lundi 20 décembre 2010

Jacqueline de Romilly (1913-2010)

"Cet article ou cette section traite d’une personne morte récemment (18 décembre 2010). (...) Le texte peut changer fréquemment, n’est peut-être pas à jour et peut manquer de recul."

Ces phrases figurent sur le bandeau d'avertissement qui ouvre, dans son état actuel, l'article "Jacqueline de Romilly" de la Wikipédia francophone. La précaution n'est pas inutile lorsqu'on aborde ce genre de sujet. On est au travail, ou en vacances, ou quelque part entre les deux ; l'événement survient, la nouvelle se répand, on l'apprend, on est triste, comme toujours quand disparaît un grand chercheur ou une grande chercheuse qui a marqué vos études ; on se rappelle toutes sortes de choses et on en espère d'autres, et on ressent le besoin de dire un mot, sans pour autant, de prime abord, avoir quoi que ce soit de très nouveau à raconter.

Jacqueline de Romilly dans son appartement en 2003.
Source : Libération. © AFP Alexandre Fernandes.

Et après tout, pourquoi parler tout de suite ? Jacqueline de Romilly est morte : l'événement n'avait rien d'imprévisible, la situation est amenée à se prolonger, nous pouvons prendre le temps de la réflexion. La précipitation est mauvaise conseillère, aussi bien lorsqu'on corrige une version à la dernière minute avant de la rendre que dans d'autres contextes plus routiniers.
D'ailleurs, dans l'univers universitaire, il y a toujours moyen de se raccrocher à l'écrit pour se rassurer. On dit qu'un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle, mais un vieillard publié qui meurt, c'est une bibliothèque qui reste : voilà de quoi se consoler un peu. En apprenant la nouvelle, j'étais partagé entre une culpabilité toute khâgneuse de ne pas avoir assez lu les ouvrages de Romilly, de ne pas connaître assez bien ses travaux pour prétendre en parler, et un réconfort de lecteur à l'idée de pouvoir découvrir tôt ou tard (mais plutôt tôt que tard, la thèse ne va pas se faire toute seule) ceux de ses livres que je n'ai pas encore lus, et de relire ceux que j'avais lus il y a déjà longtemps. C'est un peu comme ces gigantesques projets éditoriaux que l'on croise dans les bibliothèques lorsqu'on commence à recourir aux sommes érudites pour les besoins d'un mémoire de master, par exemple la troisième édition de la Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft de Pauly, mise en chantier par Wissowa en 1890 et terminée en 1978 (84 volumes : quand on vous dit d'apprendre l'allemand...) : le travail est si énorme qu'il dépasse la durée d'une vie humaine. La plupart des projets de recherche ne sont pas si terrifiants, mais, de manière générale, il reste que la recherche précède de très loin la naissance du chercheur et se prolongera bien après son décès. Et après tout, nous nous intéressons à des gens nés et disparus il y a des milliers d'années...

Il y a là de quoi se sentir tout petit, mais aussi, en somme, content : que des gens puissent naître, vivre et mourir en un lieu donné, à une époque donnée, et que d'autres gens, ailleurs, beaucoup plus tard, continuent à tenir compte d'eux, à s'intéresser à ce que furent leurs efforts pour penser la condition humaine, élaborer une société, affronter tous les problèmes qui se posaient et dans une certaine mesure se posent encore, et, à travers cette démarche d'historiens et d'anthropologues, nourrir leur propre réflexion, des milliers d'années dans l'avenir.
Les mots d'humanités et d'humanisme ont beaucoup été employés dans les articles parus à l'occasion de ce décès (et c'est une bonne chose, car on n'en parle pas assez). De fait, loin de réduire l'étude du grec et de l'Antiquité en général à la question (déjà importante) de la transmission d'une maîtrise de la langue, il faut penser à ce que la démarche des antiquisants a d'humaniste au sens fort, tout comme les sciences auxquelles ils ont recours sont des sciences humaines : il s'agit avant tout de ce pont jeté par-dessus les siècles et les kilomètres, et grâce à quoi des humains disparates, dont les vies n'ont à première vue rien de commun, parviennent à s'intéresser les uns aux autres et se reconnaître comme partageant une même condition, observée et construite de toutes sortes de façons selon les lieux, les époques et les cultures. Être antiquisant, c'est voyager dans le temps et l'espace, à la rencontre de peuples qui parfois semblent faussement familiers, qui s'avèrent très vite radicalement étranges, et pourtant ni plus ni moins humains, ni plus ni moins primitifs ou civilisés que nous-mêmes.

