samedi 12 mars 2011

"Electre" au Théâtre du Lierre

Electre, d’après Sophocle (Vème s. avt JC) et Hofmannsthal (1904)
Mise en scène de Pascal Larue
Traduction et adaptation : Eleonora Rossi
Création 2009 au théâtre de Chaoué (Allones) par la compagnie Théâtre de l’Enfumeraie
Au Théâtre du Lierre, Paris XIIIème, du 2 au 6 mars 2011

L’Electre présentée par Pascal Larue est de ces mises en scène qui refusent de rapprocher l’univers tragique grec du public actuel en le transposant dans le monde contemporain, et privilégient au contraire le maintien d’un écart où se lit l’étrangeté d’un genre ancien doté de ses codes singuliers et d’une dimension sacrée. Bien en phase avec la ligne artistique du Théâtre du Lierre qui reçoit la troupe de l’Enfumeraie, et en accord avec les notes de mise en scène de Hofmannsthal qui refusait lui aussi toute adaptation moderne comme toute reconstitution à l’antique, P. Larue a choisi de faire évoluer ses personnages dans un décor japonisant. Les trois murs de scène sont ainsi longés par trois pontons, tandis qu’au fond se dresse le palais-pagode des rois de Mycènes dont la façade semi-transparente diffuse, plus ou moins intensément au cours de la pièce, cette lumière « rouge comme le sang » qui était l’un des éléments structurants de la mise en scène envisagée par l’auteur autrichien.

Si l’adaptation proposée est sans doute plus fidèle à la pièce d’Hofmannsthal qu’à celle de Sophocle (dont disparaissent en particulier le prologue, le fameux récit de la pseudo-mort d’Oreste aux jeux pythiques, et la ruse déployée autour de la fausse urne funéraire supposée contenir les cendres du héros), elle conserve cependant le chœur, pilier du genre tragique grec. Grâce à un véritable travail chorégraphique et vocal, la mise en scène est ainsi en mesure de restituer pleinement la dimension collective, à la fois sociale et rituelle de la tragédie grecque, ainsi que de la rendre à sa dimension de spectacle total. C’est d’ailleurs sur l’entrée du chœur en une procession rituelle qui répète les funérailles d’Agamemnon, ce moment fondateur où le temps s’est arrêté, que s’ouvre la pièce. Revêtus de longues robes colorées (japonisantes également), et de demi-masques, les choreutes déposent en chantant, dans une jarre-tombeau, le masque funéraire du roi, inspiré du fameux masque d’Agamemnon de Mycènes, puis se livrent à une danse sacrée accompagnée de chants proférés dans une langue étrange (le japonais ?), et rythmés par la musique d’un violoncelle joué sur scène.

Lorsque le chant choral s’interrompt, c’est la mélopée d’Electre qui lui succède, des paroles terribles répétées en boucle sur l’air innocent d’une comptine enfantine : « mon papa est mort, il est raide mort / y’en a plus que deux qui tueront leur mère / y’en a plus que deux qui sont vigoureux ». Electre, dans sa tunique courte d’Artémis chasseresse, avec son regard hagard et ses traits sauvages, est à la fois l’éternelle vierge de Sophocle figée à l’âge de jeune fille, dans le temps du deuil et l’attente de la revanche, et la névrosée post freudienne de Hofmannsthal, morte-vivante mue par son obsession vengeresse,  une pulsion de mort destructrice et auto-destructrice. Comme le chœur, son allié naturel, Electre danse (c’est là aussi un trait emprunté à Hofmannsthal), mais d’une danse endiablée, de possédée. Performance quasi-magique qui invoque le surgissement de la vengeance, envoûtante et terrifiante prestation, la danse d’Electre, à la fin, se fait célébration de la vengeance accomplie, gestuelle de plus en plus désarticulée et spasmodique, agonie dansée à laquelle l’héroïne, vidée des forces vitales qui ne faisaient qu’un avec sa haine désormais assouvie, succombe. Danse de la mort, la danse d’Electre est astucieusement contrebalancée, dans cette mise en scène, par une danse de Chrysothémis, sa sœur, qui incarne au contraire la pulsion de vie et les forces de l’érôs. Gracieuses évolutions, que celles de Chrysothémis, toutes en petits pas mesurés et en mouvements ondulants des bras : traduction chorégraphique de l’harmonie classique grecque que le long péplos immaculé de jeune fille incarne également face à la démesure tragique et inhumaine de sa sœur.

