mercredi 13 avril 2011

"Omero, Iliade" d'Alessandro Baricco

Contrairement aux apparences, Omero, Iliade n'est ni un livre sur l'épopée d'Homère, ni une "nouvelle version" de la guerre de Troie. C'est une réécriture au sens propre et, surtout, au sens antique du terme (pas de "C'était mal fait, alors j'ai corrigé tout ça", donc), qui pose deux questions : celle de la valeur des textes antiques à notre époque, celle de la façon de les présenter au public (qui se pose notamment à propos des pièces de théâtre : deux exemples ici et ici). 

L'idée de départ de Baricco était de lire en public l'intégralité de l'Iliade lors de divers festivals, mais il se heurta assez vite à l'obstacle de la longueur de l'oeuvre, qui requiérerait une quarantaine d'heures de lecture, devant un public nettement moins patient que celui de l'Antiquité (je vous rappelle que, dans l'Antiquité, quand on allait au théâtre, on y passait la journée, ce qui est difficilement exigeable de nos jours ; en témoigne, notamment, la difficulté à monter les pièces de Claudel).

(Alessandro Baricco, photo prise le 31 octobre 2010 par Niccolò Caranti (Jaqen) ; source : Wikipedia Common)



Il décide dès lors d'en faire une adaptation, qui à la fois conserve autant que possible le texte original, mais introduise aussi un certain nombre de modifications qu'il jugeait nécessaires :

1) il a enlevé toutes les apparitions et interventions des dieux : il considère en effet que, outre que ces scènes sont "les plus étrangères à la sensibilité moderne", elles brisent assez fâcheusement le cours de la narration et affirme qu'il les aurait conservées s'il avait été convaincu qu'elles étaient nécessaires ; par ailleurs, sa vision de l'Iliade est celle d'un monde dont l'homme est l'artisan ultime, car c'est lui qui, finalement, prend ses propres décisions et non les dieux qui l'obligent à faire ceci ou cela ;

2) il a utilisé la traduction italienne de Maria Grazia Ciani, mais en y enlevant tout ce qu'elle pouvait conserver d'archaïsme et en essayant de lui redonner un rythme poétique ; il est aussi particulièrement attentif aux accents que portaient les noms en grec ancien, les considérant comme tout aussi important que leur prononciation, ce qui l'amène à les signaler graphiquement quand ils ne sont pas sur la pénultième (ex. : Anfòtero, Tlepòlemo, Èchio ; je ne sais pas si ces accents ont été conservés dans la traduction française, mais ils devraient l'être, étant donné qu'ils découlent d'une réelle volonté de l'auteur) ;

3) il a choisi de passer d'une narration à la troisième personne à une narration à la première personne, en prenant comme centre de la focalisation, en général, des personnages plutôt secondaires (Chryséis, Thersite, Patrocle au moment de l'incendie des bateaux achéens), mais pas toujours (le dernier chant est raconté du point de vue de Priam, avec, d'ailleurs, de brusques retours à la troisième personne qui me font soupçonner une volonté de représenter un esprit littéralement scindé en deux par la douleur) ;

4) il a fait quelques ajouts, mais mineurs (en général, ce sont de brèves notations psychologiques) et signalés, dans le texte, par des italiques ; le plus évident est le dernier, qui est le récit de la chute de Troie par l'aède Démodocos, qu'il transfère de l'Odyssée, ayant jugé assez frustrant pour ses spectateurs de ne pas avoir la fin de la guerre.

J'entends déjà les homérisants hurler : « Quoi ? mais c'est un scandale ! les dieux sont une dimension tout à fait essentielle de l'Iliade ! Et pourquoi avoir changé le point de vue ! la figure du narrateur est, elle aussi, absolument fondamentale ! » Et, certes, ils ont raison. Mais il convient de bien se souvenir qu'à aucun moment Baricco n'a la prétention de "réécrire" Homère, sous le prétexte absurde et crétin "C'est poussiéreux tout ça, on va le mettre au goût du jour !" : son livre s'intitule Omero, Iliade (Homère, l'Iliade) et non L'Iliade tout court. En ayant cela en tête, sa position sur les dieux devient logique : c'est sa vision du texte et il le dit clairement.