(Photo : un exemplaire de la Realencyclopädie dans une bibliothèque de l'Université de Göttingen. Source : Wikimedia Commons.)

"Pour moi, j'estimerais suffisant qu'à ces hommes dont la valeur s'est traduite en actes, on rendît également hommage par des actes, comme vous voyez qu'on le fait aujourd'hui dans les mesures officielles prises ici pour leur sépulture"
(Thucycide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 35, oraison funèbre de Périclès aux morts de l'année. Traduction : J. de Romilly)


Pourquoi parler tout de suite, donc ? D'abord pour donner de la voix et faire entendre un autre point de vue que celui des fossoyeurs, dont la courtoisie ne saurait faire oublier les convictions véritables. Dans l'hommage rendu par l'Élysée à Jacqueline de Romilly, c'est la Présidence de la République, l'institution étatique (qui là encore, heureusement, existe dans le "temps long", au-delà des limites de tel ou tel quinquennat) qui s'exprime, comme elle ne pouvait que le faire en pareille occasion, et avec la dignité qui convient. Mais on peine à reconnaître dans ce communiqué la voix de l'actuel Président, tout comme on peine à faire concorder ce discours avec la politique menée par ses gouvernements successifs.
L'opposition entre paroles et actes est un procédé courant de la rhétorique grecque classique : mobilisons-le donc à notre tour, et, après cette pluie d'hommages mérités adressée à une ardente militante pour la sauvegarde des enseignements littéraires, réclamons, jusqu'à obtenir satisfaction, réclamons encore et toujours des actes. Combien de temps encore faudra-t-il justifier l'existence de l'enseignement du latin et du grec dès le secondaire ? Combien de temps faudra-t-il affirmer le droit des élèves à étudier ce qui les intéresse, et défendre ce droit en face du pseudo-utilitarisme qui prétend occuper le débat en attirant le soupçon sur "l'utilité" de ces matières, pour mieux dissimuler les présupposés on ne peut plus contestables de la "stratégie" politique sous-jacente ? Cette politique a beau jeu de mettre les coupes budgétaires et les fermetures de postes au service d'une idéologie prétendant préparer les élèves au marché du travail, mais elle les prive en réalité de l'ouverture d'esprit et de l'esprit critique qui leur est indispensable pour s'orienter dans le monde, aussi bien comme "actifs" que comme citoyens.

Rappelons-le encore une fois : il ne s'agit pas d'affirmer l'importance du latin et du grec comme une sorte de supplément d'âme qui jouerait le rôle de la cerise (humaniste) sur le gâteau des enseignements de base du secondaire, conçus comme les seuls réellement "utiles". Restreindre le débat à la question de l'utilité du latin et du grec revient à orienter d'emblée le regard en leur défaveur. Jugés à cette aune, ni l'histoire, ni le français, ni même les mathématiques ne seraient plus utiles (et aussi bien on ne s'est pas privé de remettre en question l'enseignement de l'histoire dans le secondaire). Il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'excès inverse et de prétendre que tout le monde devrait apprendre le latin et le grec. Laissons la parole à Jacqueline de Romilly, justement, dans un article publié par Libération en août 2004 : «Élitiste, non. Ce que je souhaite, au contraire, c'est que tous les élèves qui le désirent puissent étudier le grec ancien. Et non l'imposer à tous.»
Ce qui compte, c'est de ne pas fermer ces portes aux élèves sous prétexte que "cela ne leur servirait à rien". Ne voit-on pas le profond mépris qui transparaît dans une telle conception de l'enseignement ? Ne voit-on pas que les gens qui dédaignent le latin et le grec en prétendant que ce sont des matières "de privilégiés", des matières "élitistes", et prennent cela comme prétexte pour réclamer la fermeture de ces enseignements, ces gens sont justement ceux qui cherchent à faire de ces matières des matières élitistes, et à les réserver à quelques privilégiés, en faisant en sorte que le plus grand nombre, persuadé de leur inutilité, s'en désintéresse ?

(Photo : professeur et élève avec tablette. Cylix de Douris, Berlin, Altes Museum, F 2285.)

