mardi 28 décembre 2010

Chroniques de l'Antiquité galactique

Lorsque, vers le milieu du VIe siècle de notre ère, l'historien goth Jordanès écrivit en latin les Getica, c'est-à-dire l'Histoire des Goths, il ne se doutait sans doute pas que son livre servirait de point de départ à une bande dessinée de science-fiction publiée dans les années 2000.
Et pourtant, c'est bien une entité de ce genre qu'une amie m'a fait découvrir il y a quelques années, en pleine prépa : Le Fléau des dieux, de Valérie Mangin (au scénario) et Aleksa Gajic (au dessin), paru chez Soleil entre 2000 et 2006. L'histoire en deux mots ? L'affrontement entre l'empire romain et les Huns menés par Attila... dans un futur lointain, avec vaisseaux spatiaux et voyages intersidéraux en pagaille.

Carte de l'Orbis galactique. Source : site des Chroniques de l'Antiquité galactique.

La fin de l'empire romain : quid, quid ?

La fin de l'empire romain est une période que l'on connaît souvent assez mal, même quand on est étudiant en lettres classiques (et même quand on est en prépa). Il faut dire qu'elle a le défaut prévisible d'arriver... à la fin, et que l'on a tendance à mettre davantage l'accent sur les périodes les plus fastes, comme la fin de la République ou les débuts de l'Empire, bref, les premiers et deuxièmes siècles autour de Jésus-Christ, ceux de Cicéron et des "douze Césars".
Quand on fait les choses sérieusement, on étudie bien sûr aussi les époques les plus anciennes : la fondation de Rome (Romulus, Rémus et leur louve), la royauté et la façon dont elle est abolie (après le viol de la chaste Lucrèce par l'infâme Sextus Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe) ou encore les multiples conquêtes par lesquelles Rome étend peu à peu sa puissance. Et quand on veut de belles batailles, il y a toujours, par exemple, les guerres puniques, qui opposent à Rome la redoutable Carthage (on retient surtout les deux premières, au IIIe s. av. J.C.).
Bref, on ne manque déjà pas de travail, alors apprendre en plus comment tout cela se termine... on range donc les derniers siècles de Rome dans la catégorie pratique mais assez floue de "l'Antiquité tardive", façon polie et un peu méprisante de désigner tout ce qui se passe une fois que tout ce qu'il y avait d'intéressant à faire s'est déjà passé. Et pourtant, la fin de l'Antiquité est une période passionnante, dans tous les domaines.

Le problème, c'est que c'est un grand bazar (et "bazar" est un euphémisme).

D'abord, les images d'Épinal nous montrent une Rome affaiblie et décadente pillée par les barbares, mais tout cela est beaucoup plus compliqué. Au fil des siècles, l'empire romain est devenu immense, et il a englobé et assimilé une multitude de populations.
En 212, l'empereur Caracalla accorde la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'empire qui n'étaient pas encore citoyens : il met fin ainsi aux multiples différences de statut (notamment en termes de fiscalité et de service militaire) qui existaient jusqu'à présent dans les diverses provinces. C'est d'ailleurs la grande force de Rome par rapport aux cités grecques que d'avoir donné aux étrangers la possibilité de s'intégrer pleinement à l'empire ; les Grecs, de leur côté, n'accordaient en général la citoyenneté qu'au compte-goutte.
Bref, il faut garder à l'esprit que l'opposition "Romains vs. barbares" est loin d'être aussi tranchée : en réalité, beaucoup de "barbares" étaient devenus romains, et réciproquement la culture romaine a été tout sauf hermétique aux multiples influences des cultures locales des provinces.

Image : Intaille en améthyste représentant Caracalla, 212 ap. J.C., Sainte Chapelle, Paris. Source : Wikimédia Commons.

Cette idée reçue pourfendue, voyons un peu les événements. Il faut savoir que l'empire romain, en partie à cause de son immensité, finit par se diviser. L'empereur Dioclétien est le premier à en avoir l'idée avec le système de la tétrarchie, institué en 285 : il répartit l'empire à quatre de ses subordonnés, deux augustes eux-mêmes assistés par deux césars, dans l'espoir de faciliter la défense des frontières. Malheureusement cela ne fonctionne pas bien et la succession de Dioclétien est particulièrement troublée, puisque ses anciens adjoints se disputent l'empire. L'unité du pouvoir revient à partir de Constantin et dure jusqu'au règne de Théodose (qui fait définitivement du christianisme la religion officielle de l'empire). Mais à la mort de Théodose en 395, l'empire se divise définitivement en deux : l'empire romain d'Occident et l'empire romain d'Orient.

Quand on parle de la fin de l'empire romain, il s'agit de l'empire romain d'Occident, dont on date généralement la disparition à 476, année où le dernier empereur d'Occident, Romulus Augustule, est déposé par Odoacre, un Germain qui commandait la garde impériale. Cette date est d'ailleurs utilisée pour marquer la fin de l'Antiquité et le début du Moyen Âge. L'empire romain d'Orient, lui, est encore puissant (la preuve : Odoacre, juste après s'être fait proclamer roi, fait allégeance à l'empereur d'Orient), et il dure beaucoup plus longtemps, puisqu'il devient ensuite l'empire byzantin, lequel ne disparaît qu'à la chute de Constantinople, conquise par les Ottomans en 1453. Cette seconde date est d'ailleurs utilisée pour marquer la fin du... Moyen Âge.

Le Fléau des dieux : de l'empire romain à l'Orbis galactique

Si vous avez lu jusqu'ici, vous devez attendre avec impatience les vaisseaux spatiaux. Une minute : ça arrive !

Venons-en à l'épisode de l'histoire de Rome dont s'inspire plus précisément Le Fléau des dieux. On connaît bien le chef hun Attila, surnommé "le Fléau de Dieu", par la tradition chrétienne, par opposition à la "cité de Dieu" par excellence qu'était devenue Rome. On connaît moins le grand adversaire d'Attila, Flavius Aetius, généralissime des légions de l'empereur d'alors, Valentinien III. C'est pourtant Aetius qui remporte l'une des dernières grandes victoires militaires romaines en repoussant Attila en 451 lors de la bataille dite des Champs Catalauniques, qui a lieu en Gaule, quelque part dans les environs de Troyes. Les Getica de Jordanès, dont je parlais en commençant, sont l'une de nos sources à ce sujet. Cette bataille, qui a donné lieu au XIXe siècle à toutes sortes d'exagérations sur le thème "civilisation vs. barbarie", est moins connue de nos jours. Dans l'histoire antique, Attila meurt deux ans après, en 453, non sans avoir fait trembler Rome.

Image : Couverture de l'intégrale du Fléau des dieux, par Aleksa Gajic. Source : site des C.A.G.

Dans Le Fléau des dieux, l'histoire se déroule dans un empire romain futuriste, l'Orbis galactique, dont la puissance s'étend sur toute la galaxie (orbis ou orbis terrarum, "disque de la terre", désigne en latin le monde). Les principaux éléments de l'histoire antique sont transposés à plus grande échelle : la plupart des villes de l'empire, comme Ravenne (où Valentinien III a établi sa capitale), Sirmium (ville natale d'Aetius) ou bien sûr Rome, deviennent des planètes. Rome n'est autre que la Terre, et les sept collines sont sept... lunes intégrées à la Terre, où elles forment de gigantesques continents surélevés. Cela vous donne une idée de l'échelle démesurée de l'histoire !

