mercredi 31 octobre 2012

Attendez, j'ai un doute...

Il y a des jours où on rentre chez soi en se disant qu'on n'a pas été très bon aujourd'hui. Dans mon cas, je m'assieds sur un banc en plein courant d'air en attendant le RER, je repense à ce que j'ai fait et je me dis : "Ouais, non, pas cool. Il faudra faire autrement la prochaine fois."

Comme la semaine dernière, par exemple. J'avais donné rendez-vous à un étudiant juste avant mon cours et l'entretien s'était prolongé nettement plus que prévu. Je m'en suis rendue compte juste à temps, ce qui fait que j'ai déboulé au pas de charge dans ma salle... pour me rappeler qu'il me manquait mes photocopies, restées dans mon casier en salle des profs. Les étudiants m'ont vue rentrer, les saluer, poser mon sac sur le bureau et ressortir aussi sec. A ma deuxième entrée, le niveau sonore était monté d'un cran.

J'ai fait l'appel dans un brouhaha assez pénible (ils sont quarante, maintenant, donc les petites conversations privées à voix basse, tolérables lorsqu'ils sont quinze, sont tout de suite parasitantes, même s'il est irraisonnable d'imaginer obtenir un silence total pendant deux heures, surtout de 18 à 20). Je leur ai distribué leurs copies et leur ai fait faire l'interro de la semaine.

Ensuite, je suis allée d'abord trop lentement, puis trop vite. J'ai expliqué le verbe être et ses composés, ils ont compris presque tout de suite. J'ai regardé ma montre et je me suis dit "Oh, merde ! ça tourne !" Je suis passée à la question de l'attribut ; et là, évidemment, je suis allée trop vite : parce qu'attribut du COD leur sonnait à leurs oreilles comme si je leur parlais de Rattakakis, qu'attribut du sujet, déjà, ce n'était pas évident pour eux et parce que, pour tout dire, la différence entre verbes d'état et verbes d'action était inconnue au bataillon quelque part dans leur tête. Bien sûr, j'ai tout présenté dans l'ordre, mais lorsqu'ils m'ont demandé si je pouvais aller moins vite, j'ai senti la boulette arriver.


(Non, Han, ceci n'est pas un attribut du COD ! Réfléchis : c'est un verbe d'état ou un verbe d'action ?)


Mes exercices visaient à leur faire travailler ça, mais ce n'était toujours pas très évident pour eux et, surtout, c'était du français, pas du latin, donc ça restait trop abstrait et ils ne voyaient pas le pourquoi du comment (vivement mon poème de Catulle pas-cochon-mais-avec-plein-de-1D-et-de-verbe-être). J'ai commencé à me dire que ma stratégie avait été mauvaise : j'aurais dû partir du latin et aborder le français en incidence et non partir du français pour arriver en latin. Faire plus d'exercices concrets. Aller moins vite.

Bref, même si je pense qu'ils se souviendront sans problème du verbe être (qui était quand même l'objectif premier du cours) et même si le reste viendra avec la pratique, je n'ai pas été bonne. Et comme j'ai commencé à m'en rendre compte dans le Feu de l'Action, j'ai été frappée par le

Syndrôme du Doute Obsessionnel Tabloïdicoprovoqué.

Prenez un sujet A, à peu près sain d'esprit et maîtrisant le sujet sur lequel il va parler, voire même tout simplement sa langue maternelle, en l'occurrence le français. Mettez-le devant un tableau, avec un marqueur à la main et quarante étudiants dans son dos. Il y aura toujours un moment où, vacillant pendant trois horribles secondes (parfois plus), il ne saura plus si ce qu'il est en train d'écrire est juste. Au choix, ça donne (exemples non exhaustifs) :

"Ah, merde, c'est vrai qu'il y a cette règle à la con sur les ablatifs singuliers des adjectifs de la seconde classe : elle s'applique ou pas aux participes présents formant un ablatif absolu ?"

ou

"Dictionaire ? dictionnaire ? merde, j'ai un doute ! Je vais écrire "dico", ce sera mieux ! Ou non : je vais juste leur écrire le nom des auteurs ; le reste, on s'en fout."