A ce premier ensemble constitué par Electre, Chrysothémis et le chœur,  s’oppose un second, formé par Clytemnestre et ses femmes. L’une des plus grandes réussites de cette mise en scène est en effet sans doute d’avoir récupéré le groupe des servantes hostiles à Electre introduit par Hofmannsthal dans la première scène de sa pièce, pour en faire une sorte de chœur secondaire, contrepoint du chœur tragique de Sophocle allié à l’héroïne. Le « chœur » des servantes (d’ailleurs joué, sans les masques, par les mêmes actrices qui composaient le chœur principal) ne chante pas, ne danse pas : il raille, médit, et glousse. Bien plus –et c’est là qu’intervient le génie du metteur en scène-, ce second chœur, littéralement, fait corps avec Clytemnestre. Lorsque les portes du palais s’ouvrent pour laisser apparaître, juchée sur son trône, la reine, figée, raidie dans la gaine de sa robe noire incrustée de pierres magiques et de talismans, celle-ci se trouve entourée de ses servantes qui l’assistent dans chacun de ses mouvements. Peu à peu, leurs bras l’enserrent, leurs bouches se mettent à accompagner les paroles de la reine, jusqu’à la métamorphoser en une sorte de monstre féminin, de déesse hindoue à la fois terrifiante et grotesque. Une fois portée par ses servantes dans l’espace de jeu central où elle fait face à sa fille, Clytemnestre redevient la névrotique-hystérique d’Hofmannsthal, semi-paralytique terrorisée par ses angoisses nocturnes et sa mauvaise conscience, appuyée sur son sceptre paré de grigris- un personnage dont les intonations haut perchées et artificielles, ici, font un être passablement ridicule, auquel le public ne ménage pas ses éclats de rire.

Le personnage d’Oreste, dont le retour cristallise l’angoisse ou l’espérance des autres personnages, n’a pas non plus été négligé par l’inventivité créatrice de cette mise en scène. Le héros, qui n’apparaît, comme chez Hofmannsthal, que pour une brève scène de reconnaissance avec sa sœur avant le meurtre, est représenté sous la forme d’une marionnette humaine masquée, mue par les baguettes de « marionnettistes » qui l’entourent. Ses gestes, mécaniques et stylisés, sont accompagnés de la voix d’une actrice, agenouillée au fond de la scène, qui récite son rôle. Ce recours à l’art traditionnel des marionnettes asiatiques, en harmonie avec la scénographie de la pièce, permet de rendre très astucieusement le caractère « à part » du personnage d’Oreste. Un personnage mu par le dieu Apollon chez Sophocle, par une volonté indéfectible chez Hofmannsthal, un personnage sans passions à mille lieues des souffrances et rancœurs de sa sœur, une simple force agissante qui n’entre en scène que pour remplir sa mission. Un personnage quasi épique qui surgit pour accomplir une vengeance qui ne fait pas problème, un meurtre « sans restes » (Florence Dupont) qui ne laisse derrière lui ni remords ni règlement judiciaire. Or, c’est justement sur ce point que l’adaptation proposée par P. Larue et E. Rossi, peut, dans son dénouement, porter à controverse. A l’habile tissage des textes de Sophocle et Hofmannsthal, cette nouvelle adaptation ajoute en effet, à la toute fin, une conclusion inspirée des Euménides d’Eschyle, et prononcée (toujours à travers la voix de l’actrice qui le double) par Oreste. Certes, une telle conclusion ajoute une dimension étiologique et judiciaire à l’histoire d’un meurtre qui, chez le poète grec comme chez le dramaturge autrichien était close sur elle-même, la vengeance, dans les deux cas, étant à elle-même sa propre fin. Avant d’en conclure trop vite au contresens, il faut cependant tenir compte du fait qu’un tel dénouement est tout à fait cohérent avec la logique interne de la mise en scène, et en particulier avec sa représentation d’Oreste comme héros surgi de la tradition, ordonnateur, et, en un certain sens, civilisateur. Au moment où Electre, représentante de la force des passions féminines incontrôlables, git sous les yeux du public,  désormais hors-jeu, s’établit un ordre nouveau, patriarcal, stable et rationnel. 

Au sortir de cette représentation  remarquable par  l’ingénieuse combinaison qu’il a su faire de deux textes, de deux lectures du mythe, de deux univers culturels, de deux esthétiques théâtrales distants de plus de 23 siècles, ainsi que par une créativité scénique incroyablement féconde, une inquiétude vient cependant ternir le plaisir du spectacle. Le Théâtre du Lierre, dont la compagnie, dirigée par Farid Paya (également directeur du théâtre) concentre ses recherches depuis des années sur le théâtre antique, va fermer ses portes début juillet, et aucune solution à ce jour n’a été proposée pour le reloger. Espérons que sa troupe, ainsi que les compagnies, comme celle de l’Enfumeraie, que Le Lierre avait coutume d’accueillir, retrouveront bien vite un nouvel espace d’expression pour continuer à proposer un théâtre antique exigeant et inventif, tel qu’il fait souvent cruellement défaut sur les grandes scènes parisiennes...


Sorayya

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