jeudi 4 février 2010

Citer ou non un texte antique dans sa langue originale ?

En ce moment, je suis en train de lire l'ouvrage d'un chercheur américain qui, je pense, me servira plus pour ma thèse que pour mon M2 et qui porte sur l'établissement de l'autorité autoriale dans l'historiographie grecque et romaine (en clair : ce qui fait que le lecteur d'un historien grec ou romain considèrera que l'auteur est qualifié pour écrire ce qu'il écrit et que, donc, son oeuvre est recevable).

Ce livre est très intéressant, solide scientifiquement et son auteur se distingue depuis longtemps par la qualité de ses travaux, là n'est pas la question. Le problème est qu'il cite les textes antiques systématiquement en traduction (avec parfois des morceaux de texte en grec ou en latin entre parenthèses), sans même donner le texte original en note.

Etant donné que je vais bientôt publier la traduction d'un article sur la nécessité de lire les textes antiques dans la langue où ils ont été écrits (désolée de faire ainsi durer l'attente, mais je n'ai toujours pas eu de réponse après envoi de ma traduction, donc je repousse encore un peu la date de publication ; j'attends encore une semaine), je me suis dit qu'il serait peut-être intéressant de montrer un peu comment cela se passe, concrètement, dans les travaux de recherche.


En France, en règle générale, on privilégie le texte original : il est toujours mieux de le citer, lui, plutôt qu'une simple traduction, d'abord parce que c'est sur lui qu'on travaille (en principe, i.e. quand on veut faire du bon boulot), avec toutes ses nuances et le style qui lui est propre, ensuite parce qu'on peut ne pas être tous d'accord sur une traduction, du fait même de toutes ces nuances, du style et du contexte dans lequel il a été écrit.

Il est cependant également bienvenu de donner aussi une traduction du texte qu'on cite, précisément pour montrer clairement comment on le comprend (n'importe qui ayant suivi, à un moment, un cursus littéraire, sait qu'il est très facile de noyer le poisson en restant soigneusement dans le vague ; or le vague est l'ennemi de la discussion scientifique, parce qu'il empêche de savoir si l'auteur a dit quelque chose de pertinent ou une grosse connerie). Il y a un moment où il faut savoir se mouiller et ce même dans son propre intérêt : c'est parfois en traduisant qu'on se rend compte qu'on a en réalité totalement mal compris le texte, en faisant un contre-sens ou en ne voyant pas certains éléments qui contredisent radicalement la théorie qu'on est en train d'exposer.

Souvent, les ouvrages de recherche un peu anciens ne donnent pas de traduction, très certainement parce qu'ils considèrent que leurs lecteurs ont une parfaite connaissance de la langue et sont donc parfaitement capables de comprendre ce qui est cité (ce qui devrait être toujours le cas aujourd'hui). Je ne reviendrai pas sur la question de se mouiller ou non (qui est quand même impliquée), pour faire seulement cette observation (navrée, vous vous en doutez, et vous le serez sans doute aussi quand j'aurai publié ma traduction de Woodman) : aujourd'hui, ce n'est plus possible.

De fait, si tous ceux qui étudient la littérature antique sont (normalement) censés avoir une connaissance aussi parfaite que possible (la perfection n'est pas de ce monde, surtout en grec ancien) du latin et du grec, ce n'est plus le cas des historiens, y compris de ceux qui étudient la période antique (pour autant que je sache, sur Paris, il n'y a que Paris I qui oblige ses étudiants à avoir au moins un minimum de connaissances en latin), ni de ceux qui étudient la littérature en général, en particulier de ceux qui seront certainement amenés à faire des comparaisons et/ou des références à la littérature antique.

Je n'argumenterai pas sur le cas des historiens, le texte de Woodman le fera beaucoup mieux que moi ; pour celui des "littéraires" (faute de terme plus spécialisé), j'ai un peu de mal à comprendre comment ils peuvent se contenter de traduction lorsqu'ils font de larges comparaisons, conscients comme ils le sont de combien est importante la manière originale dont le texte est écrit (le même problème se pose pour les textes de littérature étrangère).

Résultat : lorsqu'on travaille sur la littérature antique et qu'on pense un peu aux chercheurs d'autres disciplines qui pourraient être aussi intéressés par ce qu'on fait, on est également obligé de traduire pour des raisons purement pratiques.

Il est donc en théorie toujours mieux de citer le texte original en donnant ensuite sa traduction (que ce soit en note ou dans le corps du texte). Dans la pratique, l'attitude à adopter dépend aussi de la longueur de la citation et de ce que vous écrivez : si la citation est trop longue et que vous ne voulez pas faire quelque chose de trop long (pour un article, par exemple), vous pouvez résumer le texte ou le citer en traduction, en donnant quand même les passages importants en langue originale, soit en note, soit entre parenthèses.

Il est donc tout à fait acceptable de faire comme l'auteur du livre que je suis en train de lire. Le problème est que lui en fait la règle : il ne cite presque jamais le texte original dans son entier et en donne même relativement peu d'extraits pour les mots ou les passages importants. Voyons quand même le bon côté des choses : les traductions données sont manifestement les siennes. Mais enfin, comment peut-on étudier des textes antiques sans les citer "en version originale" au cours de son travail ?

Même si les références précises des extraits discutés sont données, c'est quand même une manière très différente de se poser, scientifiquement parlant, face à sa matière, que lorsqu'on cite les textes originaux, qu'on en donne une traduction ou non. Ne pas le faire, c'est en effet considérer, symboliquement, qu'il est accessoire, qu'en avoir une connaissance directe est accessoire pour comprendre les arguments développés et donc, en allant plus loin, que la connaissance de la langue elle aussi est accessoire, puisqu'il n'est plus vraiment utile de lire le texte autrement qu'en traduction.

Or c'est une pratique que l'on rencontre de plus en plus en lettres classiques. D'où mon étonnement et mes interrogations : pourquoi nous tirer nous-mêmes une balle dans le pied ? Nous n'avons vraiment pas besoin de ça !

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