Evidemment que votre sujet A SAIT que les participes présent latins finissent toujours en -e dans les ablatifs absolus et que, dans son état normal, il écrit "dictionnaire" avec deux "n" sans hésiter une seule seconde. Mais, pris d'un SDOT, il en viendrait à ne plus savoir comment il s'appelle.

Le SDOT est pénible et il n'y a qu'une façon de s'en débarrasser : s'obliger à écrire et continuer comme si de rien n'était, en redoutant un "Madame ? Y a pas un seul "f" à "professeur" ?" (oui, mon DOT à moi porte tout particulièrement sur les consonnes géminées). C'est dans ces moments-là qu'on repense aux vieilles excuses de nos propres enseignants ("Ah, oui, merci ! Vous savez, quand on a le nez sur le tableau, on ne voit pas bien ce qu'on écrit !") et qu'on les ressort telles quelles à nos étudiants, en comprenant soudain quels énormes bobards elles étaient : bien sûr qu'on voit parfaitement ce qu'on écrit (l'étourderie est néanmoins toujours possible, surtout en fin de journée ou après avoir enchaîné les groupes de TD), c'est juste qu'on vient d'être saisi par le SDOT.

Mais souvent, aucune remarque ne surgit d'un coin de l'assemblée, donc on prend petit à petit confiance en soi, plus qu'en temps normal, et c'est LÀ qu'on est atteint en plein vol par l'Echec au Petit Calibre : 

Moi : La pietas est une des qualités essentielles d'Enée, le héros de l'Enéide, une épopée écrite par Virgile sous le règne d'Auguste, soit vers le début du Ier siècle après J.C. Qu'est-ce que ça a donné, pietas, en français ?

Un étudiant : "Piété" ?

Moi : Oui, exactement, sauf que le sens du mot latin est assez différent de celui de "piété" en français. La pietas, c'est...

Une étudiante : Euh, Madame, excusez-moi ? Il est pas mort en - 19, Virgile ? Parce que c'est ce que nous a dit la prof de littérature antique..."

Headshot. Ça m'apprendra à ne pas m'en être tenue à "règne d'Auguste".

(Jabba, je pense que tu n'as jamais appris les dates de vie et de mort de Virgile ; ça va finir par te poser des problèmes)


mercredi 24 octobre 2012

"Rappelez-moi sur quoi vous travaillez, déjà ?"

Fun fact : mon directeur fait un blocage sur mon sujet de thèse. Un gros blocage. Du genre qui fait dire, au bout de deux ans, "Et voici Melle Lina qui travaille... qui travaille... Eh bien, expliquez à vos camarades sur quoi vous travaillez exactement !" Comme dirait mon frère : awwwkwaaaaard !

Ça a commencé avec mon projet de thèse. A l'époque, il avait parfaitement retenu mon sujet de M2, sur les rumeurs chez Suétone (sujet que tout le monde retenait extrêmement bien, d'ailleurs, 'm'demande bien pourquoi...?). C'est quand il a fallu que je monte mon dossier pour un contrat doctoral que les choses se sont compliquées.

Mon idée de départ était assez simple : étudier les mentions de sources chez Tacite et Suétone et comparer les diverses versions qu'ils donnent d'un même événement, pour voir quels choix ils ont fait au moment de l'élaboration de leur récit. Et Chef n'arrêtait pas de me dire : "Ouiiiii... il faudra traiter aussi la question des sources..." Ce que je ne comprenais pas, parce que cette question a déjà été faite et bien faite. Je répondais donc : "Vous avez raison, mais, si je m'intéresse aux mentions, à la limite, je peux me passer de Quellenforschung (= recherche des sources, en allemand : comme ce sont les Allemands qui ont majoritairement fait ça, on a gardé leur mot) ; ce qui m'intéresserait, ce ne serait pas de savoir s'il y a vraiment une source derrière un dicitur, mais pourquoi ils éprouvent le besoin d'attribuer cette information à un dicitur, au lieu de la reprendre avec un indicatif pur et simple." Chef trouvait alors que j'avais raison, puis oubliait entre temps et, dix jours plus tard, me ressortait : "Cette question des sources serait intéressante à traiter..." 