Reste la question du changement de point de vue et des remaniements narratifs qu'il suppose. J'ai personnellement trouvé cette variation très intéressante, ne serait-ce que parce qu'elle donnait la parole à des personnages auxquels on ne prête en général jamais attention (qui s'est un jour demandé comment Chryséis avait bien pu vivre tout ce qui se passe au début du livre ?). Par ailleurs, il m'a paru que cela accentuait encore le côté "récit rétrospectif", qui apparaît dans les tous premiers vers de l'Iliade, mais qu'on oublie assez vite par la suite.

Enfin, étant donné que les ajouts psychologisants sont vraiment mineurs et bien que je ne connaisse pas absolument par coeur toute l'Iliade (c'est Mal, je sais), il m'a semblé que le texte de Baricco était assez fidèle, même lexicalement, à celui d'Homère. Vu l'organisation de l'enseignement public en Italie, il y a de fortes chances pour qu'il soit passé par le liceo classico, i.e. par une filière (longtemps archi majoritaire et aujourd'hui encore assez prestigieuse - quel (bientôt ex -, si ce n'est pas déjà le cas) pays de cocagne...!) où le latin et le grec sont obligatoires jusqu'à l'équivalent italien du bac et, même si ses restes de grec ancien ne lui permettaient très certainement pas de lire Homère dans le texte (puisqu'il a travaillé sur traduction), il a manifestement eu de nombreux échanges avec Maria Grazia Ciani, ce qui explique peut-être sa relative fidélité au texte.




Mais le mieux est encore de vous en fournir un exemple. Voici donc le début des deux oeuvres. Je crains que ce ne soit vraiment trop long de vous donner le texte original, puis la traduction, comme je fais d'habitude, parce qu'il me paraît plus intéressant de citer in extenso. Par conséquent, une fois n'est pas coutume, vous n'aurez que la version française, mais je vous recommande bien sûr très très chaudement de lire les originales, si vous avez la chance de pouvoir le faire. La traduction d'Homère est celle de Paul Mazon, parfois un peu modifiée par mes soins (oui, je sais, ce soir, je suis une sacrée faignasse) ; celle de Baricco est la mienne, étant donné que j'ai acheté le texte directement en italien.

HOMÈRE

Chante, déesse, la colère d'Achille, fils de Pélée, colère funeste qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta chez Hadès de nombreuses âmes fières de héros, tandis que de ces héros même elle faisait la proie de tous les chiens et oiseaux - ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille. Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? le fils de Létô et de Zeus. C'est lui qui, courroucé contre le roi, fit par toute l'armée croître une maladie cruelle, dont les hommes mouraient, parce que le fils d'Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre. Celui-ci était venu aux nefs rapides des Achéens pour racheter sa fille, portant une immense rançon, tenant en main, sur son bâton d'or, les bandelette de l'archer Apollon, et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d'Atrée, bon rangeurs de guerriers : « Atrides et vous aussi, Achéens aux belles jambières, puissent les dieux, habitants de l'Olympe, vous donner de prendre la ville de Priam, et de rentrer chez vous sans problème ! Mais à moi puissiez-vous aussi rendre ma fille ! Recevez cette rançon, par égard pour le fils de Zeus, l'archer Apollon. » Alors tous les autres Achéens dirent en choeur qu'ils étaient d'accord pour respecter le prêtre et recevoir la splendide rançon ; mais cela ne plut pas à Agamemnon, le fils d'Atrée. Brutalement, il le congédie et ordonne avec rudesse : « Prends garde, vieillard, que je ne te rencontre encore près des nefs creuses, que tu y traînes aujourd'hui ou y retournes demain, de peur que ton bâton et les attributs du dieu ne te servent de rien. Ta fille, moi, je ne la relâcherai pas ; la vieillesse l'atteindra auparavant dans ma maison, à Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant son métier à tisser et partageant mon lit. Maintenant, va et ne m'irrite plus, afin de t'en aller sans dommage. »

BARICCO

Tout commença un jour de violence.

