioche dans des circonstances mystérieuses. Lorsqu'on apprit la nouvelle de cette tragédie, il y eut, dans le monde entier, un déchaînement de manifestations de deuil non réprimées et des théories du complot surgirent immédiatement à propos de la cause de cette mort prématurée. Quand Pison revint à Rome en 20 après J.C., il fut accusé, entre autres choses, d'avoir empoisonné Germanicus et, au milieu de son procès, on le trouva mort dans sa chambre, à l'évidence victime d'un suicide : il avait été poignardé à la poitrine et une épée reposait à son côté, sur le sol.

Les derniers épisodes de cette histoire fascinante ont récemment beaucoup attiré l'attention des chercheurs, en raison de deux inscriptions découvertes en Espagne. La première d'entre elles, la Tabula Siarensis, nous éclaire sur les honneurs rendus à Germanicus après sa mort. La seconde, le Senatus Consultum de Cnaeo Pisone Patre, comprend le compte-rendu du procès de Pison devant le Sénat. Pourtant, même sans cette dimension supplémentaire d'actualité, le dernier voyage de Germanicus constitue un sujet attirant en soi, se trouvant, comme il l'est, quelque part entre le pèlerinage et le tourisme et incluant des "lieux de mémoire" sur sa route. La principale source à son sujet est le livre II des Annales de Tacite (53-61 et 69-73), qui commence comme suit (53.1-3) :


Sequens annus Tiberium tertio, Germanicum iterum consules habuit. Sed eum honorem Germanicus iniit apud urbem Achaiae Nicopolim, quo uenerat per Illyriam oram uiso fratre Druso in Delmatia agente, Hadriatici ac mox Ionii maris aduersam nauigationem perpessus. Igitur paucos dies insumpsit reficiendae classi ; simul sinus Actiaca uictoria inclutos et sacratas ab Augusto manubias castraque Antonii cum recordatione maiorum suorum adiit. Namque ei, ut memoraui, aunculus Augustus, auus Antonius erant, magnaque illic imago tristium laetorumque. Hinc uentum Athenas foederique sociae et uetustae urbis datum ut uno lictore uteretur. Excepere Graeci quaestissimis honoribus, uetera suorum facta dictaque praeferentes quo plus dignationis adulatio haberet.


Le problème avec ce passage, comme avec les inscriptions elles-mêmes, est qu'il est écrit en latin, langue qui n'est comprise par presque personne au XXIème siècle : la plupart des gens, aujourd'hui, s'ils étaient confrontés à elle, se trouveraient dans la même position que Germanicus lui-même lorsqu'il fut confronté aux hiéroglyphes égyptiens. Ce problème est particulièrement aigu pour les étudiants qui étudient le monde antique, dont il y a un nombre significatif dans les colleges et les universités et qui, de nos jours, constituent le plus vaste groupe d'un même type de lecteurs potentiels des Annales de Tacite. Comment les étudiants auront-ils accès au texte de Tacite ? La réponse est évidemment qu'ils consulteront une traduction.


Voici quatre traductions "standard" du passage II 53 des Annales, publiées en gros à vingt ou trente ans d'intervalle au cours des cent vingt dernières années :


A) "L'année suivante, Tibère assura son troisième, Germanicus son deuxième, consulat. Germanicus, cependant, entra en charge à Nicopolis, une cité d'Achaïe, où il était arrivé par la côte de l'Illyrie, après avoir vu son frère Drusus, qui était alors en Dalmatie, et enduré un voyage marqué par les tempêtes à travers l'Adriatique et, ensuite, la mer Ionienne. Il consacra donc quelques jours à la réfection de sa flotte et, au même moment, en souvenir de ses ancêtres, il visita la baie que la victoire d'Actium avait rendue célèbre, les dépouilles consacrées par Auguste et le camp d'Antoine. Car, comme je l'ai dit, Auguste était son grand-oncle, Antoine son grand-père, et, sur les lieux, il avait devant les yeux de vives images de désastre et de succès. De là il alla à Athènes et là, comme concession au traité que nous avions passé avec une cité alliée et ancienne, il ne fut assisté que d'un seul licteur. Les Grecs l'accueillirent avec les honneurs les plus élaborés et mirent en avant les anciens hauts faits et paroles de leurs concitoyens, pour donner une dignité supplémentaire à leurs flatteries." (Church et Brodribb, 1884)



B) "ANNÉE 18 CONSULS TIBÈRE CÉSAR AUGUSTE III ET GERMANICUS CÉSAR II.