La bande dessinée prend bien évidemment des libertés avec l'histoire antique. Ainsi les Romains ne sont pas chrétiens, mais honorent toujours les dieux païens, et Aetius devient une femme, Flavia Aetia. Mais l'histoire est loin de se résumer à une simple transposition en space opera des batailles d'Attila. D'abord parce qu'Aetia se découvre l'incarnation d'une déesse de la guerre hun, Kerka (fictive, pour autant que je le sache : le véritable panthéon hun n'a pas l'air très bien connu). Ensuite parce qu'Attila et Flavia Aetia finissent par découvrir un ouvrage extrêmement ancien qui n'est autre que... les Getica de Jordanès. Dès lors, ils prennent conscience qu'il a existé un autre empire romain des milliers d'années plus tôt, et que leur propre destin semble condamné à rejouer celui de l'Attila et de l'Aetius antique. Les deux ennemis sont alors amenés à s'allier, et à découvrir qu'ils ne sont que des pions dans une intrigue bien plus vaste où d'autres forces sont à l'œuvre. Depuis des siècles, l'Orbis galactique s'est changé en une société figée, où toute force d'innovation technologique est interdite et où rien ne semble plus devoir bouger, mais les choses sont sur le point de changer.

Première page du tome 2 du Fléau des dieux. Source : site des C.A.G.

Je ne peux pas en dire beaucoup plus sans gâcher le plaisir de la lecture. Mais cette BD est à mon avis une grande réussite.
Elle la doit en bonne partie à au scénario de Valérie Mangin, original et impeccablement construit. Original, parce que si le thème de la transposition de l'Antiquité en science-fiction n'est pas nouveau (il est probable que la scénariste a grandi au moment où passait à la télévision Ulysse 31, la série animée franco-japonaise de Jean Chalopin, qui transpose les voyages d'Ulysse au XXXIe siècle), il a surtout été exploité dans le domaine de la mythologie grecque, mais moins, à ma connaissance, pour l'histoire romaine, et pas de façon aussi élaborée. Un scénario impeccablement construit, surtout, car les rebondissements s'enchaînent de tome en tome au fil d'une intrigue dont les tenants et les aboutissants apparaissent peu à peu, gagnant progressivement en ampleur. On sent que l'ensemble a été préparé entièrement à l'avance, et la cohérence de l'histoire sur les six tomes apparaît très clairement une fois la lecture terminée.

Mais l'aspect proprement graphique n'a rien à envier en qualité au scénario. Les illustrations d'Aleksa Gajic plongent tout de suite le lecteur dans l'univers sombre et majestueux de l'Orbis galactique, dont les costumes et l'architecture mêlent inspiration antique et éléments futuristes, et l'alliance entre le dessin réaliste et les couleurs aquarellées donne un très beau résultat. Gajic maîtrise visiblement sans difficulté les ambiances de couleurs, les lumières et les contrastes, et la "mise en cases" du récit donne régulièrement lieu à d'impressionnants plans larges qui donnent à voir la démesure de cet univers, sans pour autant nuire à la progression de l'intrigue ou laisser une impression de vide à la fin d'un tome.

Je n'ai pas vraiment de réserves à formuler ; disons simplement qu'il faut aimer la science-fiction un peu sombre et ne pas avoir peur de suivre une horde de Huns assoiffés de sang. Il faut aussi faire confiance à l'histoire, dont les enjeux et les personnages évoluent beaucoup au fil des tomes.


Les autres séries : Le Dernier Troyen et La Guerre des dieux

L'Antiquité est une source d'inspiration à peu près intarissable, et le concept de l'Orbis galactique était trop beau pour qu'on le cantonne à une seule série. Valérie Mangin en a donc créées d'autres dans le même univers, l'ensemble des séries formant un cycle baptisé "Chroniques de l'Antiquité galactique". Ces séries se déroulent avant Le Fléau des dieux, qui se place à la fin de la chronologie fictive : elles en forment donc des préquelles, qui racontent les origines de l'Orbis.

Le Dernier Troyen, scénarisé par Valérie Mangin et dessiné par Thierry Démarez, et paru entre 2004 et 2008, raconte le périple d'Énée, prince de Troie et survivant de la guerre après la prise de la ville par les Achéens, pour mener les rescapés troyens jusqu'à un autre pays (une autre planète) où ils pourront fonder une nouvelle Troie.

Image : couverture du premier tome du Dernier Troyen. Source : site des C.A.G.

Mangin s'inspire ici non plus de l'histoire, mais d'un mythe romain, celui de l'origine troyenne de Rome. Un mythe politique et littéraire, puisqu'il a été forgé par les Romains pour rehausser le prestige de leur cité, et plus particulièrement par le premier empereur, Auguste (au Ier s. av. J.C., donc), lequel trouva le poète idéal en la personne de Virgile, qui relate l'épopée d'Énée dans l'Énéide. Après la chute de Troie, Énée erre sur les mers et finit par s'installer en Italie, où ses descendants lointains, Romulus et Rémus, fondent Rome. L'épopée de Virgile sert la propagande impériale de bien des façons, et notamment en dressant un portrait flatteur d'Énée. En effet, Auguste, petit-neveu et fils adoptif de Jules César, appartenait comme lui à la gens Iulia, une vieille famille romaine qui avait toujours affirmé descendre d'Iule, le fils d'Énée, plus couramment appelé Ascagne. Au cours de ses aventures, Énée, descendu aux Enfers, se fait d'ailleurs prédire la gloire future de Rome et les hauts faits d'Auguste...
Ce biais politique n'empêche pas l'Énéide d'être un chef-d'œuvre de la poésie latine et une source d'enchantement pour tous les amateurs de mythologie, ainsi que l'une des meilleures continuations de l'Iliade et de l'Odyssée d'Homère, dont Valérie Mangin s'inspire également ici. De fait, Énée, au cours de son périple, rencontre par exemple les Lotophages, épisode qui ne figure pas dans l'Énéide de Virgile, mais s'inspire directement de l'Odyssée.

Je ne peux pas parler plus en détail de cette série, donc je n'ai lu que les deux premiers tomes il y a longtemps. Je me souviens d'avoir été moins emballé que par Le Fléau des dieux. D'une part parce que le dessin de Démarez, et notamment ses couleurs, me plaisaient moins (mais il est vrai qu'il est difficile d'arriver après Gajic). D'autre part parce que le scénario me paraissait moins maîtrisé et avait l'air de partir un peu dans tous les sens... mais il faudrait voir à quoi ressemble la suite, maintenant que toute la série est parue. Accessoirement, je suis toujours plus chatouilleux en matière d'adaptations de mythes grecs, donc je ne suis pas vraiment neutre en la matière !

Le premier tome d'une troisième série, La Guerre des dieux, toujours scénarisée par Mangin et dessinée cette fois par Dean Yazghi, est paru en février 2010. Cette fois, nous sommes en plein domaine grec, puisque l'intrigue se déroule pendant le siège de Troie et a pour personnage principal Ulysse : la série se déroule dans la "première" Antiquité, longtemps avant la fondation de l'Empire romain galactique. Je n'ai pas du tout lu cette série pour le moment : je me contente donc d'en signaler l'existence.