Cela faisait neuf ans que les Achéens assiégeaient Troie : souvent ils avaient besoin de vivres, d'animaux ou de femmes et alors ils laissaient le siège et allaient se procurer ce qu'ils voulaient en saccageant les villes voisines. Ce jour-là, ce fut le tour de Thèbes, ma ville. Ils y prirent tout et l'emportèrent dans leurs navires.

Parmi les femmes qu'ils enlevèrent, il y avait moi. J'étais belle : quand, à leur campement, les princes achéens se partagèrent le butin, Agamemnon me vit et me voulut pour lui. Il était le roi des rois et le chef de tous les Achéens : il m'emporta dans sa tente et dans son lit. Il avait une femme, dans sa patrie, elle s'appelait Clytemnestre. Lui, il l'aimait. Ce jour-là, il me vit et il me voulut pour lui.

Mais quelques jours après, arriva au campement mon père. Il s'appelait Chrysès, il était prêtre d'Apollon. Il était vieux. Il apporta des dons splendides et demanda aux Achéens, en échange, de me libérer. Je l'ai dit : c'était un vieillard et il était prêtre d'Apollon : tous les princes achéens, après l'avoir vu et écouté, se déclarèrent d'accord pour accepter la rançon et honorer la noble personne qui était venue les supplier. Un seul, parmi eux, ne se laissa pas charmer : Agamemnon. Il se leva brutalement et se précipita sur mon père en lui disant : « Disparais, vieillard, et ne te fais plus jamais voir ici. Moi je ne libèrerai pas ta fille : elle vieillira à Argos, dans ma maison, loin de sa patrie, en travaillant devant son métier à tisser et en partageant son lit avec moi. Maintenant, va-t-en, si tu veux sauver ta vie. »

On voit bien ici comment Baricco a procédé : j'ai respecté la typogaphie, ce qui veut dire qu'il n'a pas signalé le début comme un ajout en italiques, mais le fait est qu'en lisant les discours entre chefs achéens qui suivent cette scène chez Homère, on peut trouver des éléments justifiant ce développement initial, en particulier une déclaration d'Agamemnon affirmant qu'il préfère Chryséis à sa femme même. Pour le reste, le texte est respecté presque à la lettre, le déroulement de l'action étant seulement légèrement accéléré (cf. les réactions des princes achéens aux supplications de Chrysès). Enfin, on voit bien aussi comment il a travaillé sur les rythmes, en introduisant lui-même des répétitions qui donnent un tour à la fois poétique et légèrement archaïque à son texte.

Personnellement, vous vous en doutez, j'ai bien aimé ce livre L'important est, à mon avis, de ne pas le lire en faisant constamment la comparaison avec Homère. Le résultat de la démarche de Baricco en est vraiment distinct, si bien qu'il s'agit d'une oeuvre pleinement originale, bien loin d'une simple adaptation.

De là à voir dans cette démarche une solution aux problèmes de mise en scène, il n'y a qu'un pas, qu'à mon avis il ne faut pas franchir sans bien réfléchir avant : le genre de  départ n'est en effet pas le même (on n'écrit pas de la même manière pour être lu que pour être représenté) et la situation d'arrivée, elle aussi, est sensiblement différente. Certes, ce texte était fait pour être lu en public (Baricco ne précise pas par qui dans sa préface ; [mode latiniste on :] au passage : quel retour aux recitationes romaines ! quel jeu magnifique sur l'imitatio ! [/fin de la seconde latiniste]), mais, là encore, lire et représenter n'est pas la même chose. Il y a peut-être là une voie médiane pour la question de l'accès aux oeuvres antiques dans la société actuelle, mais, ce qu'il faut surtout en retenir, c'est ce qu'il est encore possible de faire, de montrer  et d'apprendre avec ses oeuvres antiques - et avec les oeuvres non contemporaines d'une manière générale.