Au final, j'avais fini par aller voir Super Tutrice pour lui demander son avis et elle m'avait dit : "Bah non, les sources, c'est déjà archi fait ! Il est déjà très bien comme il est, votre projet, n'y changez rien !" J'avais fait valoir l'argument à Chef en l'attribuant cette fois à Super Tutrice (de l'utilité du dicitur !) et Chef avait plus ou moins cessé de me ressortir cette perspective.

Je pensais qu'il avait compris (et approuvait, donc !) ce que je voulais faire. Erreur Grave. 

Première année de thèse, séance 1 de son séminaire : "Et voici Melle Lina, qui travaille sur Suétone" ; moi : "Et Tacite !" Colloque quelconque : "Et voici Melle Lina, qui travaille sur les rumeurs chez Suétone" ; moi : "Euh... c'était mon sujet de M2, vous vous souvenez, monsieur...? Mon sujet de thèse, c'est l'élaboration du récit chez Tacite et Suétone..." ; lui : "Ah oui, c'est vrai !" Société des Etudes Latines : "Et voici Melle Lina, qui travaille sur... sur... Suétone ?" ; moi : "Et Tacite !" (semper repetita placent).

Deuxième année de thèse, séance 1 de son séminaire : "Et voici Melle Lina, qui travaille sur Suétone... et Tacite !" (la répétition est l'essence de la pédagogie).

Troisième année de thèse, séance 1 de son séminaire : "Rappelez-moi sur quoi vous travaillez, déjà ?"

Back to start again.

En plus, j'étais en train de vanter ses mérites de directeur de thèse à la fille à côté de moi : "Il est vraiment très bien, tu verras : il répond vite aux mails, il a beaucoup d'idées, une culture très étendue et il te suit attentivement."

Awwwkwaaaaard...!


mercredi 17 octobre 2012

Noeud bibliographique

Avoir commencé la rédaction m'amène à me poser de nouvelles questions. Ou plutôt, à me rendre compte d'un certain nombre de choses.

J'avais entamé mon introduction - tout en sachant que je serai amenée à la refaire un million de fois (au moins) d'ici à ce que j'ai fini - en citant deux longs passages de mes auteurs sur le même sujet, en guise d'accroche. Puis j'ai pensé à ce que mon directeur dirait (« Ouiii... pourquoi paaaaas... Mais enfin, c'est un peu rude, comme début ; il faudrait peut-être trouver quelque chose qui... qui passe un peu mieux... Vous ne croyez pas ? ») et j'ai fini par légèrement remanier mon texte (qui passe effectivement mieux).

Ensuite j'ai continué sur une présentation relativement succincte des avancées de la recherche dans mon domaine : grosso modo, depuis la fin des années 1970 et la découverte de la prédominante littéraire de l'historiographie romaine, on essaie davantage de comprendre comment les Romains pensaient et écrivaient l'histoire, plutôt que de leur plaquer dessus des catégories qui remontent au mieux au XIXème siècle.

Et là, je suis tombée en arrêt : certes, j'ai cité N. Loraux, P. Veyne et P. Ricoeur et j'ai beaucoup parlé du Menhir de ma bibliographie, O. Devillers (si vous envisagez de travailler sur Tacite, il faut absolument que vous lisiez Devillers), mais j'ai surtout développé T.P. Wiseman (le G. Genette de l'historiographie romaine : pas une seule connerie dans ses ouvrages et que des analyses qui vous ouvrent des perspectives aux allures de boulevards géniaux), A.J. Woodman et J. Marincola. Ce qui me faisait, dans ma présentation historique, trois Anglo-Saxons pour un Français.