Quant à la nécessité de commencer l'apprentissage des langues anciennes dès le lycée, j'en suis persuadé. S'il est possible d'acquérir vite un excellent niveau en latin et en grec en les ayant découverts à l'université, cela suppose un travail plus difficile ; et rien, à mon sens, ne peut remplacer l'expérience que confère à l'élève la fréquentation prolongée des textes permise par la pratique de la version et de l'étude de textes en classe dès le collège ou le lycée. On y traduit des morceaux fameux des littératures antiques, et on y reçoit toutes sortes d'aperçus, dont les plus alléchants fournissent autant de pistes de lectures, et dont chacun vient constituer une culture précieuse pour la suite des études.
Je pourrais rappeler aussi l'intérêt immédiat que présentent la maîtrise de ces langues et la connaissance de ces textes pour des matières telles que le français, l'histoire, la philosophie (et même, si l'on se donnait la peine, les mathématiques et la physique), mais j'aime trop les prétéritions pour le faire. Je termine donc sur ce sujet, en rappelant que ce n'est pas parce qu'un des plus visibles remparts des langues anciennes vient de disparaître que ces langues n'ont pas d'autres défenseurs, de tous sexes et de tous âges, dont beaucoup même sont jeunes, et, j'en ai peur, aussi vigoureux que déterminés.

"Le Secrétaire perpétuel et les membres de l'Académie française ont la tristesse de faire part de la disparition de leur confrère Mme Jacqueline de Romilly..."
(Actualité du 20 décembre sur le site de l'Académie française)


Qui était Jacqueline de Romilly et quelle précieuse contribution elle laisse aux études grecques, les journaux en parlent abondamment, et sa page sur le site de l'Académie française peut vous l'indiquer aussi. Elle a été d'abord une étudiante brillante, dont le parcours impressionne (rassurez-vous : on peut exceller dans ce domaine sans être premier, ou première, partout) mais reflète aussi l'évolution de l'Éducation nationale et des institutions culturelles : "La vie de Jacqueline de Romilly (...) est une sorte de palmarès des victoires de la femme dans le monde culturel de la seconde moitié du XXe siècle", résume aujourd'hui Jean d'Ormesson dans un article du Figaro. Au point qu'un autre article du Figaro du même jour lui décerne même, chose qu'elle aurait sans doute peu appréciée, un titre qu'elle n'a pas, celui de première femme admise au concours de l'ENS Ulm, information qui, d'après ma documentation, est fausse, la première admise au concours d'Ulm ayant intégré l'école dès 1910 (Jean-François Sirinelli (dir.), Ecole normale supérieure. Le livre du bicentenaire, PUF, 1994, p. 106, note 2), tandis que Jacqueline de Romilly, née trois ans après, y est entrée en 1933.
Une période pionnière malgré tout, à une époque où l'ENS restait essentiellement un univers masculin, et bien longtemps avant la fusion entre l'École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres et l'ENS Ulm en 1985. Et un parcours, soit dit en passant, entièrement fondé sur les possibilités offertes par l'Éducation nationale, du collège Molière au Collège de France et à l'Académie. Avant de pousser des soupirs devant cette figure de bonne élève si brillante qu'elle peut en paraître écrasante, il n'est pas mauvais de se rappeler que c'est "aussi" le rôle de l'enseignement public que de former d'excellents chercheurs, dans tous les domaines.
Le parcours de Jacqueline de Romilly est aussi représentatif de celui des filles - et des femmes - en général dans l'enseignement supérieur : après en avoir été longtemps exclues, elles y surpassent à présent les garçons en termes de résultats, et sont majoritaires dans les filières littéraires.
On s'étonnera donc un peu de voir l'Académie française, qui propose pourtant toutes sortes de choses, qualifier Jacqueline de Romilly de "confrère". Même sans être un fanatique de la féminisation grammaticale à tout crin, semblable réassignation sexuelle à titre posthume paraît un peu forte. Ces serpents l'auraient-ils confondue avec Tirésias ? Ou bien ont-ils renoncé à écrire "consœur" faute de savoir taper un "œ" en HTML (& #339 ; sans les espaces) ? Si "consœur" ne leur allait pas, manquaient-ils de vocabulaire ou de goût de la variatio au point de ne rien trouver d'autre que "confrère" ? Je ne puis me résoudre à le croire.

