lundi 12 septembre 2011

Drame sans nom

Je l'ai voulu, j'ai cru l'avoir, je me suis cruellement trompée, j'ai pleuré, supplié, rampé, tapé du poing sur la table, menacé de miction sauvage les portes de l'ensemble de l'administration universitaire, bref, ce fut un feuilleton à Incroyable Suspense. 

Mais si, mais si, vous vous en souvenez, ça s'est fini ici ; je veux parler de

mon avenant à mon contrat doctoral

le fameux sésame qui m'a permis d'être ENFIN en règle avec l'Education Nationale pour trois ans (à charge de revanche). 

Eh bien, aujourd'hui, un Drame Sans Nom s'est produit.

J'étais en train de donner un coup de main pour les inscriptions pédagogiques. Au début, c'est finalement assez fun, parce qu'on est enfin Du Bon Côté Du Bureau ("Bonjour, moi, c'est la littérature gréco-romaine ! Quel groupe avez-vous choisi ? Le n°2 ? C'est parfait ! Vous pouvez aller voir ma collègue à côté ! Bonjour, ici, c'est la littérature gréco-romaine...") ; mais au fur et à mesure que la journée avance, ça devient plus casse-tête ("Bonjour, moi, c'est la littérature gréco-romaine ! Quel groupe avez-vous choisi ? Le n°2 ? Ah non, je suis désolée, le n°2 est fermé, on a atteint le nombre limite d'inscrits. Vous ne pouvez absolument pas les autres jours ? Attendez... Et si vous changiez votre TD de français ? Ah, vous avez histoire à l'autre horaire... Et si vous changiez votre TD d'histoire, pour changer votre TD de français, pour régler le problème de la littérature gréco-romaine ? Hélène, il y a encore des places pour le TD n°3 d'histoire contemporaine ?"). 

Ajoutez à cela, la fatigue (le premier qui se moque des secrétaires crevées, je lui ferai recopier mille fois des numéros de cartes d'étudiant), la faim et des étudiants perdus parce que les salles d'inscription ont changé, mais personne n'a rectifié les panneaux à l'entrée. 

C'est là qu'une Idée Géniale a germé dans mon cerveau surchauffé : "Eh, si on mettait un papier sur la porte ? Ça éviterait aux Lettres modernes d'entrer ici et ça confirmerait aux nôtres qu'ils sont au bon endroit !" 

Aussitôt dit, aussitôt fait : je choppe une feuille dans mon trieur (que j'avais naïvement emporté en me disant que j'aurais peut-être moi-même vingt minutes pour exhiber les pièces justificatives nécessaires à ma réinscription en thèse et repartir avec ma propre carte d'étudiante), je la coupe en deux, j'écris au verso, je mets le tout sur la porte, dans le couloir, avec un bout de scotch passé par une collègue.

Et je retourne à ma place, tranquille et satisfaite.

Ce n'est que dix minutes plus tard que, au moment où le flux de Jeunes était presque épuisé et où je me posais une Question Cruciale pour mon Esprit Ecolo Would Be : "Qu'est-ce que je fais de la seconde partie de cette feuille ?", que je constatai avec horreur qu'il y avait écrit au recto : "Il est convenu que Melle Lina aurait une mission d'enseignement égale à un service annuel de 64 HETD (Heures équivalent TD)". 

J'AVAIS DÉCHIRÉ EN DEUX L'AVENANT À MON CONTRAT DOCTORAL !!!! 

La première partie avait, de peu, échappé à la poubelle ; la seconde pendouillait joyeusement dans le couloir, scotchée à la porte et, surtout, imbibée de l'encre de mon Instrument de Travail, j'ai nommé

Je vous laisse imaginer ma consternation. Pour tout dire, je me suis traitée d'archi-gourde devant une bonne partie de mes collègues, assez amusés : "Ne t'inquiète pas, Lina : une photocopie, du blanco sur la photocopie, une autre photocopie et le tour est joué !"