Paléographie futuroscopique

Dans l'ensemble, même si l'on peut craindre une surexploitation du filon qui nuirait à la qualité des BD (comme c'est le cas d'autres séries chez Soleil, par exemple Lanfeust de Troy), le principe de cette série reste éminemment sympathique, d'autant que les auteurs ne perdent pas une occasion d'évoquer leur travail sur la documentation antique. Le site de la série est à cet égard bien fait : il parle non seulement de l'univers de la série, mais aussi de ses sources d'inspiration, en détaillant quels éléments ont été repris ou adaptés. Valérie Mangin inclut aussi dans certains tomes des annexes expliquant les rapports entre ses sources antiques et l'univers qu'elle élabore.

Image : bibliothèque dans l'univers des Chroniques de l'Antiquité galactique. Source : site des C.A.G.

Mais au fait, quel a été le parcours de la scénariste ? Comme elle l'indique sur son site, elle est passée par les classes préparatoires avant de passer le concours de l'École des Chartes et d'y obtenir, moyennant une thèse des Chartes, un diplôme d'archiviste paléographe. Elle s'est ensuite orientée vers le scénario de bande dessinée, un choix que d'autres chartistes avaient fait avant elle, par exemple Franck Giroud, scénariste du Décalogue.
L'École des Chartes, c'est l'école par excellence pour les historiens du Moyen Âge, puisqu'on y apprend la paléographie, c'est-à-dire l'étude des manuscrits médiévaux ; elle prépare aussi aux concours du patrimoine, qui permettent de travailler dans les bibliothèques, les musées ou les archives nationales (domaines peu connus du grand public, mais extrêmement intéressants). Mais cette école est aussi LE repaire des meilleurs latinistes, puisque l'une des épreuves du concours d'entrée est une version de latin sans dictionnaire, ce qui suffirait à faire hurler d'horreur la plupart des gens mais n'a rien d'infaisable (et ça oblige à maîtriser son vocabulaire : utile quand vous devez lire des pages de latin écrites en petit dans une écriture bizarre).
Moralité ? S'intéresser à l'Antiquité et aux manuscrits médiévaux n'a jamais empêché d'aimer la science-fiction ou de finir scénariste de BD. Pas si stériles que ça, les langues mortes...

lundi 20 décembre 2010

Jacqueline de Romilly (1913-2010)

"Cet article ou cette section traite d’une personne morte récemment (18 décembre 2010). (...) Le texte peut changer fréquemment, n’est peut-être pas à jour et peut manquer de recul."

Ces phrases figurent sur le bandeau d'avertissement qui ouvre, dans son état actuel, l'article "Jacqueline de Romilly" de la Wikipédia francophone. La précaution n'est pas inutile lorsqu'on aborde ce genre de sujet. On est au travail, ou en vacances, ou quelque part entre les deux ; l'événement survient, la nouvelle se répand, on l'apprend, on est triste, comme toujours quand disparaît un grand chercheur ou une grande chercheuse qui a marqué vos études ; on se rappelle toutes sortes de choses et on en espère d'autres, et on ressent le besoin de dire un mot, sans pour autant, de prime abord, avoir quoi que ce soit de très nouveau à raconter.

Jacqueline de Romilly dans son appartement en 2003.
Source : Libération. © AFP Alexandre Fernandes.

Et après tout, pourquoi parler tout de suite ? Jacqueline de Romilly est morte : l'événement n'avait rien d'imprévisible, la situation est amenée à se prolonger, nous pouvons prendre le temps de la réflexion. La précipitation est mauvaise conseillère, aussi bien lorsqu'on corrige une version à la dernière minute avant de la rendre que dans d'autres contextes plus routiniers.
D'ailleurs, dans l'univers universitaire, il y a toujours moyen de se raccrocher à l'écrit pour se rassurer. On dit qu'un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle, mais un vieillard publié qui meurt, c'est une bibliothèque qui reste : voilà de quoi se consoler un peu. En apprenant la nouvelle, j'étais partagé entre une culpabilité toute khâgneuse de ne pas avoir assez lu les ouvrages de Romilly, de ne pas connaître assez bien ses travaux pour prétendre en parler, et un réconfort de lecteur à l'idée de pouvoir découvrir tôt ou tard (mais plutôt tôt que tard, la thèse ne va pas se faire toute seule) ceux de ses livres que je n'ai pas encore lus, et de relire ceux que j'avais lus il y a déjà longtemps. C'est un peu comme ces gigantesques projets éditoriaux que l'on croise dans les bibliothèques lorsqu'on commence à recourir aux sommes érudites pour les besoins d'un mémoire de master, par exemple la troisième édition de la Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft de Pauly, mise en chantier par Wissowa en 1890 et terminée en 1978 (84 volumes : quand on vous dit d'apprendre l'allemand...) : le travail est si énorme qu'il dépasse la durée d'une vie humaine. La plupart des projets de recherche ne sont pas si terrifiants, mais, de manière générale, il reste que la recherche précède de très loin la naissance du chercheur et se prolongera bien après son décès. Et après tout, nous nous intéressons à des gens nés et disparus il y a des milliers d'années...

Il y a là de quoi se sentir tout petit, mais aussi, en somme, content : que des gens puissent naître, vivre et mourir en un lieu donné, à une époque donnée, et que d'autres gens, ailleurs, beaucoup plus tard, continuent à tenir compte d'eux, à s'intéresser à ce que furent leurs efforts pour penser la condition humaine, élaborer une société, affronter tous les problèmes qui se posaient et dans une certaine mesure se posent encore, et, à travers cette démarche d'historiens et d'anthropologues, nourrir leur propre réflexion, des milliers d'années dans l'avenir.
Les mots d'humanités et d'humanisme ont beaucoup été employés dans les articles parus à l'occasion de ce décès (et c'est une bonne chose, car on n'en parle pas assez). De fait, loin de réduire l'étude du grec et de l'Antiquité en général à la question (déjà importante) de la transmission d'une maîtrise de la langue, il faut penser à ce que la démarche des antiquisants a d'humaniste au sens fort, tout comme les sciences auxquelles ils ont recours sont des sciences humaines : il s'agit avant tout de ce pont jeté par-dessus les siècles et les kilomètres, et grâce à quoi des humains disparates, dont les vies n'ont à première vue rien de commun, parviennent à s'intéresser les uns aux autres et se reconnaître comme partageant une même condition, observée et construite de toutes sortes de façons selon les lieux, les époques et les cultures. Être antiquisant, c'est voyager dans le temps et l'espace, à la rencontre de peuples qui parfois semblent faussement familiers, qui s'avèrent très vite radicalement étranges, et pourtant ni plus ni moins humains, ni plus ni moins primitifs ou civilisés que nous-mêmes.

(Photo : un exemplaire de la Realencyclopädie dans une bibliothèque de l'Université de Göttingen. Source : Wikimedia Commons.)