Je n'ai aucun problème avec les Anglo-Saxons : ils ont les qualités de leurs défauts et les défauts de leurs qualités (en particulier une fois qu'on sait qu'ils ont tendance à écrire des pages et des pages sur des oeuvres dont, dans le meilleur des cas, nous connaissons trois lignes) et le fait est que, dans ma discipline, ce sont surtout eux qui ont déblayé un certain nombre de choses fondamentales. 

Mais une petite voix dans ma tête (oui, j'ai beaucoup de petites voix dans ma tête - le problème, c'est qu'il ne s'agit ni de celle de Tacite, ni de celle de Suétone et encore moins celles de Syme ou Momigliano : c'est ballot ; m'enfin, celle de mon directeur est très utile - Surmoi Power) m'a rappelé cette scène récurrente aux Etudes Latines, où il y a toujours périodiquement quelqu'un pour reprocher plus ou moins gentiment à l'orateur d'avoir cédé aux "sirènes anglo-saxones" ou, au contraire, pour le féliciter d'avoir montré que lesdites sirènes poussaient quand même le bouchon un peu trop loin.

D'un côté, je les comprends : il est très agaçant de tomber sur un article ou un ouvrage en anglais et de se rendre compte qu'il ne cite pas tel ou tel auteur français, pourtant incontournable sur le sujet. Il est vrai qu'un certain nombre d'Anglo-Saxons (pas tous, loin de là, fort heureusement), vraisemblablement parce qu'ils font de moins en moins l'effort d'apprendre des langues autres que les leurs, sortent de plus en plus de leur chapeau des bibliographies presque uniquement anglophones, comme si les Français, les Allemands, les Italiens et les Espagnols, pendant ce temps-là, regardaient les fleurs pousser. 

Quand je pense à tous les efforts que j'ai faits pour, disons, lire l'allemand à peu près correctement, entre cours débiles, divagations nostalgiques et conclusion en tchèque, je suis un peu fumasse.

Mais quand même : lorsque je tombe sur un bouquin relativement récent qui continue à faire de l'historiographie "à la papa" (comprendre notamment : psychologisante, prenant tout au premier degré et s'extasiant sur "l'art du récit" de Tacite), j'ai à peu près la même réaction que lorsque je tombe sur une biographie récente de Tibère présentant encore Suétone comme un archiviste recopiant ses "fiches" : j'ai envie de hurler "MAIS ÇA FAIT TRENTE ANS AU BAS MOT QUE CE GENRE DE RENGAINES EST DÉPASSÉ, PAR JUPITER !!!!"

Bref.

Comme les petites voix sont Puissantes chez moi, là encore, j'ai subtilement remanié les choses pour ne pas passer pour la groupie anglo-saxonophile de service incapable de voir ce qu'elle a aussi à disposition à la maison. Je peux donc vous dire que, quand je me suis rendue compte que le tout tout tout premier article que je cite, c'est celui qui, si tout va bien, sera publié dans le prochain numéro de Lalies et qui me posait déjà un certain nombre de Questions Récurremment Insolubles, j'ai décidé d'arrêter de me prendre la tête.

En attendant de voir Chef et de savoir ce qu'Il pense de mon plan.


(Attention : la rédaction de thèse peut avoir des effets collatéraux)

mercredi 10 octobre 2012

Translate or not translate ?

En ce moment, je rédige un article à partir d'une communication que j'ai faite cet été, qui devrait être publié, si tout va bien, au début de l'été prochain (ce qui est très rapide, contrairement à ce que vous pourriez penser).