Et ils avaient raison. J'ai récupéré un truc potable pour ma réinscription, on ne voit même pas qu'il y a eu un ch'tit accident. M'enfin, outre qu'il est raffistolé au scotch, le dos de l'original, c'est ça : 


vendredi 2 septembre 2011

Le genre attaqué (ou comment maintenir le bas peuple dans l'ignorance et manipuler les esprits en 80 signatures)

Il y a l'univers universitaire, celui où évoluent les jeunes enseignants-chercheurs qui rédigent ce blog. Et puis il y a le reste du monde. Dans l'univers universitaire, la recherche consiste à augmenter ou améliorer le savoir, et l'enseignement consiste à transmettre ce savoir aussi bien que possible, auprès d'un public aussi large que possible. Il faut être précis, rigoureux, patient, clair, concis.
Dans le reste du monde, en revanche, toutes sortes de gens sont mûs par des soucis ou des intérêts complètement différents. La plupart du temps, c'est plutôt un soulagement pour moi de ne pas être contraint en permanence par les exigences de la recherche, qui sont rudes. Cependant, cela ne m'empêche pas d'espérer tout de même, de la part de mes interlocuteurs, une certaine honnêteté intellectuelle, ou au moins, comme diraient les Wikipédiens, de supposer la bonne foi. Car le métier que j'ai choisi suppose certaines valeurs (l'honnêteté intellectuelle, justement, et le désir d'aider les gens à s'instruire) qui, bizarrement, ne restent pas dans le bureau à côté de l'agrafeuse quand je rentre à la maison, mais sont des principes que je soutiens profondément au quotidien.

Mais il y a des fois où je tombe sur des propos ou des actions qui trahissent non pas simplement l'ignorance (qu'on ne saurait reprocher à personne) ou la paresse (dont certes personne n'est à l'abri), mais vraiment une malhonnêteté intellectuelle totale et systématique, un tel mépris pour tout ce qui constitue normalement le dialogue honnête entre personnes et la souhaitable circulation du savoir dans la société, que mon sang ne peut que bouillir, que je ne peux que me révolter viscéralement contre la négation complète et délibérée de ces valeurs.

Le genre dans les manuels scolaires : pourquoi quatre-vingts élus réclament-ils une mesure impossible à un ministre de leur propre parti ?

Voilà de beaux principes, me direz-vous, mais que nous vaut de les voir brandis ainsi ? Les protestations de quatre-vingts députés de l'UMP, à propos de manuels scolaires récemment publiés à partir des nouveaux programmes de SVT qui seront enseignés en classe de Première (voir le bulletin officiel spécial n°9 du 30 septembre 2010 fixant le programme d'enseignement spécifique de sciences en classe de première des séries économique et sociale et littéraire, et, à la page 8 de son pdf détaillé, les encadrés "Devenir homme ou femme" et "Vivre sa sexualité"). Ces députés ont protesté contre certaines pages de ces manuels, dans lesquelles sont évoquées pour la première fois les notions de genre et d'orientation sexuelle. Et ils ont demandé à l'actuel Ministre de l'Education nationale, Luc Chatel (également UMP), le retrait des manuels en question (voyez les articles parus dans les journaux du 30 août, par exemple ici dans Le Monde, dans Libération ou dans Le Figaro et la lettre entière en pdf sur le site du député Richard Mallié).
Quelle forme prend leur protestation ? Nous allons le voir en détail. Terminons d'abord sur l'affaire : Luc Chatel a opposé hier, dans une interview sur RTL (brève sur le Nouvel Observateur ou l'interview en audio sur cette page, sous l'article, à partir de 3'40'' environ), une fin de non recevoir pure et simple à leur demande, en rappelant à raison que l'Etat élabore les programmes scolaires mais n'a pas pour rôle de contrôler le contenu des manuels scolaires en dehors du respect des programmes fixés.

On peut donc s'étonner pour commencer de voir ces quatre-vingts élus s'indigner de l'application de programmes scolaires qui mentionnent bel et bien les notions de genre et d'orientation sexuelle, et surtout qui sont publiés depuis septembre 2010 : leur indignation en septembre 2011 semble pour le moins tardive.
Plus étonnante encore, leur protestation, qui réclamait au Ministre de court-circuiter toutes les procédures : comment pourrait-on croire qu'ils les ignorent ? S'il était aussi facile de court-circuiter les lois en République, il n'y aurait pas besoin de compter les voix dans les urnes et je serais aussi élu qu'eux en ce moment.
On pourrait enfin s'interroger sur l'intelligence stratégique d'une pareille protestation : voilà quatre-vingts élus de l'UMP qui attaquent un ministre UMP à propos de programmes scolaires élaborés et publiés sous gouvernement UMP, c'est-à-dire, en somme, qui se révoltent contre la gouvernance de l'UMP. Un tel étalage de discorde au sein du parti et une telle remise en cause de sa politique à si peu de mois des élections pourrait paraître de mauvais augure. Mais enfin ils ont protesté, d'une façon qui ne pouvait aboutir à rien en termes d'action gouvernementale, et qui, comme c'était prévisible, n'a abouti à rien.