"Pour moi, j'estimerais suffisant qu'à ces hommes dont la valeur s'est traduite en actes, on rendît également hommage par des actes, comme vous voyez qu'on le fait aujourd'hui dans les mesures officielles prises ici pour leur sépulture"
(Thucycide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 35, oraison funèbre de Périclès aux morts de l'année. Traduction : J. de Romilly)


Pourquoi parler tout de suite, donc ? D'abord pour donner de la voix et faire entendre un autre point de vue que celui des fossoyeurs, dont la courtoisie ne saurait faire oublier les convictions véritables. Dans l'hommage rendu par l'Élysée à Jacqueline de Romilly, c'est la Présidence de la République, l'institution étatique (qui là encore, heureusement, existe dans le "temps long", au-delà des limites de tel ou tel quinquennat) qui s'exprime, comme elle ne pouvait que le faire en pareille occasion, et avec la dignité qui convient. Mais on peine à reconnaître dans ce communiqué la voix de l'actuel Président, tout comme on peine à faire concorder ce discours avec la politique menée par ses gouvernements successifs.
L'opposition entre paroles et actes est un procédé courant de la rhétorique grecque classique : mobilisons-le donc à notre tour, et, après cette pluie d'hommages mérités adressée à une ardente militante pour la sauvegarde des enseignements littéraires, réclamons, jusqu'à obtenir satisfaction, réclamons encore et toujours des actes. Combien de temps encore faudra-t-il justifier l'existence de l'enseignement du latin et du grec dès le secondaire ? Combien de temps faudra-t-il affirmer le droit des élèves à étudier ce qui les intéresse, et défendre ce droit en face du pseudo-utilitarisme qui prétend occuper le débat en attirant le soupçon sur "l'utilité" de ces matières, pour mieux dissimuler les présupposés on ne peut plus contestables de la "stratégie" politique sous-jacente ? Cette politique a beau jeu de mettre les coupes budgétaires et les fermetures de postes au service d'une idéologie prétendant préparer les élèves au marché du travail, mais elle les prive en réalité de l'ouverture d'esprit et de l'esprit critique qui leur est indispensable pour s'orienter dans le monde, aussi bien comme "actifs" que comme citoyens.

Rappelons-le encore une fois : il ne s'agit pas d'affirmer l'importance du latin et du grec comme une sorte de supplément d'âme qui jouerait le rôle de la cerise (humaniste) sur le gâteau des enseignements de base du secondaire, conçus comme les seuls réellement "utiles". Restreindre le débat à la question de l'utilité du latin et du grec revient à orienter d'emblée le regard en leur défaveur. Jugés à cette aune, ni l'histoire, ni le français, ni même les mathématiques ne seraient plus utiles (et aussi bien on ne s'est pas privé de remettre en question l'enseignement de l'histoire dans le secondaire). Il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'excès inverse et de prétendre que tout le monde devrait apprendre le latin et le grec. Laissons la parole à Jacqueline de Romilly, justement, dans un article publié par Libération en août 2004 : «Élitiste, non. Ce que je souhaite, au contraire, c'est que tous les élèves qui le désirent puissent étudier le grec ancien. Et non l'imposer à tous.»
Ce qui compte, c'est de ne pas fermer ces portes aux élèves sous prétexte que "cela ne leur servirait à rien". Ne voit-on pas le profond mépris qui transparaît dans une telle conception de l'enseignement ? Ne voit-on pas que les gens qui dédaignent le latin et le grec en prétendant que ce sont des matières "de privilégiés", des matières "élitistes", et prennent cela comme prétexte pour réclamer la fermeture de ces enseignements, ces gens sont justement ceux qui cherchent à faire de ces matières des matières élitistes, et à les réserver à quelques privilégiés, en faisant en sorte que le plus grand nombre, persuadé de leur inutilité, s'en désintéresse ?

(Photo : professeur et élève avec tablette. Cylix de Douris, Berlin, Altes Museum, F 2285.)

Quant à la nécessité de commencer l'apprentissage des langues anciennes dès le lycée, j'en suis persuadé. S'il est possible d'acquérir vite un excellent niveau en latin et en grec en les ayant découverts à l'université, cela suppose un travail plus difficile ; et rien, à mon sens, ne peut remplacer l'expérience que confère à l'élève la fréquentation prolongée des textes permise par la pratique de la version et de l'étude de textes en classe dès le collège ou le lycée. On y traduit des morceaux fameux des littératures antiques, et on y reçoit toutes sortes d'aperçus, dont les plus alléchants fournissent autant de pistes de lectures, et dont chacun vient constituer une culture précieuse pour la suite des études.
Je pourrais rappeler aussi l'intérêt immédiat que présentent la maîtrise de ces langues et la connaissance de ces textes pour des matières telles que le français, l'histoire, la philosophie (et même, si l'on se donnait la peine, les mathématiques et la physique), mais j'aime trop les prétéritions pour le faire. Je termine donc sur ce sujet, en rappelant que ce n'est pas parce qu'un des plus visibles remparts des langues anciennes vient de disparaître que ces langues n'ont pas d'autres défenseurs, de tous sexes et de tous âges, dont beaucoup même sont jeunes, et, j'en ai peur, aussi vigoureux que déterminés.

"Le Secrétaire perpétuel et les membres de l'Académie française ont la tristesse de faire part de la disparition de leur confrère Mme Jacqueline de Romilly..."
(Actualité du 20 décembre sur le site de l'Académie française)


Qui était Jacqueline de Romilly et quelle précieuse contribution elle laisse aux études grecques, les journaux en parlent abondamment, et sa page sur le site de l'Académie française peut vous l'indiquer aussi. Elle a été d'abord une étudiante brillante, dont le parcours impressionne (rassurez-vous : on peut exceller dans ce domaine sans être premier, ou première, partout) mais reflète aussi l'évolution de l'Éducation nationale et des institutions culturelles : "La vie de Jacqueline de Romilly (...) est une sorte de palmarès des victoires de la femme dans le monde culturel de la seconde moitié du XXe siècle", résume aujourd'hui Jean d'Ormesson dans un article du Figaro. Au point qu'un autre article du Figaro du même jour lui décerne même, chose qu'elle aurait sans doute peu appréciée, un titre qu'elle n'a pas, celui de première femme admise au concours de l'ENS Ulm, information qui, d'après ma documentation, est fausse, la première admise au concours d'Ulm ayant intégré l'école dès 1910 (Jean-François Sirinelli (dir.), Ecole normale supérieure. Le livre du bicentenaire, PUF, 1994, p. 106, note 2), tandis que Jacqueline de Romilly, née trois ans après, y est entrée en 1933.
Une période pionnière malgré tout, à une époque où l'ENS restait essentiellement un univers masculin, et bien longtemps avant la fusion entre l'École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres et l'ENS Ulm en 1985. Et un parcours, soit dit en passant, entièrement fondé sur les possibilités offertes par l'Éducation nationale, du collège Molière au Collège de France et à l'Académie. Avant de pousser des soupirs devant cette figure de bonne élève si brillante qu'elle peut en paraître écrasante, il n'est pas mauvais de se rappeler que c'est "aussi" le rôle de l'enseignement public que de former d'excellents chercheurs, dans tous les domaines.
Le parcours de Jacqueline de Romilly est aussi représentatif de celui des filles - et des femmes - en général dans l'enseignement supérieur : après en avoir été longtemps exclues, elles y surpassent à présent les garçons en termes de résultats, et sont majoritaires dans les filières littéraires.
On s'étonnera donc un peu de voir l'Académie française, qui propose pourtant toutes sortes de choses, qualifier Jacqueline de Romilly de "confrère". Même sans être un fanatique de la féminisation grammaticale à tout crin, semblable réassignation sexuelle à titre posthume paraît un peu forte. Ces serpents l'auraient-ils confondue avec Tirésias ? Ou bien ont-ils renoncé à écrire "consœur" faute de savoir taper un "œ" en HTML (& #339 ; sans les espaces) ? Si "consœur" ne leur allait pas, manquaient-ils de vocabulaire ou de goût de la variatio au point de ne rien trouver d'autre que "confrère" ? Je ne puis me résoudre à le croire.