mardi 12 avril 2011

Les Bacchantes aux Dionysies

Les Dionysies, festival printanier de théâtre, de poésie et de déclamation antiques, se sont déroulées cette année du 25 mars au 2 avril, au Réfectoire des Cordeliers, dans le 6ème arrondissement. Le programme était particulièrement dense (deux à trois représentations chaque soir) et varié, englobant aussi bien des mises en scène dramatisées d’épisodes épiques (Ulysse chez Circé), des lectures de poèmes et d’œuvres historiques (Hymne à Déméter, Géorgiques de Virgile, extraits de Thucydide), des déclamations oratoires (Troisième Philippique de Cicéron), que des pièces de théâtre (deux versions, une afghane et une abyssinienne de l’Antigone de Sophocle, l’Orestie d’Eschyle, et les Bacchantes d’Euripide). Ayant déjà vu l’an dernier l’Antigone bactrienne, je me suis limitée cette année aux Bacchantes, work in progress, représenté par la troupe « Allez Bacchantes » formée d’étudiants de l’ENS et de diverses universités parisiennes, et à l’Orestie de la célèbre compagnie Démodocos, pilier des Dionysies, dirigée depuis sa création en 1995 par Philippe Brunet, professeur de littérature grecque à l’Université de Rouen, et spécialiste de métrique. Comme le temps m’est un peu compté, je me contenterai de rendre honneur aux nouveaux venus sur la scène dionysiaque, et ne parlerai que des Bacchantes.

Le projet de mise en scène des Bacchantes a vu le jour l’an dernier à l’ENS, sous l’égide d’une ancienne élève, actuellement chef de la troupe, Laure Petit. A l’origine, il s’agissait de se confronter, par un travail de groupe, aux multiples difficultés que le chœur antique ne manque jamais de poser au metteur en scène contemporain : problème de la gestion d’une parole collective dans une société moderne dominée par les valeurs individualistes, problème de la recréation d’une performance chantée et dansée, dont la chorégraphie et la « partition » ont disparu, dans un registre qui puisse nous « parler » aujourd’hui, problème de la transposition de la dimension politique et rituelle de la tragédie grecque portée par le chœur dans un contexte culturel désormais laïcisé. D’où un travail en deux volets, l’un théorique, l’autre pratique. Le volet théorique, orienté vers l’étude et la discussion de mises en scènes contemporaines, parfois en présence des metteurs en scènes et traducteurs, était en quelque sorte conçu comme l’antichambre réflexive de son pendant pratique, où s’élaborait, à titre expérimental, une mise en scène de l’entrée du chœur, la parodos, des Bacchantes d’Euripide. Le projet a débouché en juin dernier sur une représentation en plein air à l’ENS, et devant le succès remporté, a été étendu en 2010-2011 à la mise en scène de la pièce dans son intégralité.



Affiche de la version 2010 des Bacchantes à l'ENS.

L’intérêt principal des Bacchantes proposées aux Dionysies réside donc dans la prééminence accordée au chœur, véritable matrice du projet, et facteur d’unité esthétique et signifiant de la représentation. Dans cette mesure, le choix des Bacchantes n’est sans doute pas un hasard, puisque dans cette pièce, le chœur joue un rôle clef et porte à leur paroxysme les traits caractéristiques du chœur grec tragique, qu’il renouvelle en même temps profondément. Le chant et la danse, plus peut-être que pour les autres chœurs tragiques grecs, sont le modus agendi des bacchantes. Par la musique, par le corps, s’exprime le délire bachique, cette mania qui, à l’instar de l’ivresse, autre manifestation dionysiaque, est porteuse de bonheur, d’oubli des maux associés à la condition humaine, mais aussi d’une violence latente terrible, qui à tout moment peut se retourner contre les ennemis du dieu. Bien plus, le délire bachique se fait lui-même culte de Dionysos, offrande musicale et chorégraphique au dieu des chœurs et du théâtre, du vin, du printemps et de la régénération de la nature, un dieu étrange et étranger, un dieu-acteur qui, sous un déguisement humain, vient se faire reconnaître à Thèbes, ville de sa mère, comme dieu né de Zeus.
Paradigme quasi métathéâtral du chœur grec chanteur et danseur, le chœur des Bacchantes n’en est pas moins profondément exotique et singulier : chœur de femmes Lydiennes (d’Asie mineure), et donc barbares, officiantes d’un culte nouveau non dépourvu de rites inquiétants (le sparagmos, par exemple, mise en pièces rituelle d’un animal vivant) sur fond de folie incontrôlable, les bacchantes sont bien différentes des chœurs tragiques plus traditionnellement constitués de groupes appartenant à la communauté civique, mères, vieillards ou jeunes filles, voix du bon sens et de la sagesse du peuple.