...mais pour empêcher la diffusion d'un savoir qui les gêne, dirait-on.

Seulement voilà : dans l'intervalle, leurs propos ont été diffusés, repris, commentés. Et c'est ici que je hurle. Car leur "protestation", sous couvert d'une juste indignation de bons élus inquiets parlant au nom de malheureux parents, est une entreprise de désinformation pure et simple. Ces élus n'ont pas entamé un débat intellectuellement honnête. Le but de leur communiqué est clair : diaboliser les notions de genre et désinformer la population sur les avancées des sciences humaines, en les discréditant au passage avec un anti-intellectualisme sans complexes.

Or il se trouve que j'ai été amené à lire des ouvrages sur le genre et la sexualité dans le cadre de mes études sur l'Antiquité gréco-romaine. Et pour quiconque connaît un tant soit peu ce sujet, il saute aux yeux que la façon dont ces élus présentent les études sur le genre vise délibérément à instaurer confusion et méfiance dans l'esprit de ceux qui ne les connaissent pas.

Beaucoup de bruit pour rien, cette protestation inutile ? Non pas : beaucoup de bruit pour beaucoup de bruit. Ces élus n'étant pas nés de la dernière pluie, il faut bien voir que c'est ce bruit même qui était le but de la chose. Créer une polémique, "créer le buzz", comme on dit pour faire hype, tel était leur objectif. L'important n'était pas qu'on accède à leur demande, mais qu'ils maîtrisent les termes du débat. Or les termes qu'ils emploient sont biaisés ou vides de sens, et quiconque les reprend sans les examiner d'abord se laisse prendre à leur opération de communication.

Recette pour une désinformation bien goûteuse

Il faudrait avoir un Roland Barthes sous la main et le talent de ses Mythologies pour analyser le réseau de sous-entendus et de connotations disséminé dans les propos des protestataires. Heureusement, leur rhétorique n'est pas si subtile qu'on ne puisse en percer à jour les ficelles facilement. Pour décortiquer leur façon de s'y prendre, l'idéal est de se mettre à leur place. Voulez-vous jeter le discrédit sur tout un pan des sciences humaines, sans besoin d'avoir fait des études ? Facile : il suffit de vous y prendre de la façon suivante...

1. Privilégiez la visibilité et la quantité à la qualité. Ne parlez pas seul, ni à deux, ni à trois, mais à quatre-vingts. Quatre-vingts élus, si possible : un élu, ce n'est pas n'importe qui (normalement), c'est quelqu'un qui ne parle pas à la légère (normalement). Quatre-vingts, c'est une troupe, presque une petite armée, il y a de quoi semer le doute dans l'esprit des plus réticents : "Si c'était un type isolé, il pourrait sortir une bêtise, mais pour que quatre-vingts élus soient d'accord là-dessus, ça doit pas être n'importe quoi".
Rien de tel pour faire oublier qu'en matière de sciences, la distinction ne se fait pas en termes de quantité mais de qualification. Un élu n'a pas été élu pour ses connaissances scientifiques : un élu qui n'a pas fait d'études sur un sujet donné n'y connaît rien, quatre-vingts élus qui ne l'ont pas étudié n'y connaissent rien, et ajoutez toutes les ribambelles d'élus que vous voudrez, ils n'y connaîtraient toujours rien.
Mais ça n'est pas bien grave. Plus un sujet donné est pointu, moins les spécialistes du sujet seront nombreux. Tout cela vous arrange ! Peu importe que vous connaissiez mal le sujet : les gens à qui vous parlerez l'ignoreront autant que vous. Et la force du nombre fera oublier à tout le monde que sur un sujet pointu, la parole d'un seul spécialise compétent est plus fiable que celle de n élus (où n est un entier positif de votre choix).
De plus, les élus ont un avantage : ils ont plus couramment accès aux médias de portée nationale que le maître de conférences ou le professeur d'université lambda et sont plus habitués à parler en public, donc leur parole circulera mieux.