"...une lumière puisée aux sources d'une très haute civilisation - la civilisation grecque" (communiqué de l'Élysée en hommage à Jacqueline de Romilly)

Jacqueline de Romilly a surtout travaillé sur la Grèce classique (celle des Ve et IVe siècles avant notre ère) et sur la littérature de cette époque. Elle avait consacré sa thèse à Thucydide et a donné une traduction limpide et rigoureuse de son Histoire de la guerre du Péloponnèse à la Collection des Universités de France (ainsi qu'une édition en traduction seule, accompagnée d'un "dictionnaire Thucydide", chez Robert Laffont). Pour qui a déjà eu affaire à Thucydide en version, et tout particulièrement aux discours dans Thucydide, dont le style est redoutablement retors, c'est déjà en soi un titre de gloire. Mais en dehors de ce ktèma eis aei (ce "trésor pour toujours", pour reprendre l'expression de Thucydide à propos de son œuvre en I, 22), elle a publié de nombreux livres sur la Grèce classique, des études littéraires et historiques, ainsi que des livres adressés à un public plus large, où elle défend l'enseignement des lettres et des langues anciennes.

(Photo : Buste de Thucydide, Royal Ontario Museum. Source : Wikimedia Commons.)

S'il est de coutume de passer sous silence les défauts du mort pour mieux faire son éloge, je ne le ferai pas ici, ne serait-ce que parce que ses mérites contrebalancent sans difficulté les défauts en question. Si l'on peut reprocher quelque chose à la démarche de Jacqueline de Romilly (je le dis parce que je suis loin d'être le seul), c'est d'avoir incarné une vision de la Grèce ancienne encore très marquée par le mythe du "miracle grec", cette conception qui réduit la Grèce antique à l'Athènes démocratique du Ve siècle, et qui la fait surgir tout armée comme Athéna du crâne de Zeus, en la parant de toutes les grandeurs.
Si séduisant que soit ce mirage, les historiens ont dû s'en déprendre. La Grèce était loin de se réduire à Athènes, même si les Athéniens n'y auraient pas vu d'objection. Thucydide, malgré toute sa rigueur, n'était "pas un collègue", comme l'a rappelé l'historienne Nicole Loraux. Et la civilisation grecque dans son ensemble ne peut plus s'étudier indépendamment du reste du monde antique, et notamment du Proche-Orient ancien. C'est que cette Grèce ancienne, dont l'Histoire a fait l'un des piliers de ce qu'on appelle, au choix, la culture européenne ou occidentale, était terriblement orientale. Et de nos jours, choisir de parler de la Grèce avec ou sans parler du Proche-Orient ancien ne peut plus être un choix innocent.
Il ne s'agit pas, bien sûr, d'accuser Jacqueline de Romilly de quoi que ce soit : entre de multiples autres raisons possibles, elle avait choisi de se spécialiser dans l'étude de quelques sujets et d'une période bien délimitée, et il n'est pas question de remettre en cause la qualité de son travail (ce serait gonflé !). Il s'agit davantage pour moi de prendre prétexte de ce sujet pour attirer l'attention sur une question d'image et d'idées reçues. La Grèce ne doit plus, pour le grand public, être une sorte de miracle marmoréen né au Ve siècle avant J.-C. avec l'éblouissement d'un éclair dans un ciel vide. Et si je reconnais volontiers, moi aussi, mon admiration pour cette "civilisation" (depuis les dangereuses théories de Huntington, il ne faudrait plus utiliser ce mot sans guillemets), je ne peux admettre de la lire encensée comme "très haute" sans me demander "et les autres, alors, ils étaient moins hauts ?"