Haut en couleur, le chœur des Bacchantes est donc une source de créativité inépuisable pour le metteur en scène, avec toutefois le risque d’un exotisme folklorique poussé à l’excès, et donc kitsch, et au niveau du jeu, d’une hystérie qui peut sombrer dans le ridicule. Pour éviter le premier risque, la troupe « Allez Bacchantes » a opté pour un costume assez simple et dépouillé, des robes à tissu réversible, couleur nature (brun-beige) sur la face extérieure, et rouge-mauve sur la face intérieure, afin d’évoquer le double aspect, à la fois paisible, en harmonie avec une nature pacifiée, mais aussi potentiellement violent et sanguinaire de la bacchante. Les deux pans qui forment la robe, court devant, long derrière, peuvent être alternativement noués et dénoués, permettant toutes sortes de jeux avec le tissu, et dévoilant tour à tour les deux faces colorées. Le costume est complété par des cheveux lâchés en désordre, et un maquillage assez prononcé, visages blanchis et yeux cernés de mauve. La chorégraphie, accompagnée par deux percussionnistes présents sur scène, s’inspire quant à elle des expérimentations menées l’an dernier sur la parodos, mais avec un groupe presque entièrement recomposé, qui a dû retrouver une harmonie d’ensemble et réévaluer la place de la parodos, désormais insérée dans un drame complet, et donc nécessairement réduite.
Disons-le tout de suite, ce nécessaire travail de transformation et de réadaptation n’est pas encore totalement achevé (mais il s’agit, rappelons-le, d’un work in progress). Par rapport à la prestation de l’an dernier, le chœur a un peu perdu en dynamisme, en énergie trépidante, bondissante, et haletante. Le groupe a encore quelque peine à trouver son rythme, et à gérer les transitions entre les différentes phases de chaque chant choral. Mais la créativité est bien là : succession de phases lentes et rapides, agitées et apaisées, mobiles et statiques empêchent le spectateur de s’habituer à un type de jeu, de se laisser bercer par la monotonie, et d’oublier que les manifestations de la folie bachique sont imprévisibles. La parole, de même, circule à travers le groupe, et est portée tour à tour par le chœur au complet, par une moitié chorale, par des duos, des solos etc. Les réussites, évidemment, sont encore inégales. Je suis pour ma part davantage convaincue par les mouvements de groupe amples, déployés sur l’ensemble de l’espace de jeu (de plein pied avec le public, assez vaste en largeur comme en profondeur), à la fois plus proches des courses et bonds dans la montagne évoqués par le texte d’Euripide, et plus saisissants visuellement. Je retiens en particulier l’entrée en scène de la coryphée, immédiatement suivie par les autres choreutes, qui traversent en bondissant le plateau en ligne diagonale, en se frappant les cuisses des mains. Certains moments statiques, où le groupe frappe en cadence des mains ou du pied contre le sol, établissant un rapport quasi magique avec la terre, et provoquant la montée d’une tension, d’une attente angoissantes, fonctionnent aussi plutôt bien.
Les passages à connotation extatique en revanche, où le groupe se délite, où chaque membre du chœur exprime individuellement le délire dionysiaque sur un mode qui lui est propre, m’ont semblé moins aboutis. Peut-être parce qu’ils doivent surmonter la double difficulté du maintien d’un jeu collectif et de l’émergence d’énergies individuelles bien caractérisées (et sur ce point, je souligne la très belle prestation de la coryphée, qui doit ses gracieux mouvements de bras à une longue pratique de la danse indienne) ; peut-être aussi parce que le choix de la transe comme manifestation du délire dionysiaque exige la maîtrise de techniques corporelles complexes, comme le montre très bien la mise en scène grecque des Bacchantes par Terzopoulos, qui a sans doute servi en partie de modèle à la troupe.