2. Choisissez soigneusement votre moment. Quand parler du contenu des manuels scolaires ? Si le problème était vraiment d'en assurer la qualité, il aurait fallu en parler au moment de leur élaboration, ou même, puisque c'est ainsi que les choses fonctionnent, au moment de l'élaboration des programmes que ces manuels appliquent (et qu'ils appliquent vraiment, puisqu'un éditeur n'a pas vraiment intérêt à écrire n'importe quoi dans ses manuels : si l'Etat impose leur retrait du marché, c'est une grosse perte financière, et un éditeur scolaire, en général, ça aime vendre ses livres).
Non, le but n'est pas là : il s'agit de parler au moment où vos propos ont le plus de chance d'être repris et diffusés au maximum, donc au moment de la rentrée scolaire, au moment où les manuels sont terminés, imprimés, mis en magasins, le moment où on les achète ! Vos propos seront ainsi classés parmi les "sujets de rentrée" que les médias reprendront, puisqu'au moment de la rentrée, on parle de fournitures et on râle à propos des programmes, de même que pendant les grandes vacances on parle de plage, de chassé-croisé et de sexe. Bref, vous devez ressembler à un marronnier.

3. Jouez sur l'inquiétude des parents en utilisant le thème de la sexualité. Votre but n'est pas de faire réfléchir les gens, mais de les acquérir à votre cause. Pour cela, le meilleur moyen est d'en appeler à l'émotion. Quelle émotion plus aisément mobilisable chez les parents que cette inquiétude constante et légitime à propos de leurs enfants ? Vous allez donc vous présenter comme des parents modèles, soucieux de l'éducation de leurs enfants, et jouer sur le registre de l'effrayant : "Parents, prenez garde, on va apprendre des choses horribles à vos bambins !"
Vous avez de la chance : le thème vous mâche le travail, car il s'agit en partie de sexualité. En partie seulement, car si la notion d'orientation sexuelle sert à désigner les attirances que l'on ressent pour d'autres humains de l'un et/ou l'autre sexe, la notion de genre, en revanche, n'a rien à voir avec la sexualité, mais seulement avec la façon dont les différentes sociétés élaborent, pour les hommes et pour les femmes, des valeurs, des rôles et des coutumes variables selon les époques et les régions du monde. Peu importe : rien ne vous oblige à présenter les choses honnêtement, cela vous compliquerait la tâche. Il vous suffira de tout ramener à la sexualité pour mettre aussitôt mal à l'aise toutes les personnes qui ne sont pas vraiment à l'aise pour en parler, et encore moins pour en parler avec leurs enfants. Mais il faudra aussi présenter le tout de la façon la plus confuse et la plus anxiogène possible. Ce qui vous amène au point suivant.

4. Usez et abusez de la malhonnêteté intellectuelle. Les gens qui se fieront à vous par défaut en tant qu'élu seront plus nombreux que les gens capables de vérifier vos propos, et de toute façon, si vous mentez à ce sujet, vous ne risquez rien, alors pourquoi vous en priver ? Vous allez donc biaiser les termes du débat. Hors de question de présenter les études de genre telles qu'elles sont : vous allez les présenter d'une façon qui attire le soupçon sur elles. Mieux, vous allez tellement tout confondre que les gens n'auront aucune chance de discerner les vraies notions derrière votre gloubiboulga. Quelques exemples pour se faire la main ? C'est parti :

- Le sexe et le genre, ce n'est pas la même chose. On distingue le sexe biologique (c'est-à-dire ce que la biologie peut nous donner comme critères pour distinguer les hommes et les femmes : caractères sexuels primaires et secondaires, gonades, chromosomes...), et la notion de genre, qu'on peut résumer grosso modo comme la part de construction sociale du sexe, tout ce qu'une société donnée élabore pour distinguer hommes et femmes (valeurs, vêtements, coutumes, rôles, comportements, etc.). Peu vous importe ! Vous allez mélanger tout ça et parler de "genre sexuel". Ça ne veut rien dire : aucun écrit d'études de genre ne ferait une pareille confusion. L'expression n'est utilisée que sur Wikipédia, non pas pour l'intitulé de l'article (qui est "Genre (sciences sociales)") mais pour une catégorie, dont l'intitulé a d'ailleurs été critiqué comme absurde sur sa page de discussion il y a plus d'un an. Aucune importance, cela vous arrange : après tout, les gens qui doivent se contenter de Wikipédia sont bien plus nombreux que ceux qui peuvent se payer des manuels universitaires. Et avec un peu de chance, ils n'auront pas l'idée ou le temps de recouper plusieurs sources d'information.