C'était une communication pour la session annuelle de littérature et de linguistique de l'association CLELIA (si vous êtes en lettres classiques et que vous envisagez de faire de la recherche, il faut que vous alliez là-bas, au moins une fois). Etant donné que j'avais eu la confirmation que ma proposition était acceptée à peu près au moment où les bibliothèques universitaires fermaient et où moi-même j'étais sur le point de partir par monts et par vaux, j'avais estimé que, face à un public composé d'éminents latinistes et hellénistes, je pouvais faire l'économie d'une traduction de tous mes exemples. Mon exemplier contenait donc des textes en latin, point.

Evidemment, en cours de route, j'ai plus ou moins changé d'avis, d'abord parce que je me suis rendue compte qu'il n'y avait pas que des latinistes et des hellénistes dans le public, mais aussi des gens qui étudient la littérature française ou les langues (autant pour mon tropisme antiquisant), ensuite parce qu'un ami m'a très pertinemment fait remarquer que, même quand on lit couramment le latin et le grec, il est plus difficile de le faire tout en écoutant attentivement un exposé que lorsque c'est du français. 

Je me suis donc retrouvée à traduire en free style, la veille de mon intervention et sans dictionnaire, ma douzaine d'exemples tirés de Tacite et Suétone. Ensuite, j'ai relu mes traductions, considéré que ce n'était pas un travail suffisamment scientifique pour être présenté comme ça et décidé de réduire drastiquement le nombre d'exemples dont je donnerais une version française (en quoi j'ai bien fait, sinon j'aurais franchement pulvérisé le temps qui m'était imparti).

Ma communication s'est très bien passée et maintenant je me retrouve à écrire l'article pour la revue Lalies (qui publie donc les interventions de la session CLELIA, si vous suivez bien). Mon texte de départ était déjà assez rédigé, ce qui fait que, grosso modo, je n'ai plus qu'à y intégrer mes exemples et les remarques que m'a faites l'assistance. Et la question de la traduction ou non se pose à nouveau.

C'est une interrogation récurrente chez moi. En ce qui me concerne, il est évident 1) qu'il faut que je traduise tout dans ma thèse (ne serait-ce que pour montrer à mon jury que je maîtrise parfaitement le latin), 2) qu'il est hors de question que je fasse comme certains Anglo-Saxons, qui ne citent que la traduction, sans que le texte original n'apparaisse nulle part, 3) qu'un article pour une revue qui n'est pas de lettres classiques doit aussi avoir des traduction (il était, par exemple, évident pour moi qu'il me fallait tout traduire pour les actes du colloque auquel j'ai participé en décembre dernier).

(Vue du lac Léman depuis la terrasse du complexe où ont lieu les sessions de CLELIA, à Evian ; photo : Bibi)


Mais pour une revue a priori majoritairement destinée à un public de lettres classiques ? Il me semble évident que tout chercheur ou apprenti chercheur en lettres classiques doit maîtriser le latin et le grec (et ce même si, quand on est plutôt helléniste, on a tendance à laisser son latin rouiller, et inversement), sans quoi on n'est qu'un petit rigolo. Vous imaginez quelqu'un travaillant sur Virgile uniquement sur traduction, parce qu'il en connaît pas un mot de latin ? ce serait comme étudier Shakespeare sans connaître l'anglais : totalement absurde. 

Dans mon cas, un autre public universitaire peut être intéressé par ce que j'écris : les historiens travaillant sur la période antique, voire les archéologues (je sais, je suis optimiste : les archéologues me sont potentiellement plus utiles que moi aux archéologues). Pour ces gens-là, je suis plutôt incline à traduire mes exemples (encore que, comme me l'a fait remarquer Chéri, ils ont les référenes, donc, s'ils veulent la traduction, ils savent où aller la chercher), mais, sans vouloir reprendre l'argumentaire de A. J. Woodman, on peut se demander à quel sérieux un historien ou un archéologue travaillant sur la période antique peuvent prétendre, s'ils ne connaissent pas un mot de latin ou de grec ? Ils se discréditent dès le départ.