"...une lumière puisée aux sources d'une très haute civilisation - la civilisation grecque" (communiqué de l'Élysée en hommage à Jacqueline de Romilly)

Jacqueline de Romilly a surtout travaillé sur la Grèce classique (celle des Ve et IVe siècles avant notre ère) et sur la littérature de cette époque. Elle avait consacré sa thèse à Thucydide et a donné une traduction limpide et rigoureuse de son Histoire de la guerre du Péloponnèse à la Collection des Universités de France (ainsi qu'une édition en traduction seule, accompagnée d'un "dictionnaire Thucydide", chez Robert Laffont). Pour qui a déjà eu affaire à Thucydide en version, et tout particulièrement aux discours dans Thucydide, dont le style est redoutablement retors, c'est déjà en soi un titre de gloire. Mais en dehors de ce ktèma eis aei (ce "trésor pour toujours", pour reprendre l'expression de Thucydide à propos de son œuvre en I, 22), elle a publié de nombreux livres sur la Grèce classique, des études littéraires et historiques, ainsi que des livres adressés à un public plus large, où elle défend l'enseignement des lettres et des langues anciennes.

(Photo : Buste de Thucydide, Royal Ontario Museum. Source : Wikimedia Commons.)

S'il est de coutume de passer sous silence les défauts du mort pour mieux faire son éloge, je ne le ferai pas ici, ne serait-ce que parce que ses mérites contrebalancent sans difficulté les défauts en question. Si l'on peut reprocher quelque chose à la démarche de Jacqueline de Romilly (je le dis parce que je suis loin d'être le seul), c'est d'avoir incarné une vision de la Grèce ancienne encore très marquée par le mythe du "miracle grec", cette conception qui réduit la Grèce antique à l'Athènes démocratique du Ve siècle, et qui la fait surgir tout armée comme Athéna du crâne de Zeus, en la parant de toutes les grandeurs.
Si séduisant que soit ce mirage, les historiens ont dû s'en déprendre. La Grèce était loin de se réduire à Athènes, même si les Athéniens n'y auraient pas vu d'objection. Thucydide, malgré toute sa rigueur, n'était "pas un collègue", comme l'a rappelé l'historienne Nicole Loraux. Et la civilisation grecque dans son ensemble ne peut plus s'étudier indépendamment du reste du monde antique, et notamment du Proche-Orient ancien. C'est que cette Grèce ancienne, dont l'Histoire a fait l'un des piliers de ce qu'on appelle, au choix, la culture européenne ou occidentale, était terriblement orientale. Et de nos jours, choisir de parler de la Grèce avec ou sans parler du Proche-Orient ancien ne peut plus être un choix innocent.
Il ne s'agit pas, bien sûr, d'accuser Jacqueline de Romilly de quoi que ce soit : entre de multiples autres raisons possibles, elle avait choisi de se spécialiser dans l'étude de quelques sujets et d'une période bien délimitée, et il n'est pas question de remettre en cause la qualité de son travail (ce serait gonflé !). Il s'agit davantage pour moi de prendre prétexte de ce sujet pour attirer l'attention sur une question d'image et d'idées reçues. La Grèce ne doit plus, pour le grand public, être une sorte de miracle marmoréen né au Ve siècle avant J.-C. avec l'éblouissement d'un éclair dans un ciel vide. Et si je reconnais volontiers, moi aussi, mon admiration pour cette "civilisation" (depuis les dangereuses théories de Huntington, il ne faudrait plus utiliser ce mot sans guillemets), je ne peux admettre de la lire encensée comme "très haute" sans me demander "et les autres, alors, ils étaient moins hauts ?"

Ne voyez là aucun excès dans le coupage de cheveux en quatre. Ce qui est en jeu ici l'était déjà au XIXe siècle, au moment où l'étude des mythes s'est constituée en discipline scientifique. Comme Marcel Detienne l'a expliqué dans L'Invention de la mythologie, les premiers mythologues avaient alors beaucoup de mal à admettre que les Grecs aient pu croire à des fables - les mythes - aussi absurdes que celles que les premiers anthropologues découvraient alors un peu partout dans le monde chez les peuples sans écriture, et même, pour reprendre l'expression de Max Müller, "attribuer à leurs dieux des choses qui feraient frissonner le plus sauvage des Peaux-Rouges". En ces temps où des sciences humaines aussi essentielles que l'anthropologie et la linguistique en étaient encore à leurs débuts, il a fallu beaucoup d'efforts d'ouverture d'esprit avant qu'on ne reconnaisse que les Grecs n'étaient pas supérieurs aux "primitifs", que les primitifs n'étaient pas inférieurs aux autres, et que d'ailleurs les Occidentaux n'étaient pas particulièrement futés par rapport au reste des humains.
Le même Marcel Detienne rappelle aussi, au début d'Apollon le couteau à la main, que ce dieu, qu'on dépeint volontiers tout de raison et de philosophie, et où l'on résume toute la grandeur de l'Antiquité avec un grand A, est aussi le dieu qui préside aux sacrifices sanglants, le "garçon boucher" qui œuvre dans les cuisines, voire le dieu violent et criminel qui fait pleuvoir la peste sur les Achéens au début de l'Iliade (mais je n'en ferai pas trop sur ce dernier point, de peur de réactiver l'autre image fausse des dieux païens, celle que nous avons héritée du christianisme et qui les résume à plaisir à leur aspect "trop humain" pour mieux les changer en tyrans libidineux).
Bref, on ne rappellera jamais trop à quel point il faut se méfier de la fausse familiarité de l'Antiquité, qu'elle soit grecque, romaine ou gréco-romaine. C'est dans cette fausse familiarité que nichent les idées reçues. Et si Jacqueline de Romilly elle-même savait très bien ce qu'elle faisait en cantonnant une bonne partie de ses recherches à l'Athènes classique, l'image qui reste de son travail et qui circule en ce moment même auprès du grand public à travers hommages, articles et reportages ne doit pas résumer la Grèce ancienne à l'approche qu'en avait la défunte helléniste.

Tout est dans l'image et dans la récupération qui peut en être faite : à l'heure où les chercheurs, guidés par leurs découvertes et par les résultats de leurs recherches, se tournent de plus en plus vers l'est lorsqu'ils étudient la Grèce, l'image d'une Athènes farouchement indépendante, propre sur elle, occidentale au possible et radicalement étrangère aux barbares qu'elle se targuait d'affronter, peut devenir un instrument commode sur la scène politique.
Après tout, être antiquisant de nos jours, c'est aussi se demander par quel miracle un même discours politique peut mobiliser à la fois l'image d'Épinal islamophobe de musulmans égorgeant des moutons dans un parking et l'autre image d'Épinal des philosophes grecs devisant sur les marches des temples immaculés, alors même qu'on égorgeait couramment des moutons devant ces temples et qu'on fait difficilement plus oriental que le credo d'un Pythagore...