Du côté des acteurs, les choses vont plutôt bien. Dionysos, le dieu androgyne aux longs cheveux bouclés, est joué par une actrice (Laure Petit). S’il ne s’agissait pas à la base d’un choix délibéré, mais d’une nécessité imposée par les circonstances, le résultat n’en a pas souffert. Revêtu d’une longue tunique orientale bleu clair, portant à la main le thyrse, long bâton surmonté d’une touffe de lierre, ce Dionysos féminin ne perd à aucun moment son large sourire figé, ce sourire bien peu tragique souligné à mainte reprise par le texte, qui dénonce sous l’apparence humaine la divinité imperturbable et invulnérable. Cadmos, grand-père maternel de Dionysos, et Tirésias, le fameux devin, couple de vieillards chenus qui se sont laissés gagner aux mystères du nouveau dieu, forment un couple bien accordé, aux accents quasi comiques, lorsqu’ils sautillent sénilement en cadence, en se soutenant mutuellement et s’appuyant sur leurs thyrses, pour se livrer aux fureurs bachiques qui leur ôtent le poids des ans. Face au clan dionysiaque, authentique (Dionysos et son chœur), ou parodiquement dégradé (Cadmos et Tirésias), Penthée, le tyran, cousin et implacable adversaire de Dionysos qu’il refuse de reconnaître comme un dieu, homme rationnel, résolument moderne, apparaît en costume contemporain. Son jeu bien dominé exprime avec efficacité le sentiment de supériorité, la démesure tyrannique, les pulsions colériques d’un roi incapable de se maîtriser, mais aussi son irrésistible curiosité envers les mystères dionysiaques.

La représentation s’étant arrêtée au moment de l’entrée de Penthée dans le palais où Dionysos doit le déguiser en femme pour lui permettre d’assister aux rites des bacchantes thébaines (au premier rang desquelles sa mère Agavé et ses tantes, que Dionysos a frappées de folie), je ne peux qu’attendre avec impatience la scène de la folie de Penthée, ainsi que la terrible scène finale où Agavé, encore en proie au délire, surgit en portant à la main la tête de Penthée, qu’elle a elle-même inconsciemment tué… A ceux qui partageraient cette curiosité, et qui désireraient découvrir un spectacle, qui en dépit des quelques réserves que j’ai pu formuler, est très prometteur et ambitieux, je donne rendez-vous à l’ENS, les 16 et 17 juin prochains (date à confirmer), pour la version intégrale des Bacchantes.


Sorayya

jeudi 7 avril 2011

"Gomorra" de Roberto Saviano

Contrairement aux apparences, ce n'est pas pour faire de la pub à mon autre blog que je poste ce message, mais juste parce que j'ai fait une note sur Gomorra de Roberto Saviano et que les problématiques d'élaboration posées par ce livre sont plus ou moins les mêmes que pour les historiens antiques : quel ordre de déroulement de son récit ? caractère autoptique ou non de la narration (ce qui est autoptique, c'est ce que vous avez vu de vos propres yeux) ? quelle authenticité des discours, des scènes, des personnages ? etc. 

J'ai finalement décidé de ne pas beaucoup développer cet aspect dans ma note, parce qu'il m'a semblé que cela demanderait trop d'explications bibliographiques préliminaires et que cela n'avait finalement pas vraiment sa place à cet endroit (d'où sa publication ailleurs). Mais le parallèle, à mon avis, peut être fait sans aucun doute : les questions d'élaboration que pose Gomorra sont les mêmes que celles que posent Plutarque, Tacite et les autres. D'où le lien que je mets ici, pour ceux qui seraient intéressés.