Tibère entra alors dans son troisième consulat, Germanicus dans son deuxième. Germanicus entra en charge à Nicopolis, une ville de la province d'Achaïe, qu'il avait atteinte en passant par la côte illyrienne, après avoir rendu visite à son frère Drusus, dont les quartiers étaient alors en Dalmatie. Ayant rencontré du mauvais temps sur l'Adriatique et à nouveau dans le Golfe ionien, il passa quelques jours à Nicopolis pour faire des réparations. Depuis cet endroit, il visita la baie rendue célèbre par la victoire d'Actium, où il contempla les dépouilles consacrées par Auguste et le camp d'Antoine. Ces scènes firent revivre des souvenirs de famille dans sa mémoire ; car, comme il était le petit-neveu d'Auguste et le petit-fils d'Antoine, elles convoquaient devant ses yeux de nombreuses visions de triomphe et de désastre. De là il passa à Athènes, où, se conformant au traité que nous avions passé avec cette cité ancienne et alliée, il se contenta d'un seul licteur. Il fut reçu avec des attentions extraordinaires, les Grecs faisant étalage des exploits et des paroles de leurs ancêtres pour ajouter de l'importance à leurs flatteries." (Ramsay, 1904)



C) "L'année suivante trouva Tibère consul pour la troisième fois, Germanicus pour la deuxième. Ce dernier, cependant, entra en charge dans la cité achéenne de Nicopolis, qu'il avait atteinte en faisant du cabotage le long de la côte illyrienne, après une visite à son frère Drusus, résidant alors en Dalmatie : la traversée avait été marquée par des tempêtes aussi bien sur l'Adriatique que, plus tard, sur la mer Ionienne. Il passa quelques jours, par conséquent, à réparer sa flotte, tandis que, au même moment, évoquant la mémoire de ses ancêtres, il contempla le golfe immortalisé par la victoire d'Actium, en même temps que les dépouilles qu'Auguste avait consacrées et le camp d'Antoine. Car Auguste, comme je l'ai dit, était son grand-oncle, Antoine son grand-père ; et devant ses yeux s'étendait dans son entier le célèbre tableau d'un désastre et d'un triomphe. - Il arriva ensuite à Athènes, où, par déférence envers le traité que nous avions passé avec une cité alliée et que son passé honorait, il n'eut recours qu'à un seul licteur. Les Grecs le reçurent avec les compliments les plus élaborés et, afin de tempérer leur adulation par de la dignité, firent étalage des anciennes actions et paroles de leurs compatriotes." (Jackson, 1931)



D) "L'année suivante, Tibère fut consul pour la troisième fois, Germanicus pour la deuxième. Ce dernier commença sa charge à Nicopolis, dans la province d'Achaïe, qu'il avait atteinte le long de la côte adriatique, après avoir visité son frère Drusus, stationné alors en Dalmatie. Puisqu'il y avait eu des tempêtes aussi bien sur l'Adriatique que sur la mer Ionienne, il passa quelques jours à Nicopolis à faire l'entretien de sa flotte. Il profita de cette opportunité pour visiter le golfe célèbre pour la victoire d'Actium, ses dépouilles consacrées par Auguste et le camp d'Antoine. L'endroit lui fit se souvenir de ses ancêtres, car, comme je l'ai fait remarquer, il était le petit-neveu d'Auguste et le petit-fils d'Antoine. Là, son imagination put faire rejouer de grands triomphes et de grandes tragédies.

Puis il visita Athènes, se contentant d'un compagnon officiel, par égard pour le traité d'alliance que nous avions passé avec cette ancienne cité. Les Grecs le reçurent avec des compliments hautement élaborés et des flatteries d'autant plus marquantes qu'ils mettaient l'accent sur les hauts faits et paroles passés de leur propres compatriotes." (Grant, 1956)



Si des étudiants devaient comparer ces traductions les unes avec les autres, de quelque manière que ce soit, ils remarqueraient bientôt les nombreux décalages entre elles et se demanderaient vite laquelle, s'il y en a une, donne une image précise du latin de Tacite. Voulant une réponse à cette question et ne connaissant pas eux-mêmes le latin, ils penseraient peut-être à demander conseil à l'un de leurs professeurs – c'est-à-dire à un chercheur professionnel sur l'Antiquité, exactement comme Germanicus eut recours à un vieux prêtre. Malheureusement, cependant, certains chercheurs croient que le prêtre égyptien était lui-même incapable de comprendre les inscriptions de sa terre natale et qu'il a tout simplement inventé une histoire élaborée pour impressionner son royal visiteur. Mais, certainement, on ne peut pas dire la même chose, aujourd'hui, des chercheurs professionnels sur l'Antiquité ?