Louis XIV (ici peint par Rigaud en 1701) voudrait savoir si son envie de porter des collants a été déterminée par son sexe biologique ou bien seulement par les usages et coutumes français des XVIIe-XVIIIe s., c'est-à-dire par la conception du genre masculin propre à la société où il vivait. (Source de l'image : Wikimedia Commons)

- A l'échelle de l'individu, l'identité de genre désigne le sentiment d'appartenance d'un individu à son sexe biologique. Ce sentiment d'appartenance relève en partie de la psychologie intime et en partie de la construction sociale (j'ai plus facilement l'impression d'appartenir à mon sexe biologique si je corresponds à ce que la société attend ou exige de quelqu'un de mon sexe). La notion d'orientation sexuelle, elle, est très différente : elle désigne l'attirance, physique et sentimentale, qu'un individu ressent pour d'autres individus appartenant à l'un et/ou l'autre sexe. Les personnes hétérosexuelles, majoritaires, sont potentiellement attirées par des personnes de l'autre sexe, tandis que les personnes homosexuelles sont potentiellement attirées par les gens du même sexe ; les personnes bisexuelles sont potentiellement attirées par les deux sexes (on parle parfois aussi de pansexuels pour les personnes potentiellement attirées par tous les autres humains). L'identité de genre n'a rien à voir avec l'orientation sexuelle, et vous le savez bien, mais encore une fois, votre but n'est pas de discuter honnêtement. Alors vous allez prétendre que l'idée de genre nie l'existence même du sexe biologique et définit le sexe d'une personne en fonction de sa sexualité. En gros, vous allez faire gober aux gens que les tenants de cette "théorie du genre" nient la différence biologique entre hommes et femmes. C'est archifaux, mais pour ce qui est de traumatiser le badaud, ça va dépoter sec.

- Mais il faut aller plus loin encore dans la confusion. Pour la majorité des gens, l'identité de genre ne pose aucun problème (la plupart des êtres de sexe mâle se sentent hommes, par exemple) : seule une minorité de gens, les transgenres, ont une identité de genre différente de celle de leur sexe biologique. Parmi les transgenres, les transsexuels sont les personnes qui ressentent la nécessité psychologique profonde de recourir à la médecine pour modifier leur sexe biologique afin de le faire correspondre à leur identité de genre différente. Rien à voir avec la sexualité là-dedans, et vous le savez bien. Mais tant qu'à faire, autant lister la transsexualité parmi les orientations sexuelles : comme il y a "sexualité" à la fin de tous les mots de la liste, tout le monde se trompera à cette feinte habile ! (La prochaine étape consistera à leur faire croire que tous les mots finissant par "-tique" veulent dire la même chose : informatique, plastique, politique, moustique...)

Une femme trans lors d'une manifestation en faveur des droits des trans à Paris en 2005. Un spectacle incommensurablement terrifiant, cela va de soi. (Source de l'image : Wikimedia Commons)

- Histoire de mettre la dose, ne parlez pas simplement de "sexualités" comme tout le monde, mais de "pratiquants de certaines formes de sexualités". Pourquoi diable "pratiquants" ? Parce que le mot "pratiquants", comme dans "catholiques pratiquants" ou "musulmans pratiquants" par exemple, vous aide à faire croire que les sexualités sont, comme les religions, une pure affaire de choix et de conscience, puisqu'on choisit sa religion. Vous tenterez ainsi de faire oublier qu'on ne choisit pas son orientation sexuelle mais qu'on la découvre peu à peu à partir de l'adolescence. Mettre les sexualités et les religions sur le même plan, ça vous arrange : vous pouvez aussitôt faire oublier tous les enjeux d'éducation sexuelle qui ont présidé à ces nouveaux programmes (le taux de suicide des jeunes homos, tout ça) et brandir le bouclier de la laïcité contre cette infâme intrusion d'un lobby tentaculaire ! (Note : Pensez bien à dissimuler le fait que vous reprenez largement les arguments des associations catholiques, ça ferait tout de suite moins crédible.) Ah, et ajoutez "formes de" devant "sexualités". Une "forme de" quelque chose, paradoxalement, ça a tout de suite l'air plus informe, donc moins normal.

