vendredi 12 février 2010

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 4.

A partir de cette discussion, il devrait juste être évident de combien est large le fossé qui existe entre chacune des quatre traductions et le latin de Tacite ; en effet, on peut considérer comme douteux que l'un des traducteurs ait même été conscient des phénomènes variés qui caractérisent le style de ce passage et qui, dans de nombreux cas, sont la quintessence de Tacite. Il vaut également la peine de garder à l'esprit que c'est un passage relativement réduit du latin de Tacite et qu'il représente moins d'un centième de texte total de ses Annales. Néanmoins, puisqu'il est clair que certaines traductions (comme celle de Jackson) sont meilleures que d'autres (comme celle de Ramsay), dans quelle position seraient les lecteurs, s'ils devaient utiliser une traduction qui essaierait de s'accommoder de toutes les questions soulevées dans la discussion ci-dessus ? Une "bonne" traduction peut-elle prendre la place du texte original ?

Exactement de la même manière que nous ne pouvons pas communiquer nos propres expériences à quelqu'un d'autre sauf par le langage, de même nous n'avons pas accès à l'histoire – c'est-à-dire aux événements passés – sauf par les textes. L'histoire n'a pas d'existence, autre qu'au sens métaphorique, sans le langage : les événements de la deuxième décade de notre ère n'existeraient pas pour nous si nous ne possédions pas les Annales, les inscriptions et autres textes. Pourtant, il est courant, ces jours-ci, de soutenir qu'il n'y a pas de simple correspondance entre un texte et ce qu'un texte représente. Un récit historique peut se présenter comme un texte mimétique et il se peut qu'il le fasse avec succès, mais, en fait, il ne représentera pas la "réalité" ou les "événements" ou "comment les choses étaient réellement". Si l'on accepte cette proposition, comme le font beaucoup de chercheurs, on se rendra compte que le latin de Tacite, bien loin d'offrir une fenêtre sur la réalité, fonctionne plus à la manière d'un oeilleton, déformant la vision au-delà d'un degré plus ou moins grand.

Cette distorsion est doublement incluse dans l'acte de la traduction, comme si l'œilleton était fait d'un verre non seulement couvert de givre, mais aussi coloré. En premier lieu, il n'existe rien qui ressemble à une traduction "neutre". La traduction est inséparable de l'interprétation et les traducteurs sont obligés de prendre d'infinies décisions sur l'interprétation de chaque page qu'ils traduisent, décisions qui se multiplieront dans le cas d'un texte aux suggestions aussi multiples que celui de Tacite. Chaque décision va fermer une interprétation ou plus de ce dont l'original, ex hypothesis, est capable ; et l'interprétation d'un traducteur diffèrera de celle d'un autre et il se peut qu'aucune ne coïncide avec ce que l'auteur voulait dire à l'origine. Mais, même en supposant qu'un traducteur soit constamment sur la même longueur d'onde que les intentions de l'auteur, il resterait encore le fait indépassable que l'auteur, lorsqu'il est traduit, est poussé à dire ce qu'il ne disait pas. Et aucune tentative pour transposer les phénomènes linguistiques, littéraires ou rhétoriques d'un langage à un autre ne peut prendre en compte tous les phénomènes de ce genre, même en supposant que le traducteur soit conscient de tous (ce qui, en soi, est improbable). Pour des raisons pratiques, par conséquent, les lecteurs qui s'appuient même sur de "bonnes" traductions n'ont aucun espoir de même approcher l'expérience de ceux qui peuvent lire le texte original de Tacite.

On a souvent soutenu que la relation entre le style et le contenu de l'historiographie peut être vue en termes de glaçage sur un gâteau ou de dentelle sur un vêtement : si l'on enlève le glaçage / la dentelle / le style, on reste au moins avec le gâteau / le vêtement / le contenu. Si ces analogies étaient vraies, on pourrait peut-être donner comme argument que la division entre le style et le contenu est applicable à un texte traduit : les quatre traductions de Tacite abandonnent inévitablement le glaçage / la dentelle, mais on peut encore en extraire du contenu, à savoir le fait que Germanicus a fait mauvais voyage en descendant la côte illyrienne, qu'il a contemplé le site évocateur d'Actium, puis a continué jusqu'à Athènes, où il a reçu un accueil amical. Cependant, les analogies ci-dessus sont trompeuses, pour deux raisons.

En premier lieu, elles impliquent que le style occupe la deuxième place derrière la "véritable" affaire de l'historiographie, qui est le contenu. Cela contredit complètement les priorités de l'Antiquité, durant laquelle la réception des textes historiques se concentrait sur le style dans lequel ils étaient écrits. Lorsque Denys d'Halicarnasse, dans son essai Sur Thucydide, discute du texte de son auteur, c'est aux plus petits détails de langage et des moyens rhétoriques qu'il s'intéresse. Collingwood, en 1946, a posé sa fameuse question à propos de Thucydide : "Quel est le problème avec cet homme, pour qu'il écrive comme ça ?" Cette question aurait semblé tout à fait naturelle à Denys, pourtant elle est dépourvue de sens pour de nombreux chercheurs modernes ; après tout, l'édition Penguin de Thucydide par Rex Warner ressemble beaucoup à l'édition Penguin de Tacite par Michael Grant : tous deux lisent de manière parfaitement aisée et il n'y a rien qui, de loin, distingue l'un d'eux, à part quelque chose de si particulier à propos de l'édition de Thucydide qu'il mérite d'être mis en question. C'est pourquoi les lecteurs qui s'appuient seulement sur des traductions non seulement opèrent avec les mauvaises priorités, mais ne sont pas non plus en position d'enquêter précisément sur l'aspect qu'a le travail d'un historien, ce qui était la principale préoccupation des Anciens.