Vers la partie 2.

jeudi 11 février 2010

Tunnel

Désolée du "blanc" (sans allusion à cette neige qui se met à tomber dès qu'il faut que je sorte de chez moi pour aller bosser en bibli ou me rendre à Nanterre ; ça a un sixième sens, les Elements ?), mais mon Chef m'a renvoyé ses remarques et conseils sur ma première version de projet de thèse.

Rendons donc tout d'abord grâce à son Génie : l'adjectif "merdique" (voire même "archimerdique") étant très en-dessous de la vérité à propos de mon titre, il m'en a proposé un absolument clair, universitaire et donc génialissime. J'aurais juste un tout petit truc à reformuler pour que ça colle exactement à ce que je veux faire et ce sera tip top.

Problème : maintenant, vu comme il est formulé, il faut que je réécrive tout mon projet et je ne sais pas encore dans quelle mesure que je vais pouvoir recaser / retailler / remaquiller (rayer la mention inutile... s'il y en a) ce que j'avais fait dans ma première version.

En gros, mardi soir, c'était un peu une redite de ma première admissibilité à Ulm (la grosse grosse panique en moins) : « "Comme titre, je vous propose ceci : **********" Ouais ! Génial ! Il est vraiment trop fort, c'est exactement ce que je veux faire !!! Mais comment il fait pour trouver ça comme ça, à première lecture ? (Note de Moi à Moi : il a des années d'expérience derrière lui, ma cocotte...)» Puis quelques instants de réflexion et, avec consternation : « Bordel, ça veut dire qu'il faut que je refasse tout de fond en combles...! » (pour ma première admissibilité, c'était : « Ouaiiiiiiiiiiiis...! Chuis admissiiiiiiiiiiiiiiible !!!! In-croy-ab' !!!!! We are the champions...!!!! » suivi d'un brusque silence et d'un hurlement paniqué « Bordel !!! J'ai rien revu de mes cours de contempo et j'ai rien du tout en histoire ancienne !!!! C'est l'horreur !!! »).

Bref, je bosse très beaucoup en ce moment (pour vous donner une idée, ce soir, je vais très certainement faire la fermeture à la BN ; c'est la folie, là-bas, en ce moment : impossible de réserver une place sur internet avant au moins deux semaines ! Résultat : "après 16h, à faire attribuer à la banque d'accueil") et ce d'autant plus que mon Luminosissime Directeur m'a suggéré de me plonger dans Genette et Schaeffer, ce qui a plus ou moins réactivé mes restes de traumatismes khâgnesques.

Comprenez-moi : j'ai toujours eu une dent contre les ouvrages de critique. Ils me donnent l'impression de me dicter ce que je dois penser (ahhh... la Vulgate proustienne, flaubertienne et ronsardienne, qu'il faut absolument recaser en dissert', sinon on considère que vous n'êtes pas au Point) et quand en plus, comme c'est très majoritairement le cas, ça se résume souvent à de la mouchophilie (pour reprendre le terme suggéré dans un commentaire à un autre message, assurément beaucoup plus poétique que celui que j'ai actuellement en tête) et/ou de la masturbation intellectuelle, ça devient tout bonnement in-sup-por-ta-ble. J'ai donc passé mes trois années de prépa à m'appliquer à en lire le moins possible (i.e. pas du tout).

Bon, maintenant, Genette, ça va : ce qu'il dit est intelligent et, surtout, surtout, surtout, il a un vrai respect des oeuvres dont il parle (contrairement à d'autres qui, le nez sur leur petit nombril, n'ont qu'une idée en tête : sortir une théorie qui semblera originale, alors qu'elle ne refourguera que de vieux poncifs sous un faux "brillant" intellectuel, et les fera passer pour géniaux ; de ce fait, ils se foutent des oeuvres qu'ils "commentent" comme de l'an 40 et se torcheraient littéralement avec si ça pouvait les faire connaître ; sur ce, je ferme cette parenthèse, étant définitivement descendue du Parnasse). Schaeffer, je ne connais pas (encore), mais ça va venir (cf. ma parenthèse supra sur ma fin de journée BNFesque à venir).

En résumé : aujourd'hui, c'est Figures III ; ce soir, c'est Métalepses : entorses au pacte de la représentation (savais même pas qu'il y avait un "pacte de la représentation", c'est vous dire mon ignorance crasse et mon refoulement profond, même si, en y réfléchissant, j'ai tout de même quelques idées de ce que ça pourrait être) ; demain après-midi, ce sera Qu'est-ce que la fiction ? (enfin, si j'arrive à mettre la main dessus à la bibliothèque d'Ulm) ; et ce week-end, c'est Brainstorming Reformulation.