- Pour terminer, histoire de désigner l'ennemi à la vindicte populaire, ne parlez pas d'études sur le genre, mais de "théorie du genre". Peu importe que le genre ne soit pas une théorie mais une notion employée couramment par les sciences humaines depuis plusieurs dizaines d'années (par exemple, lorsqu'un historien veut expliquer pourquoi un Romain se sent viril en toge, tandis qu'un homme du Moyen âge porte volontiers ces sortes de collants appelés "chausses" et qu'un Ecossais porte le kilt sans problème, il ne peut que recourir à la notion de genre pour expliquer pourquoi les coutumes et usages attachés à la masculinité sont si différents d'une époque et d'un pays à l'autre). En employant le mot de "théorie" à ce sujet, vous allez renvoyer tout ça dans l'abstraction pure, présenter toutes ces notions comme un pur échafaudage dépourvu de tout rapport avec le monde concret, et qu'un cerveau téméraire aurait inventé avant de vouloir le plaquer sur la réalité.
En plus, avec un peu de chance, vous arriverez à semer encore la confusion dans les esprits en faisant confondre aux gens les études universitaires sur le genre avec la théorie queer, qui n'est pas du tout une discipline universitaire mais un courant de réflexion politique, dont la plus fameuse représentante est Judith Butler (son ouvrage fameux Trouble dans le genre est paru aux Etats-Unis en 1990). Comme les deux utilisent les mêmes concepts de base, vous n'aurez aucun mal à faire passer tous les gens qui utilisent le mot "genre" pour d'affreux militants qui essaient de contaminer les gens avec leurs idées louches !

- Et il est temps de pousser les choses à fond. Car en faisant cela, vous avez employé pour les sciences humaines le même vocabulaire que celui employé pour les sciences expérimentales (comme on parle de la théorie de l'évolution de Darwin, par exemple). La comparaison est absurde, puisque les méthodes, les preuves, et tout ce qui permet de distinguer à coup sûr un raisonnement scientifique rigoureux d'une élucubration fantaisiste, sont évidemment très différentes en sciences humaines et en sciences expérimentales. Mais comme beaucoup de gens ignorent comment des historiens ou des sociologues prouvent leurs affirmations, la comparaison desservira les sciences humaines. Pour pousser votre avantage, il ne vous reste plus qu'à citer pêle-mêle la philosophie et la sociologie (ça n'a rien à voir au niveau des méthodes et des preuves ? Aucune importance !), puis à conclure en beauté : "pas scientifique" ! Autrement dit, désolé les gars, mais partout où il n'y a pas de chiffres, on le sait très bien, c'est juste du bla-bla. Vous n'avez rien dit, rien prouvé, même pas esquissé l'ombre d'un argument rigoureux, et vous avez tout mélangé ? Peu importe, ce qui compte est l'idée générale : le genre, la sociologie et les sciences humaines en général, c'est du bla-bla, ça ne prouve rien.

Lui, c'est Karl Popper (1902-1994, ici autour de 1980). Il n'a rien à voir avec les études sur le genre. En revanche, il s'est beaucoup intéressé au problème de savoir comment vérifier qu'une affirmation peut prétendre au rang de connaissance scientifique solide. Il a employé en particulier la notion de réfutabilité pour distinguer science et pseudo-science. Et il n'y a pas que lui, puisque l'épistémologie dans son ensemble s'intéresse à ces questions. Mais alors, tonnerre, les sciences humaines aussi peuvent produire des connaissances scientifiques solides ? Epatant ! (Source de l'image : Wikimedia Commons)