(Sacrifice d'un jeune sanglier. Cylix attique à figures rouges, peintre d'Epidromos. Source : Wikimedia Commons.)

Restons donc vigilants sur l'emploi qui est fait de la période classique et de l'image (en bonne partie construite par les auteurs athéniens eux-mêmes) du rayonnement d'Athènes, et n'y résumons pas une antiquité grecque autrement plus vaste, qui s'étend du deuxième millénaire avant J.-C. jusqu'au VIe ou VIIe siècle après et qui englobe bien d'autres cités et régions passionnantes que la seule Athènes, bien d'autres genres littéraires et artistiques dignes d'intérêt que l'histoire thucydidéenne ou la tragédie grecque. Mais, ces nuances apportées et ces précautions prises, il est temps de saluer comme elle le mérite l'helléniste, la chercheuse, l'enseignante et la militante que fut Jacqueline de Romilly, ainsi que l'œuvre vaste qu'elle laisse après elle, et que nous n'avons pas fini de lire et de relire.

lundi 6 décembre 2010

Coup de gueule

Ami lecteur, bonjour : si tu es pacifique et que tu ne supportes aucune explosion de violence, passe ton chemin ou, plutôt, lis le post de mon collègue et ami sur Homère et Star Wars, tu passeras un bon moment. 

J'avais l'intention de faire une note intitulée "Corrections, pièges à cons", qui ne saurait malgré tout tarder, car je suis en pleine lecture des Oeuvres de mes chers étudiants, mais, là, le Service du personnel enseignant de ma fac pousse vraiment le bouchon trop loin. Ce sera donc un gros coup de gueule, en espérant que le défoulement sera suffisant pour que ce ne soit pas le prochain commentaire qui trinque. 

("No Horn Blowing", photo par Saragoldsmith ; source : FlickR)



Lorsque je leur ai remis mon dossier complet et parfaitement rempli, j'ai demandé quand ils pensaient que je pourrais signer mon contrat doctoral, en précisant qu'il fallait que j'en envoie une copie à l'Education nationale avant la fin du mois de novembre. On était alors mi-septembre et la responsable m'a fait un grand sourire complice en me disant que c'était assez large et que je n'avais pas à me faire de souci. 

La suite, on la connaît : ils ont merdouillé pendant deux mois et m'ont fait signer seulement le 8, juste à temps pour que je sois payée fin novembre et pas fin décembre. "Assez large", c'est ça ? My foot. 

Je me suis donc dépêchée de tout photocopier pour l'envoyer au Ministère la veille de mon départ en Italie. Et là, lundi d'après, coup de fil de l'Education nationale : "Mademoiselle, bonjour, il nous faudrait de toute urgence l'avenant à votre contrat, parce qu'il n'y a rien sur celui-ci qui nous garantit que vous avez effectivement un service d'enseignement."

Je retourne au Service du Personnel Enseignant : "Oui, oui, on sait, on est en train de vous faire ça, ne vous inquiétez pas, en plus votre UFR nous a déjà communiqué la liste de ses moniteurs, donc ça ira vite". 

Vendredi 26, re-coup de fil du ministère : "Il nous faut VRAIMENT votre avenant, sinon on vous considère en congé sans traitement et votre monitorat ne validera pas votre agrégation" (ce qui signifie plus ou moins : "tu as bossé comme une dingue pour avoir ton agrégation ? eh bien, tant pis pour toi ! tu vas la perdre à cause d'administratifs glandus incapables de faire leur boulot en temps et en heure !") J'ai donc passé l'après-midi à essayer de joindre quelqu'un au SPE : évidemment, personne n'a répondu. Seul résultat : j'ai grillé mon forfait.

J'y suis donc allée lundi 29 aux aurores : "Oui, oui, je sais, je suis désolée, mais l'université a obtenu du ministère un délai jusqu'au 8 décembre. On fait tout signer aujourd'hui et je commence demain à appeler les doctorants pour qu'ils viennent signer."

Au bout de quatre jours, toujours pas de nouvelles. J'y retourne : "Ecoutez, je suis désolée, mais le texte est encore en attente de validation et moi, à ce stade, je ne peux vraiment plus rien faire. Tout ce que je peux vous dire, c'est que c'est l'université qui a demandé un délai au Ministère, donc ils vont être obligés de le respecter..." Voilà qui était vraiment du meilleur augure...

Et, aujourd'hui, le coup de grâce dans un mail de la secrétaire de mon UFR : "Je vous informe que le SPE sera fermé du lundi 6 au vendredi 10 décembre inclus, pour cause de déménagement". 

Donc, là, j'ai pété les plombs et envoyé un mail très énervé à la directrice des ressources humaines, expliquant, en gros, qu'il s'agissait de mon avenir, que ça faisait plus de deux mois qu'ils ne faisaient pas leur travail et que s'ils ne se magnaient pas TRÈS VITE le cul, j'allais leur exploser la gueule à mains nues contre un mur.

Tactiquement, je pense que ce n'était pas très futé. 

Humainement, bordel, qu'est-ce que ça fait du bien !

Et ce n'est qu'un début : qu'ils attendent demain ! déménagement ou pas, je viens aux aurores pousser une GROSSE gueulante !!! Ils ont intérêt à déménager sur Neptune, car la colère d'Achille sera de la gnognotte à côté de mon Ire !!!

("Anger & Axis CBS LosAngeles Graffiti Art", photo par anarchosyn ; source : FlickR)



Mise à jour du 08/12/10 : ça y est, j'ai enfin signé ! J'avais deux mails hier matin, un de la responsable des ressources humaines, un d'une dame dont je n'avais encore jamais entendu parler, m'indiquant que mon contrat était prêt ! Ai scanné et envoyé le tout par mail à l'Education nationale dès que je suis rentrée chez moi. Aucun accusé de réception, mais je suppose que l'absence de coup de fil de leur part vaut tout comme. 

dimanche 5 décembre 2010

ἀλλὰ πατὴρ τεός εἰμί


(Dessin par Eunostos, décembre 2010.)

C'est l'une des tartes à la crème de la culture dite geek. Si vous prononcez la phrase "Je suis ton père", votre interlocuteur, s'il connaît un tant soit peu Star Wars, pensera aussitôt à la réplique "culte" de Dark Vador à Luke Skywalker qui constitue l'un des grands moments dramatiques de L'Empire contre-attaque (si vous cherchez "Je suis ton père" sur Wikipédia, c'est d'ailleurs de cette réplique que vous parlera l'article).
Mais un brin de bon sens fera vite soupçonner que ce "Je suis ton père", prononcé en 1981 de notre ère selon le calendrier grégorien, n'est peut-être pas la première réplique du genre dans la fiction, surtout si on élargit la recherche à d'autres supports que le cinéma. Voyons un peu... Qu'y avait-il dans le même genre chez les Anciens ?