Mais, ne vous inquiétez pas, entre deux métalepses et trois discours du récit, j'aurai sans aucun doute le temps de vous poster Woodman, histoire que, vous aussi, vous ayez de quoi vous occuper pendant le week-end !

Sur ce, Genette, je reviens vers tôa...!

lundi 8 février 2010

Gentlemen, it's been a pleasure to play with you tonight

C'est décidé, j'arrête d'aller en allemand ! La prof a changé, mais le cours ne sert toujours à rien pour lire un article et j'en ai marre de poser des questions débiles à ma voisine (entre autres) : "Wie viel Uhr es ist...? Wo wohnst du...? Wie heiβt du...?", quand il faudrait que j'apprenne à lire :

Die Frage der Arbeitsmethode Suetons bildete den Gegenstand des Interesses der früheren Forscher. In grösserem oder geringerem Mass befasste sich mit dieser Frage fast jeder, der sich einer Analyse der Biographien Suetons vor allem in literarischer und in gewissen Mas auch in sprachlicher Hinsicht widmete.

Vu qu'on en est à peine à l'accusatif et qu'on n'a toujours pas vu les verbes de modalité, je suis assez mal barrée et je passe une heure et demie toutes les semaines à me dire que je perds mon temps. Je progresse beaucoup plus en traduisant moi-même des articles et en apprenant le vocabulaire que je ne connaissais pas (i.e., pour le moment, environ deux mots sur trois - et encore, je suis optimiste). Also... back to Assimil' !


samedi 6 février 2010

Encore une victoire de canard !

Chère Monique (tu permets que je t'appelle Monique ? Après tout, c'est la quatrième année que tu es ma directrice),


depuis le temps qu'on se connaît, toi et moi, je pense qu'il est temps que je te donne un petit conseil. Non, ne me remercie pas, il vrai que je ne suis allée à aucun de tes buffets (qui, ai-je entendu dire, sont excellents, d'après ce qu'en disent les internes du Vème, qui essaient ainsi de palier la tambouille très peu digérable du Pot du soir), mais vois-tu, c'est la deuxième année que tu passes pour une boulette pour les mêmes raisons et sur le même sujet, alors je considère qu'il est de mon Devoir d'Elève et, surtout, d'Interne, de te donner un coup de pouce. Après tout, sait-on jamais, des bruits de couloirs disent que tu seras reconduite pour quatre nouvelles années (et, les bruits de couloirs, c'est mon affaire, en ce moment).

Le sujet est grave, tu t'en rendras tout de suite compte. Il s'agit des exercices d'évacuation. Il y en a un tous les ans, plus ou moins dans la nuit, pour vérifier que tout est (relativement) au point, ce qui est parfaitement normal pour un internat. Je t'avouerai que je n'ai aucun souvenir de celui qui a eu lieu pendant ma première année à Montrouge (peut-être pour la très bonne raison que je n'y étais sans doute pas présente cette nuit-là) ; l'année dernière, c'était vers 22h30, je sortais à peine d'une douche bien méritée après deux heures de cours de danse et je me rappelle m'être félicitée que ce ne soit pas arrivé une dizaine de minutes plus tôt, quand j'avais encore du shampooing plein les cheveux ; cette année, c'était vers 6h du matin, j'avais hésité la veille entre mettre mon réveil pour aller à la BNF, et dormir encore un peu, j'étais tentée par l'idée de repousser l'Heure Fatidique, l'alarme a réglé la question : c'était fort gentil au service "Hygiène et Sécurité" ne m'aider à trancher ce Dilemme (et de m'arracher aux bras de Morphée).

En fait, là n'est pas le problème. Le problème, c'est que, depuis deux ans, tu te fends d'une petite lettrounette pour nous informer qu'il y a eu un exercice d'évacuation : l'année dernière, elle était affichée sur les portes des deux tours ; cette année, nous avons l'Immense Honneur d'en avoir chacun un exemplaire dans notre casier.

Or, de toute évidence, celle de l'an dernier n'était qu'un amuse-gueule. Datée du 20 octobre, elle parlait d'un exercice qui, "comme vous avez pu le constater", avait eu lieu le... jeudi 26 octobre. Comment te dire ? il était déjà amusant de te voir parler, avec six jours d'avance dignes de la Sibylle et de la Pythie réunies, d'un exercice qui avait en fait eu lieu le 14, soit précisément six jours avant, mais apprendre en plus qu'il allait y avoir un jeudi 26, alors que c'était un samedi devenait désopilant et trahissait de ta part quelques petits problèmes de repérage dans le temps (ou d'agenda, au choix, dans le sens le plus matériel de cette expression).