5. Pour conforter votre auditoire dans son ignorance, appelez-en à son chauvinisme. Les études sur le genre ont des précurseurs en France, entre autres dans les écrits de Simone de Beauvoir : son fameux "On ne naît pas femme, on le devient", dans Le Deuxième Sexe (publié en 1949) est déjà une évocation indirecte du genre, puisque par "femme", elle entend ici, non pas le sexe biologique (car oui, Simone de Beauvoir savait que les bébés garçons et les bébés filles ne sont pas faits pareils...), mais le statut social et le rôle social des femmes adultes, auxquels on les prépare pendant leur éducation.
Il se trouve que, comme c'est régulièrement le cas dans la circulation des idées, ces concepts ont été développés et approfondis à l'étranger, aux Etats-Unis, au cours des années 1970, avant de repasser l'Atlantique pour être repris par les universitaires européens (ce qui n'empêche pas les études de genre d'offrir des tableaux différents et des développements différents selon les pays).
La libre circulation des idées scientifiques à travers le monde est une réalité d'une banalité affligeante depuis la nuit des temps. Mais les gens à qui vous parlez ne doivent pas y penser, et il ne faut surtout pas qu'ils élargissent leur réflexion à d'autres sociétés ou à d'autres époques : l'essentiel est qu'ils adhèrent sans réserve aux valeurs que vous voulez leur faire conserver à tout prix. Vous ne leur direz donc pas que la notion d'orientation sexuelle, par exemple, est nettement plus ancienne puisqu'elle a été inventée par les psychologues au XIXe siècle, et n'a donc rien d'une nouvelle théorie à la mode.
Vous avez déjà bien distordu les termes du débat afin d'ôter à vos interlocuteurs toute chances de bien comprendre le sujet. Mais une touche de chauvinisme n'est jamais malvenue dès qu'il s'agit de refermer les esprits. Alors, prétendez que toute la purée de concepts que vous leur donnez à détester vient de l'étranger, que tout ça a été inventé aux Etats-Unis. Vous comptez bien qu'une bouffée d'anti-américanisme aveugle fera le reste, tant il est vrai qu'il faut rejeter tout ce que produit un pays en bloc, sans chercher à distinguer le bon grain de l'ivraie.
Histoire de parfaire la confusion, allez jusqu'à employer les mots anglais alors que les mots français équivalents existent, par exemple en parlant de "théorie du gender" au lieu de "genre". Cela évitera aux gens qui ne parlent pas anglais de comprendre de quoi on parle. Et cela terminera de rejeter le concept du côté de l'étranger. Il est vrai que toutes les idées ont des nationalités et qu'une idée étrangère n'a rien à faire en France (de même que les droits de l'Homme, idées occidentales, n'ont, selon la même logique, rien à faire en Chine).

Simone de Beauvoir m'écoutant lui expliquer que son livre Le Deuxième Sexe lui a probablement été envoyé tout écrit par des agents spatio-temporels américains venus des années 2000. Zut, elle réclame des preuves...
(Source de l'image : Wikimedia Commons)


6. Pour parachever votre oeuvre, n'oubliez jamais : expliquez aux gens des choses fausses, renvoyez-les à leur bon sens, et éveillez leur méfiance envers les scientifiques. C'est le meilleur moyen de les persuader qu'ils n'ont pas besoin de s'instruire. Et, de cette façon, tout ce qu'on pourra dire pour vous réfuter sera déjà frappé de soupçon, et il faudra des trésors de patience et de clarté à vos adversaires pour réfuter une seule de vos énormités.
Bien entendu, votre stratégie ne fonctionnera pas avec les gens capables de vérifier vos affirmations. Mais cette déformation méthodique et systématique des faits mettra facilement dans votre poche les gens les moins cultivés, ceux dont le bagage d'études est léger, et qui n'auront pas accès aux écrits capables de leur faire comprendre à quel point vos arguments sont déshonnêtes. Ceux-là sont les plus sensibles aux théories du complot de toute sorte, et ils auront vite fait de se méfier excessivement des scientifiques ("Ils ne sont pas d'accord entre eux ? C'est qu'ils ne savent rien de certain, je ne les crois pas ! Ils sont d'accord entre eux sur quelque chose ? Forcément, ils se soutiennent tous les uns les autres, c'est une corporation : je ne les crois pas non plus !").
Enfin, vos propos marcheront particulièrement bien sur tous ceux dont les préjugés et les connaissances limitées les mettent déjà à moitié de votre côté : vous leur direz ce qu'ils ont envie d'entendre, et ils n'iront pas gratter sous la surface de vos mensonges.

Conclusion

Les propos et les actions de ces quatre-vingts "protestataires" achèvent d'apparaître comme impardonnables et révulsants lorsqu'on se rappelle qu'ils proviennent de personnes qui, par l'éducation qu'elles ont reçue et par les responsabilités qui leur sont confiées, ont au contraire le devoir d'incarner ces valeurs d'honnêteté intellectuelle et d'encourager l'instruction publique - car ces personnes, lorsqu'elles entreprennent une opération de désinformation à grande échelle, ne peuvent qu'être parfaitement conscientes de ce qu'elles font.

Dans de telles situations, l'auditeur lésé et révolté, s'il n'est pas suffisamment instruit, peut être tenté de coller tout simplement un bon coup de pied aux postérieurs de ceux qui se paient ainsi la tête de tout le monde. L'éducation étant une belle et grande chose, nous épargnerons ici ces coupables fessiers. L'important était de dénoncer comme tels leurs mensonges et leurs propos retors, d'avertir les oreilles ignorantes ou simplement insouciantes dans lesquelles ils peuvent faire le plus de dégâts.