Oui, mais voilà : d'abord, ils peuvent connaître ces langues, mais pas suffisamment pour la lire uniquement dans le texte (la plupart des cours d'apprentissage acceléré visent au moins à leur permettre de critiquer une traduction juxtalinéaire en la comparant avec le texte original ou, mieux, de comprendre le texte original en s'aidant d'une traduction) ; ensuite, des historiens d'autres périodes peuvent tomber sur ce que j'écris et me lire parce qu'ils font des rapprochements avec leur propre domaine ; enfin, des chercheurs en littérature (ou peut-être en linguistique pour l'article en question) tout court peuvent aussi être intéressés et me lire, là encore pour faire des rapprochements.

Je suis donc partie pour traduire (d'autant que j'ai encore matériellement la place d'intégrer des traductions à mon texte), mais j'ai quand même le sentiment, même si je déteste les attitudes élitistes (parce qu'il s'agit quand même plus ou moins de cela), de contribuer à ce courant absolument crétin (très fort euphémisme) dont le mot d'ordre est "pourquoi apprendre le latin ? il y a des traductions !".

jeudi 4 octobre 2012

Bienvenue à l'université

Lundi matin dernier, en descendant la pente qui va de la gare RER à la fac où je travaille, j'imaginais déjà la note de blog que j'allais bien pouvoir écrire ce soir-là : je faisais cours à 10h30 le premier jour de la rentrée, il y avait donc des chances pour que je sois le premier contact de mes étudiants avec l'enseignement universitaire (les malheureux), ce qui me rappelait mon propre premier contact : un TD de grec, que la prof m'avait plus ou moins autorisée à sécher au bout de deux cours, ce dont je lui serai, je crois, toute ma vie reconnaissante (et qui me rend plus zen face aux étudiants qui ne viennent qu'aux partiels).

Sauf que les choses ne se sont pas déroulées exactement de cette manière. 

Un lundi matin de rentrée, c'est (presque) toujours un branle-bas de combat. Parce qu'il y a toujours des étudiants qui ne sont pas inscrits administrativement ou pédagogiquement, qui ne se souviennent plus de leur emploi du temps ("Madame ? je suis désolée, je sais que j'ai cours ce matin, mais je ne sais plus dans quel cours : vous pourriez vérifier où je me suis inscrite ?"), qui ne savent pas dans quelle salle ils doivent aller et/ou n'ont pas reçu le mail les avertissant d'un changement ("QUEL COURS ??? Ah non, ça, ça dépend du département d'histoire de l'art, il faut voir ça avec eux."), etc. Au milieu, il y a le bonus : les étudants Erasmus, plus ou moins paumés et faisant tous leurs efforts pour comprendre le français, mais qui ont vraiment du mal dans tout ce brouhaha. 

Quand on est étudiant, cette plage temporelle chaotique dure le temps de trouver un interlocuteur capable de vous renseigner efficacement (ce qui peut être assez long, je vous l'accorde). Quand on est de l'autre côté du bureau, ça dure toute la journée. Voire plus.

Jusque là, je n'avais jamais assuré de cours le lundi matin : je n'avais donc jamais vécu la chose de l'autre côté du bureau. J'arrivais en temps et en heure, le jour fixé, devant la salle fixée, mes étudiants m'attendaient (plus ou moins) sagement, on faisait cours. Comme ce n'était pas le jour de la rentrée, tous les problèmes avaient été réglés en amont : j'étais une petite chanceuse.

Cette année, quand je me suis pointée en temps et en heure devant la salle fixée, j'avais deux étudiants thaïlandais dans le couloir et un chargé de TD de cinéma en train de s'installer dans ma salle. Nous convenons tous les deux que, puisque c'est mon nom qui est affiché sur l'emploi du temps qui se trouve sur la porte, c'est nécessairement lui qui s'est trompé de salle ; intuition confirmée par le fait qu'aucun de ses étudiants n'attend dans le couloir.