Nous avions donc déjà beaucoup ironisé, comme des chacals agrégatifs que nous étions alors (et que nous sommes encore aujourd'hui : il suffit juste de remplacer "agrégatifs" par "agrégés"). Nous ne nous doutions pas que tu ferais encore mieux cette année.

Ta note est exquise, vraiment. A vrai dire, je ne suis même pas sûre qu'elle soit vraiment destinée aux internes. Datée du 25 janvier, elle revient sur l'exercice d'évacuation qui a eu lieu le... 16 octobre : quelle Célérité Administrative. Je reconnais d'ailleurs bien volontiers que je ne me souviens pas de la date avec exactitude, mais je soupçonne quand même que tu t'es un chouïa gourée cette fois-ci aussi, parce que tu parles d'un vendredi : or ma matinée du vendredi est archi pleine, donc il était fort peu probable que je planifie d'aller à la BN ce jour-là ; personnellement, je parierais plutôt sur le jeudi 15, mais bon, on ne va pas chipoter.

Le texte commence exactement par la même phrase que l'année dernière : "Comme vous avez pu le constater, un exercice d'évacuation a eu lieu le...". Je serais vilaine et mauvaise langue, je dirais que tu as seulement changé la date (enfin, "toi" : ta secrétaire, quoi !), mais ce ne serait vraiment pas chou et puis, pour introduire ce genre de papier, c'est vrai qu'il n'y a pas quinze mille formules possibles.

Ce que je goûte par contre tout particulièrement, c'est lorsque, après nous avoir rappelé que c'est-obligatoire-et-pour-notre-sécurité, tu nous annonces que c'est aussi l'occasion pour nous de nous "familiariser avec la tonalité du signal d'évacuation". Aaaaahhh... la douce tonalité du signal d'évacuation... ces deux notes charmantes qui retentissent avec la légèreté d'un deux tonnes et l'harmonie naturellement parfaite du nouveau visage plastifié d'Ornella Muti... Non, vraiment, là, c'est moi qui te remercie.

Suit la récapitulation des consignes à suivre. Je ne les détaillerai pas ici (ce post prend déjà suffisamment d'ampleur), mais je te ferai remarquer que, étant donné que nous autre, internes de Montrouge, vivons dans les tours B et C, nous n'avons aucune idée d'à quoi correspondent les points de rassemblements que sont "le long du tennis" (on a un tennis, à l'internat ???), "le long de la tour L" et "le long de la rue Pasteur" (ah, si, attends, je viens de trouver sur Google Map ; il semblerait qu'on ait vraiment un tennis ! Waow ! Mais pourquoi, en trois ans, n'en ai-je jamais entendu parler ?). Le plan annoncé ci-joint nous serait donc en effet fort utile... si, ci-joint, il l'avait été effectivement.

Enfin, ce qui me fait douter que cette note faite à la va comme j'te pousse ait vraiment été destinée aux internes, tu nous remercies de notre "participation active à l'amélioration de la sécurité sur notre lieu de travail". Notre "lieu de travail" ? un internat ? Ok, dans mon cas, je veux bien, mais un internat, c'est quand même censé être majoritairement un lieu de vie, non ? Bon, je sais, vous autres, à l'admin', vous avez "un peu" tendance à l'oublier (je passe sur la "capacité" du frigo, dont j'ai déjà parlé, mais, par exemple et pour faire dans le trivial, s'il était possible de renouveler le papier toilette plus souvent que toutes les trois semaines, ça m'éviterait d'avoir l'impression de me retrouver périodiquement de nouveau à Madagascar), mais quand même.

Je ne serai bientôt plus à l'internat : je vais devoir m'Aventurer dans le Vrai Monde, avec un vrai loyer et de vraies factures d'eau, d'électricité, de chauffage, d'internet, etc. Mais, je t'en prie, fais-moi plaisir, l'an prochain, cesse de contribuer à la déforestation massive de l'Amazonie en nous pondant une note de ce genre (je te rappelle qu'une liasse sur les consignes d'évacuation en cas d'incendie nous est distribuée tous les ans, en début d'année, quand nous venons récupérer notre clé), surtout quand, en plus, le résultat en est une si belle cagade.


("Les vilains petits canards", photo par (e)Spry ; source FlickR)