J'espère avoir montré, en dehors de toute question de clivage politique, pour quelles raisons précises les propos de ces élus trahissent un mépris complet à l'égard, non seulement des sciences humaines que j'étudie, mais des valeurs les plus basiques de la démocratie républicaine.

Il n'est simplement pas tolérable que des personnes qui ont revendiqué la charge de représentants de l'Etat se complaisent de cette façon à entraver délibérément la diffusion auprès du grand public de ce qui reste, ne leur en déplaise, un savoir scientifique dûment éprouvé et confirmé. En agissant ainsi, ils discréditent les positions qu'ils prétendent défendre, trahissent les gens qui les ont élus, et font honte à la charge qui leur a été temporairement confiée.

N'adhérez pas à ces bobards. Allez lire les manuels en question. Allez lire les articles de journaux qui paraissent en ce moment sur le sujet, allez lire des manuels universitaires. Renseignez-vous par vous-mêmes. Vous verrez que ces "protestataires" sont des menteurs, que les études sur le genre sont rigoureuses (et accessoirement passionnantes), et qu'elles ne sont nullement dangereuses, ni pour les enfants ou les adolescents, ni pour la société. Bien au contraire, elles permettent de comprendre avec plus de précision les sociétés passées et le monde actuel.

Au cas où je ne vous aurais pas convaincus, je vous invite à aller lire le décortiquage des propos des "protestataires" par le philosophe et psycho-sexologue David Simard sur rue Rue89, l'économiste Françoise Milewski (spécialiste des études de genre) dans L'Express, le sociologue Eric Fassin (spécialiste des études de genre et des questions de discrimination) interrogé par Tetu.com. Le directeur de Sciences Po, lui, y voit dans Libération "une polémique montée de toutes pièces".
Et, s'il vous faut de la quantité, allez donc voir la pétition lancée en faveur de l'enseignement du genre à l'école par l'Institut Emilie du Châtelet, une fédération qui rassemble "le Muséum national d'Histoire naturelle, le CNRS, l'Institut national d'Études démographiques (INED), la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP), l'Université Paris Diderot-Paris 7, l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense, l'Université Paris-Sud 11, l'École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS) Paris, l'École des Hautes Études commerciales (HEC) Paris, l'École normale supérieure Paris, l'Université Paris Est Créteil (UPEC), l'Université Paris 8, l'Université Paris Sorbonne (Paris 4), l'Université Pierre et Marie Curie (UPMC), l'Université Paris Nord 13, l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne".

Mise à jour le 19 septembre : Je ne peux que partager et relayer les arguments avancés par les chercheurs signataires de la tribune parue dans le Monde le 17 septembre, "Contre un savoir partisan, le parti du savoir", consultable ici sur le blog Mediapart du sociologue Eric Fassin.

Bibliographie

Si vous voulez savoir sur quoi je fonde les propos que je tiens sur les études de genre dans ce billet, ou tout simplement si vous avez envie de creuser un peu la question, voici mes principales sources en la matière :
  • Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, Introduction aux gender studies. Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2008, 247 p. (Manuel universitaire retraçant l'histoire de ces concepts et leur emploi dans différentes disciplines pour étudier différents domaines de société : la vie conjugale, l'école, le travail, la politique, etc.)
  • Irène Théry, La Distinction de sexe. Une nouvelle approche de l'égalité, Odile Jacob, 2007, 676 p. (Une étude approfondie des fondements de la distinction entre hommes et femmes, mobilisant à la fois les ressources des sciences expérimentales et celles des sciences humaines. Ses conclusions ne m'ont pas entièrement convaincu, mais la réflexion menée est passionnante.)
  • David Halperin, Cent ans d'homosexualité et autres essais sur l'amour grec, EPEL, 2000, 317 p. (Première édition en anglais : One Hundred Years of Homosexuality, 1990.) (Plusieurs études sur l'amour et la sexualité grecques antiques.)
  • Eva Cantarella, Bisexuality in the Ancient World, Yale University Press, 2e édition, 2002, 286 p. (Première édition en italien : Secundo natura, 1988.) (Une synthèse de référence sur l'amour et la sexualité dans l'Antiquité gréco-romaine.)
  • Pas un ouvrage d'études de genre, mais un rapport qui a le mérite de faire le point sur les discriminations actuelles en France : SOS Homophobie, Rapport sur l'homophobie 2011, consultable en pdf sur le site de l'association.