Ne voyez là aucun excès dans le coupage de cheveux en quatre. Ce qui est en jeu ici l'était déjà au XIXe siècle, au moment où l'étude des mythes s'est constituée en discipline scientifique. Comme Marcel Detienne l'a expliqué dans L'Invention de la mythologie, les premiers mythologues avaient alors beaucoup de mal à admettre que les Grecs aient pu croire à des fables - les mythes - aussi absurdes que celles que les premiers anthropologues découvraient alors un peu partout dans le monde chez les peuples sans écriture, et même, pour reprendre l'expression de Max Müller, "attribuer à leurs dieux des choses qui feraient frissonner le plus sauvage des Peaux-Rouges". En ces temps où des sciences humaines aussi essentielles que l'anthropologie et la linguistique en étaient encore à leurs débuts, il a fallu beaucoup d'efforts d'ouverture d'esprit avant qu'on ne reconnaisse que les Grecs n'étaient pas supérieurs aux "primitifs", que les primitifs n'étaient pas inférieurs aux autres, et que d'ailleurs les Occidentaux n'étaient pas particulièrement futés par rapport au reste des humains.
Le même Marcel Detienne rappelle aussi, au début d'Apollon le couteau à la main, que ce dieu, qu'on dépeint volontiers tout de raison et de philosophie, et où l'on résume toute la grandeur de l'Antiquité avec un grand A, est aussi le dieu qui préside aux sacrifices sanglants, le "garçon boucher" qui œuvre dans les cuisines, voire le dieu violent et criminel qui fait pleuvoir la peste sur les Achéens au début de l'Iliade (mais je n'en ferai pas trop sur ce dernier point, de peur de réactiver l'autre image fausse des dieux païens, celle que nous avons héritée du christianisme et qui les résume à plaisir à leur aspect "trop humain" pour mieux les changer en tyrans libidineux).
Bref, on ne rappellera jamais trop à quel point il faut se méfier de la fausse familiarité de l'Antiquité, qu'elle soit grecque, romaine ou gréco-romaine. C'est dans cette fausse familiarité que nichent les idées reçues. Et si Jacqueline de Romilly elle-même savait très bien ce qu'elle faisait en cantonnant une bonne partie de ses recherches à l'Athènes classique, l'image qui reste de son travail et qui circule en ce moment même auprès du grand public à travers hommages, articles et reportages ne doit pas résumer la Grèce ancienne à l'approche qu'en avait la défunte helléniste.

Tout est dans l'image et dans la récupération qui peut en être faite : à l'heure où les chercheurs, guidés par leurs découvertes et par les résultats de leurs recherches, se tournent de plus en plus vers l'est lorsqu'ils étudient la Grèce, l'image d'une Athènes farouchement indépendante, propre sur elle, occidentale au possible et radicalement étrangère aux barbares qu'elle se targuait d'affronter, peut devenir un instrument commode sur la scène politique.
Après tout, être antiquisant de nos jours, c'est aussi se demander par quel miracle un même discours politique peut mobiliser à la fois l'image d'Épinal islamophobe de musulmans égorgeant des moutons dans un parking et l'autre image d'Épinal des philosophes grecs devisant sur les marches des temples immaculés, alors même qu'on égorgeait couramment des moutons devant ces temples et qu'on fait difficilement plus oriental que le credo d'un Pythagore...


(Sacrifice d'un jeune sanglier. Cylix attique à figures rouges, peintre d'Epidromos. Source : Wikimedia Commons.)

Restons donc vigilants sur l'emploi qui est fait de la période classique et de l'image (en bonne partie construite par les auteurs athéniens eux-mêmes) du rayonnement d'Athènes, et n'y résumons pas une antiquité grecque autrement plus vaste, qui s'étend du deuxième millénaire avant J.-C. jusqu'au VIe ou VIIe siècle après et qui englobe bien d'autres cités et régions passionnantes que la seule Athènes, bien d'autres genres littéraires et artistiques dignes d'intérêt que l'histoire thucydidéenne ou la tragédie grecque. Mais, ces nuances apportées et ces précautions prises, il est temps de saluer comme elle le mérite l'helléniste, la chercheuse, l'enseignante et la militante que fut Jacqueline de Romilly, ainsi que l'œuvre vaste qu'elle laisse après elle, et que nous n'avons pas fini de lire et de relire.

2 commentaires:

  1. Pour aller plus loin, on consultera utilement les différents articles dont les liens sont regroupés aujourd'hui sur Fabula :
    http://www.fabula.org/actualites/article41802.php

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  2. Je partage entièrement votre avis sur le caractère trop "athénocentriste" de l'oeuvre de Jaqueline de Romily. La Grèce ne se résume pas au siècle de Périclès, ni à Athènes.

    Par contre, comparer les sacrifices islamiques à ceux des Grecs est absurde: jamais les Grecs n'auraient refusé de manger une viande qui n'avait pas été sacrifiée à leurs dieux. Une viande était sacrifiée à tel dieu egyptien ou Perse ? Il s'en accomodaient. C'est ce qui fait toute la différence.

    Quant à Pythagore, s'il est vrai qu'il représente une tendance orientalisante, il ne faut pas oublier qu'elle était fort minoritaire. L'après mort, le salut, sont restés les cadet des soucis de la plupart des Grecs de l'antiquité païenne.

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