Entre temps arrive une demoiselle, qui s'excuse d'être en retard et me demande si elle peut partir au bout d'une heure, parce qu'elle a un TD d'histoire de l'art qui commence à 11h30 et qu'elle n'a pas pu faire autrement que de prendre deux cours qui se chevauchent. Je lui explique que, pour un cours d'initiation, ce n'est vraiment pas possible de n'assister qu'à une heure. 

Je descends donc avec mon petit groupe au secrétariat, constate que la liste contient, pour mon cours, une douzaine de noms : très manifestement, nous avons un problème. Je vois arriver deux étudiantes qui me cherchent, mais c'est une fausse joie : elles ont déjà fait du latin l'an dernier, parce qu'elles n'ont pas dit qu'elles en avaient déjà fait ou parce qu'on a oublié de le leur demander, donc on les a inscrites dans le mauvais cours.

Pendant ce temps, au secrétariat, c'est l'enfer : notre secrétaire et l'enseignant responsable de nos licences tentent de répondre à trois étudiants en même temps, notre directrice est happée dès qu'elle arrive, la seule secrétaire efficace de lettres modernes est malade, ce qui fait que la queue devant leur bureau est particulièrement impressionnante. Quand j'arrive en disant "Coucou, je n'ai pas d'étudiants, il y a un chevauchement", on est entre l'abattement et la désolation.

A vrai dire, ce problème de chevauchement, on nous en avait déjà parlé. Jeudi soir, donc plus ou moins au dernier moment. Le département d'histoire des arts a fait savoir qu'ils avaient un TD en même temps que mon cours d'initiation et qu'il fallait donc que nous trouvions un autre créneau. Echanges de mails et cogitations toute la fin de semaine, jusqu'à ce que nous arrivions à la conclusion que nous ne voyions pas le problème, puisque les étudiants en histoire de l'art ont des cours de latin qui leur sont réservés, le vendredi après-midi, donc pas besoin de déplacer le cours du lundi matin. Ce qu'on ne nous avait pas dit, c'est que le problème se posait pour les lettres modernes, pas pour les historiens de l'art.

Ayant encore mon brontosaure de téléphone sans accès internet, je demande à la secrétaire si je peux utiliser son ordinateur pour vérifier les créneaux disponibles dont on avait parlé pendant le week-end. Ils sont tous le mardi. J'effectue un sondage rapide auprès des trois valeureux qui sont venus et je leur dis que je leur écrirai ce soir au plus tard, pour les informer du nouvel horaire de demain. Puis je fonce au département d'histoire de l'art, de l'autre côté du campus, pour attraper au vol ceux qui ont renoncé à mon cours pour assister à l'autre.

On a toujours l'air un peu couillon, quand on fait des annonces dans les couloirs du type : "Est-ce qu'il y a ici des étudiants pour le cours de... ?" ; on en a encore plus l'air lorsque on dit "Est-ce qu'il y a ici des étudiants qui auraient dû assister à mon cours de latin qui commençait il y a une heure ?" J'en ai récupéré certains dans le couloir ("C'est bizarre, madame, personne m'a parlé d'un cours le lundi ! On m'a inscrit d'office le vendredi !"), d'autres dans la salle, en pourrissant les dix premières minutes de mon gentil collègue d'histoire de l'art antique. J'ai aussi soulevé un autre lièvre ("Madame ? En fait, je ne suis pas en lettres modernes, mais, le cours du vendredi, je peux pas y aller, parce que j'ai philo : je peux changer et prendre votre cours ?"). 

Quand je suis revenue chez nous, j'avais les mails de tout le monde et le seul créneau auquel ils pouvaient tous assister était... de 18h à 20h. La directrice m'a consolée en me disant : "A cette heure-là, on n'aura aucun problème pour vous trouver une salle !" 

Etant donné que mon autre cours en présentiel est le mercredi matin de 8h30 à 10h30, j'envisage de passer la nuit dans le bureau de latin.