Le retour d'Ulysse

Si vous étiez un(e) petit(e) Grec(que) né(e), disons, au Ve siècle avant J.C., votre culture aurait pour fondement les poètes, et en particulier le plus grand d'entre eux : Homère (peu nous importe ici qu'il ait réellement existé : les gens de l'époque en étaient persuadés, ce qui, en l'occurrence, revient au même). Dans l'hypothèse où vous auriez eu la chance de recevoir une éducation un peu poussée, ce qui n'était bien sûr pas le cas de tout le monde, vous auriez appris vos lettres en lisant les deux épopées d'Homère, l'Iliade et l'Odyssée. Vous en auriez sans doute aussi appris des passages par cœur (eh oui). Et, tout au long de votre vie, vous croiseriez des références à Homère dans toutes sortes de contextes et chez toutes sortes de gens et d'auteurs, aussi bien poètes, philosophes, orateurs, hommes politiques, etc. Rien d'équivalent au phénomène geek là-dedans, bien sûr : Homère faisait partie de la culture "mainstream", primordiale dans la construction de l'identité collective des anciens Grecs.
Or, il y a un "Je suis ton père" chez Homère : plus précisément dans l'Odyssée, au chant XVI, v. 188. C'est donc probablement à l'Odyssée qu'un Grec de l'époque classique penserait aussitôt en entendant cette phrase.

Laissez-moi vous rappeler un peu de quoi il est question. Si l'Iliade racontait quelques jours de la guerre de Troie (la colère d'Achille à la suite d'un différend avec Agamemnon, roi de Mycènes), l'Odyssée, de son côté, se déroule après la fin de la guerre, et raconte le long et périlleux voyage de retour d'Ulysse jusqu'à la petite île, Ithaque, dont il est le souverain. En réalité, pendant plus de la moitié de l'épopée, nous suivons plusieurs intrigues en parallèle. L'une, racontée pendant les quatre premiers chants, raconte le voyage du fils d'Ulysse, Télémaque, qui parcourt la Grèce en quête d'informations sur le sort de son père disparu, dont personne ne peut lui dire s'il est toujours vivant et s'il a des chances de revenir enfin après vingt ans. L'autre intrigue, la plus connue, c'est le voyage d'Ulysse lui-même, raconté de façon assez complexe, puisque le récit commence in medias res, au moment où Ulysse a déjà erré pendant plusieurs années et se trouve prisonnier de la nymphe Calypso, et que nous apprenons ensuite, par le biais de plusieurs flashbacks (en analyse littéraire, on parle d'analepses), comment il en est arrivé là.

Au chant XIII, Ulysse remet enfin le pied sur le rivage d'Ithaque, mais sa déesse protectrice, Athéna, l'avertit que d'autres dangers le guettent encore : son palais a été envahi par une foule de princes et de nobles d'Ithaque ou d'ailleurs, les prétendants, appelés ainsi parce qu'ils tentent de forcer l'épouse d'Ulysse, la reine Pénélope, à se remarier avec l'un d'entre eux, sous le prétexte commode qu'Ulysse a disparu et est probablement mort, le tout, bien sûr, dans le but de s'emparer du trône d'Ithaque. Ulysse, lui, rentre seul survivant de sa flotte après son naufrage, il n'a ni armes ni troupes, et, s'il arrive au palais sous sa véritable identité, il risque d'être assassiné par les prétendants, très supérieurs en nombre. Ulysse doit donc se déguiser en mendiant et mener l'enquête pour trouver des alliés à Ithaque et au palais. Son premier allié sera bien sûr son fils, Télémaque.
Au chant XVI, Ulysse, avec l'aide d'Athéna, se débarrasse momentanément des haillons dont il s'est revêtu et se montre à son fils sous sa véritable apparence. Athéna lui donne même un coup de pouce : non seulement elle lui enlève son déguisement miteux, mais elle le rend plus beau que d'ordinaire, de sorte qu'il ressemble à un dieu descendu sur terre. Télémaque, en le voyant ainsi transformé, prend peur, croyant avoir véritablement affaire à un dieu, mais Ulysse le rassure :
"Je ne suis pas un dieu ! pourquoi me comparer à l'un des Immortels ? Je suis ton père, celui qui t'a coûté tant de pleurs et d'angoisses et pour qui tu subis les assauts de ces gens !" (Comprenez : les prétendants, qui n'ont cessé de s'employer à écarter Télémaque du pouvoir, dont il serait l'héritier légitime. La traduction est de Victor Bérard.)
Et voilà donc notre "Je suis ton père" (e
n grec homérique, cela donne ἀλλὰ πατὴρ τεός εἰμί : "non, je suis ton père").

George Lucas (et Joseph Campbell) contre-attaquent

George Lucas en 2009. Source : Wikipédia anglaiseLes fans de George Lucas seront peut-être tentés de s'extasier une nouvelle fois devant la perfection de l'œuvre du Maître : "Il avait lu Homère et il y fait référence de façon détournée !" Sans vouloir les décevoir, cela me paraît très improbable, pour deux raisons. La première, c'est la différence radicale dans le contexte de la révélation : dans l'Odyssée, la révélation de l'identité d'Ulysse est pour Télémaque un moment de grand bonheur, et c'est aussi un pivot de l'intrigue, puisque le père et le fils réuni vont pouvoir affronter et chasser les prétendants qui convoitent le pouvoir. Dans L'Empire contre-attaque, c'est une révélation horrible, faite à l'issue d'un combat acharné, et qui place Luke dans une situation de dilemme moral difficilement soutenable.
Malgré cela, on pourrait toujours croire, avec beaucoup de bonne volonté, que Lucas élabore sciemment une vision de la relation père-fils totalement opposée à celle que décrit L'Odyssée (le père devenant, non plus un modèle et un allié, mais un ennemi et donc une figure de repoussoir).
D'où la seconde raison, biographique, celle-là : il est loin d'être certain que Lucas avait lu Homère au moment où il a élaboré l'intrigue de sa première trilogie de films. Pas à ce niveau de détail, en tout cas, puisqu'il n'était pas helléniste et n'a pas vraiment fait de classical studies (équivalent de notre cursus de Lettres classiques).

Joseph Campbell vers 1984. Source : Wikipédia anglaise, article Joseph CampbellEn revanche, Lucas a suivi un cours de sociologie des mythes dans les années 1960 (du moins selon l'épais dossier qui termine le premier volume de l'édition Omnibus des romans Star Wars) : il a donc probablement eu connaissance de l'histoire de l'Odyssée, sans doute pas par le biais d'une approche d'études littéraires, mais par le biais d'une approche anthropologique ou psychologique, qui s'intéresse surtout aux "mythes" compris comme des histoires réduites à des canevas narratifs, donc considérées en dehors des contextes précis de leurs évocations littéraires ou artistiques. Lucas a en particulier revendiqué l'influence qu'ont eu sur lui les travaux du mythologue Joseph Campbell (notamment son livre The Hero with a Thousand Faces, paru en 1949 et traduit en français sous le titre Le Héros aux mille et un visages), travaux qui adoptent une approche psychanalytique, entre autres dans la lignée de Jung. George Lucas fait donc partie de ces nombreux artistes qui, depuis la création des études mythologiques dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont été influencés dans leur œuvre non pas seulement par les œuvres des artistes des époques antérieures, mais aussi (voire surtout) par les courants de pensée des sciences humaines de leur époque.
Parenthèse : l'approche des mythes adoptée par Campbell est loin de faire l'unanimité parmi les chercheurs, surtout en ce qui concerne sa théorie du "monomythe" (qui tente de retrouver un même schéma narratif et un même langage symbolique dans les mythes du monde entier). Mais ça n'a pas empêché ledit monomythe de devenir la coqueluche des réalisateurs hollywoodiens, qui l'ont utilisé comme base de travail pour réaliser des scénarios propres à rassembler un large public.