Deuxièmement, les analogies ci-dessus supposent que le style et le contenu sont séparables, alors qu'une analogie plus juste serait celle d'un motif tricoté : le tricot et le motif sont constitutifs l'un de l'autre. Les écrivains anciens eux-mêmes définissaient l'historiographie en termes de rhétorique (Cic. De Or. 2.62-64 ; Leg. 1.5) ou de poésie (Quint. X 1.31) ou bien comme se trouvant entre les deux (Aristid. Orat. 28[49].68). Ces définitions, qui, pour le lecteur moderne, semblent individuellement étranges et mutuellement contradictoires, apparaissent à ce propos parce que l'écriture de l'histoire était considérée comme un procédé entièrement rhétorique. Certains effets de cela ont déjà été vus dans notre analyse du passage de Tacite : ordre des mots élaboré (y compris des chiasmes), déploiement de vocabulaire poétique, jeu de mot étymologique et bilingue et assonance (aussi bien anagrammatique que symbolique). Cette concentration de procédés rhétoriques souligne la différence essentielle qui existe entre le texte de Tacite et celui d'un historien moderne. La question n'est pas que ces procédés sont importants en eux-mêmes (même s'ils le sont), mais qu'ils sont le diagnostic de la nature rhétorique du texte. Si ces procédés sont absents, comme ils le sont lorsque le texte est traduit, il n'y a rien d'intrinsèque au texte pour alerter le lecteur sur le fait que ce texte est le produit d'un état d'esprit totalement différent de celui d'un ouvrage d'histoire moderne : une page de la traduction Loeb ou Penguin peut avoir l'air aussi décevante qu'une page de la revue Cambridge Ancient History. A l'inverse, c'est seulement en étant capable de lire et de comprendre le latin poétique de Tacite que des questions-clé concernant les relations de Germanicus avec ses troupes et avec Tibère peuvent être saisies : le style et le contenu sont inséparables. Par conséquent, les lecteurs de textes en traduction ne sont jamais en position de comprendre la nature des indices que leur offrent les historiens grecs et romains et ceux qui enseignent sur la base de textes en traduction fonderont à jamais leurs enseignement sur de fausses prémices. Mais ce n'est qu'une partie de l'histoire.

La série d'événements associés à Germanicus dans notre passage n'est pas sans ressemblance avec l'expérience que fait le héros au livre I de l'Enéide, où Enée aborde avec sa flotte après une tempête, visite un lieu qui lui évoque des souvenirs, revit une fameuse bataille militaire d'une signification particulière pour lui et, finalement, reçoit un accueil royal dans une cité étrangère. En vérité, à un autre endroit de l'histoire, Enée visite même Actium (En. III 278-288). Puisque certains chercheurs ont avancé l'argument que Tacite dépeint Germanicus comme un Enée, il vaut la peine de considérer la relation entre les deux textes. Tacite a-t-il fait des emprunts ou des allusions à Virgile ? Les chercheurs qui connaissent le latin peuvent essayer de répondre à cette question en comparant les textes à la recherche de ressemblances verbales ou phraséologiques. Si les preuves sont suffisantes, ils peuvent conclure que Tacite a (semble-t-il) fait des emprunts à l'histoire d'Enée et appliqué ses emprunts à Germanicus. Si c'est le cas, il n'y a pas de contenu du tout (au sens historique) dans le récit de Tacite. La traduction – par le fait même d'être une traduction – donne une fausse authenticité à une série d' "événements" dont on peut montrer, dans l'original latin, qu'ils n'existent pas. Les chercheurs qui ne connaissent pas le latin ne peuvent pas faire de tels tests, parce qu'ils sont à la merci des traducteurs : à moins qu'ils n'usent de traductions de ces deux textes assez différents, dont chacune se trouve traduire systématiquement les mêmes mots latins par les mêmes mots anglais (il n'y a aucune vraisemblance à cela, de quelque sorte que ce soit), il n'y aura aucune ressemblance sur laquelle fonder un jugement.

Il y a quarante ans, M. I. Finley se plaignait de ce que les chercheurs sur l'Antiquité connaissaient le latin et le grec, mais ne savaient pas faire de l'histoire ; aujourd'hui, la situation est renversée : il se peut que les chercheurs sur l'Antiquité pensent savoir faire de l'histoire, mais beaucoup d'entre eux ne connaissent pas le latin ou le grec. Mais savent-ils même faire de l'histoire ? On enseigne aux historiens modernes que l'une de leurs tâches essentielles est de toujours questionner l'indice qu'on leur présente. Mais les chercheurs sans latin ou grec ne peuvent pas questionner l'indice d'un ancien historien comme Tacite ou Thucydide, parce qu'ils ne savent pas ce qu'est cet indice : ils ne peuvent pas comprendre ce qu'il a écrit. Cela signifie que de vastes champs d'indices – en fait un haut pourcentage des indices desquels dépend notre connaissance du monde antique – devra rester un livre qui leur sera fermé. Il est bien sûr vrai que tous les chercheurs en histoire ancienne ne sont pas concernés en premier lieu par l'interprétation des textes. Mais les chercheurs qui ne connaissent pas le latin ne peuvent pas même se joindre au débat. Certains chercheurs sur l'Antiquité consacrent un temps et une peine substantiels à une lecture attentive des textes historiques et à la réinterprétation de passages familiers, opérations qui, à leur tour, peuvent avoir des implications significatives pour l' "histoire". Pourtant, les chercheurs qui ne connaissent pas le latin ne seront pas capables même de juger pour eux-mêmes si une ancienne ou une nouvelle interprétation est plus plausible, puisqu'ils manquent de la monnaie courante dans laquelle l'échange d'idées est fait.


Vers la partie 3.


Vers la partie 5 (conclusion).

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