Pour me faire pardonner, en teasing, très bientôt ici, une note sur Omero, Iliade d'Alessandro Baricco.

mardi 5 avril 2011

"I'm a G(r)eek" : Horrible Histories

La BBC est géniale, énième leçon. Non contente de livrer régulièrement des fictions d'une grande qualité, la chaîne britannique ne cesse de produire et de diffuser de fort bons documentaires, mais aussi des programmes éducatifs pour la jeunesse dont l'humour et la vivacité n'ont rien à envier aux sketches des Monty Python.

C'est ainsi que la chaîne de télévision BBC One a diffusé en 2009-2010, dans le cadre de ses programmes "CBBC" (Children's BBC, les programmes pour enfants), une adaptation de la série de livres Horrible Histories, créée en 1993, qui présente diverses périodes historiques aux enfants dans des livres humoristiques. Ceux-ci, comme leur nom l'indique, donnent volontiers dans l'horrible et le gore : bref, une sorte d'Alcibiade Didascaux davantage orienté humour noir.

L'adaptation télévisuelle a connu pour le moment deux saisons d'une grosse dizaine d'épisodes chacune, présentant, sous forme de courts sketches et de chansons, toutes sortes de périodes historiques, dont l'Antiquité, naturellement. Les sketches et les chansons sont bourrés d'humour et mettent volontiers en avant les aspects les plus bizarres des civilisations et des périodes abordées, mais accomplissent néanmoins un joli travail pédagogique, qui permet à un large public d'aborder des questions historiques habituellement réservées aux seuls antiquisants. Seul problème, de notre côté de la Manche : une bonne maîtrise de l'anglais est nécessaire pour apprécier les paroles. Mais ce n'est qu'un alibi culturel supplémentaire...

C'est ainsi qu'une amie m'a fait découvrir la chanson "Brainy Greeks" (qui, après enquête, appartient à l'épisode 12 de la saison 1). Elle est chantée, excusez du peu, par Aristote et Archimède en personne. En voici la première partie :



Et la seconde partie :



Une amusante évocation des inventions grecques, mais aussi une belle parodie de la notion de "miracle grec", qui tend à faire croire que la Grèce antique est sortie de nulle part toute armée comme Athéna du crâne de Zeus, et que les Grecs ont tout inventé par eux-mêmes. Méfiance : le miracle grec, c'est surtout la Grèce telle que les anciens Grecs aimaient à se la représenter eux-mêmes (et à la donner à voir aux autres, même après des millénaires)...

Quittons l'univers des philosophes et des ingénieurs pour nous tourner vers les guerriers par excellence, les Spartiates. Si le film 300 vous avait déçu par ses quelques libertés prises avec l'histoire, gageons que le Spartan High School Musical (saison 2, épisode 3) saura vous contenter...



Là je regrette l'absence de sous-titres, parce que ça reste assez coton de suivre tout le détail des paroles, mais, pour ceux qui n'y comprendraient (ou n'y connaîtraient) rien, la chanson donne en gros toutes sortes d'éléments véridiques à propos de l'éducation aristocratique spartiate, de l'eugénisme à la carrière militaire en passant par la fameuse cryptie, le "rite de passage" au cours duquel les jeunes gens vivaient hors de la ville et devaient agir en hors-la-loi.

Et les Romains, alors ? Dans l'épisode 4 de la saison 1, le "Roman Report" de Bob Hale résume leur histoire en un temps record : 2 minutes et 54 secondes...



Et comme l'histoire événementielle ne fait pas tout, laissez-moi finir avec l'exemple de la religion romaine, abordée dans "Roman Gods Direct" (saison 1, épisode 9)...



Pour plus de renseignements sur Horrible Histories, le plus simple est encore de visiter le site de la série de la BBC dont proviennent ces extraits, et le site de la série de livres dont la BBC a adapté le principe.