(Photos : George Lucas en 2009, puis Joseph Campbell vers 1984. Source : Wikimedia Commons.)

Bref, n'allez pas croire qu'il soit facile d'établir une relation directe entre l'Odyssée et L'Empire contre-attaque sous le prétexte qu'un père se fait reconnaître de son fils dans ces deux histoires : non seulement il est improbable que la seconde fasse volontairement référence à la première, mais ce genre de scène de reconnaissance est une ficelle classique (pour ne pas dire un poncif) des récits d'aventure. C'est avant tout moi, depuis mon année 2010, qui, étant à la fois lecteur d'Homère et spectateur de L'Empire contre-attaque, emploie le second comme un prisme à travers lequel regarder l'épopée antique, de façon aussi amusante qu'anachronique.

Du greek pater familias au Noir Seigneur Sith : que sont les papas devenus ?

Dans cette perspective de joyeux mélange des époques, ce qui est particulièrement amusant est de voir à quel point, ici comme souvent, l'épopée antique a quelque chose de rafraîchissant par rapport à ses lointains successeurs. Franchement, si je devais choisir une paire père-fils, entre Ulysse et Télémaque ou bien Dark Vador et Luke Skywalker, j'opterais pour les premiers sans la moindre hésitation. Un ancien Jedi ayant cédé au Côté Obscur, serviteur d'un tyran galactique et enclin aux exécutions arbitraires, parlez-moi d'un modèle paternel ! Que diable a-t-il bien pu se passer entre les deux pour que le malheureux papa passe du statut de héros longtemps attendu à celui d'ennemi mortel ?

En toute bonne rigueur scientifique, c'est le genre de question qui supposerait de pondre une thèse (au moins) pour obtenir une réponse satisfaisante. Comme nous sommes simplement sur un blog, et que j'ai déjà été bien bavard, je résume allègrement les quelque vingt-huit siècles qui séparent Homère de George Lucas et je vous dis : probablement Freud. Pour le coup, en plus, c'est quelqu'un dont Lucas ne peut qu'avoir entendu parler sur les bancs de la fac, et c'est un chercheur dont les travaux ont longtemps influencé l'étude des mythologies. Dans l'optique freudienne, surtout lorsqu'on s'en sert de façon un peu désinvolte, peu importent les époques, les aires géographiques et les contextes culturels, c'est toujours le même drame qui se rejoue dans la psyché humaine, celui (pour s'en tenir au plus connu) du complexe d'Œdipe, dans lequel, comme vous le savez, l'enfant est attiré par sa mère et déteste son père.

(Photo : Sigmund Freud, par Max Halberstadt, en 1922. Source : Wikimedia Commons.)

"Justement, Œdipe, c'est bien plus ancien que Freud", me direz-vous. "Nous sommes en pleine Grèce antique, et Œdipe, contrairement à Télémaque, ne s'entend pas spécialement bien avec son père !" Certes, et on pourrait trouver beaucoup d'autres exemples de personnages mythologiques pris dans ce genre d'affrontement familial (tenez, sans aller chercher très loin : Zeus, par exemple). Oui mais... Freud fait un usage bien particulier de l'histoire d'Œdipe, dont il n'utilise d'ailleurs qu'une seule des nombreuses évocations : Œdipe roi, la fameuse tragédie de Sophocle. Dans le traité L'interprétation des rêves qu'il publie en 1900, Freud n'emploie cette tragédie que comme un exemple pour illustrer sa théorie sur le développement psychique de l'enfant. Exemple dans lequel il affirme certes trouver une confirmation de la portée générale de sa théorie.
Depuis Freud, le complexe d'Œdipe est passé dans le langage courant, au point qu'on s'y réfère comme à une sorte d'évidence. Sauf que Freud a fait, au cours des décennies suivantes, l'objet de nombreuses remises en cause, qui ont fortement nuancé (voire davantage) ses théories. Mais pour en rester à nos moutons, qu'ont à dire les hellénistes sur la vision freudienne du mythe d'Œdipe et de son papa ? Je passe la parole à Jean-Pierre Vernant :
Mais en quoi une œuvre littéraire appartenant à la culture de l'Athènes du Ve siècle avant J.-C. et qui transpose elle-même de façon très libre une légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d'un médecin du début du XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet ?
Cette question est extraite du début de l'article "Œdipe sans complexe", regroupé dans le premier volume de Mythe et tragédie en Grèce ancienne (un classique des études grecques, qui regroupe aussi des articles de Pierre Vidal-Naquet). Dans cet article, comme son titre le laisse attendre, Vernant critique fortement l'interprétation freudienne d'Œdipe roi, parce qu'il n'est pas si facile d'établir la constance de mécanismes psychiques humains dans des cultures et à des époques radicalement différentes. C'est en tout cas le genre de conclusions hâtive que ne peut pas se permettre la méthode adoptée par Vernant et ses collègues, celle de l'anthropologie historique, qui prête justement beaucoup d'attention au contexte précis de chaque culture dans un lieu et à une époque donnée, et a montré l'importance du contexte culturel dans la construction psychologique de l'individu.
Affirmer quoi que ce soit sur la psychologie de l'être humain en général (donc à l'échelle de l'espèce, dans le monde entier et de tout temps) suppose donc de multiples précautions méthodologiques, que Freud ne prend pas, en partie parce qu'à son époque l'anthropologie n'était pas encore aussi développée qu'elle l'est de nos jours. Inutile de dire que, dans une telle optique, le "monomythe" à la Campbell, qui repose sur le même type d'affirmations de portée générale (l'existence d'un langage symbolique que l'on peut retrouver dans les mythes de toutes les cultures) risque d'avoir le plus grand mal à prouver sa véracité.
Mais peu importe : l'artiste est libre de reprendre à son compte ces interprétations, tant celles de Freud en 1900 que celles de Campbell en 1949, pour en faire son miel dans les univers de fiction. D'où Dark Vador.

Faut-il s'en plaindre ? Faut-il regretter le bon vieux temps de papa Ulysse ? Pas forcément. Car, si l'on pourrait montrer sans trop de difficultés que l'Odyssée a contribué à construire la représentation idéale de la famille nucléaire telle qu'elle avait encore cours il y a peu dans le monde occidental, et telle qu'elle apparaît encore dans nombre de fictions grand public (le père, la mère et l'enfant versus le reste du monde), il ne faut pas non plus nous leurrer : le monde d'Ulysse était radicalement différent du nôtre. Et il n'aurait pas vraiment de leçons à nous donner, par exemple, sur la place des femmes dans la société (même si Pénélope, dans l'ensemble, ne s'en sort pas si mal).

En fin de compte, la seule grande conclusion définitive que l'on puisse tirer de ce rapprochement est beaucoup plus modeste, et c'est l'excellent site TV Tropes, avec sa façon toute pragmatique de théoriser les procédés fictionnels, qui peut nous la fournir : le "Je suis ton père" est ce qui s'appelle un procédé older than they think, plus ancien que vous ne pensiez.