(Dessin par Eunostos, décembre 2010.)
C'est l'une des tartes à la crème de la culture dite geek. Si vous prononcez la phrase "Je suis ton père", votre interlocuteur, s'il connaît un tant soit peu Star Wars, pensera aussitôt à la réplique "culte" de Dark Vador à Luke Skywalker qui constitue l'un des grands moments dramatiques de L'Empire contre-attaque (si vous cherchez "Je suis ton père" sur Wikipédia, c'est d'ailleurs de cette réplique que vous parlera l'article).
Mais un brin de bon sens fera vite soupçonner que ce "Je suis ton père", prononcé en 1981 de notre ère selon le calendrier grégorien, n'est peut-être pas la première réplique du genre dans la fiction, surtout si on élargit la recherche à d'autres supports que le cinéma. Voyons un peu... Qu'y avait-il dans le même genre chez les Anciens ?
Le retour d'Ulysse
Si vous étiez un(e) petit(e) Grec(que) né(e), disons, au Ve siècle avant J.C., votre culture aurait pour fondement les poètes, et en particulier le plus grand d'entre eux : Homère (peu nous importe ici qu'il ait réellement existé : les gens de l'époque en étaient persuadés, ce qui, en l'occurrence, revient au même). Dans l'hypothèse où vous auriez eu la chance de recevoir une éducation un peu poussée, ce qui n'était bien sûr pas le cas de tout le monde, vous auriez appris vos lettres en lisant les deux épopées d'Homère, l'Iliade et l'Odyssée. Vous en auriez sans doute aussi appris des passages par cœur (eh oui). Et, tout au long de votre vie, vous croiseriez des références à Homère dans toutes sortes de contextes et chez toutes sortes de gens et d'auteurs, aussi bien poètes, philosophes, orateurs, hommes politiques, etc. Rien d'équivalent au phénomène geek là-dedans, bien sûr : Homère faisait partie de la culture "mainstream", primordiale dans la construction de l'identité collective des anciens Grecs.
Or, il y a un "Je suis ton père" chez Homère : plus précisément dans l'Odyssée, au chant XVI, v. 188. C'est donc probablement à l'Odyssée qu'un Grec de l'époque classique penserait aussitôt en entendant cette phrase.
Laissez-moi vous rappeler un peu de quoi il est question. Si l'Iliade racontait quelques jours de la guerre de Troie (la colère d'Achille à la suite d'un différend avec Agamemnon, roi de Mycènes), l'Odyssée, de son côté, se déroule après la fin de la guerre, et raconte le long et périlleux voyage de retour d'Ulysse jusqu'à la petite île, Ithaque, dont il est le souverain. En réalité, pendant plus de la moitié de l'épopée, nous suivons plusieurs intrigues en parallèle. L'une, racontée pendant les quatre premiers chants, raconte le voyage du fils d'Ulysse, Télémaque, qui parcourt la Grèce en quête d'informations sur le sort de son père disparu, dont personne ne peut lui dire s'il est toujours vivant et s'il a des chances de revenir enfin après vingt ans. L'autre intrigue, la plus connue, c'est le voyage d'Ulysse lui-même, raconté de façon assez complexe, puisque le récit commence in medias res, au moment où Ulysse a déjà erré pendant plusieurs années et se trouve prisonnier de la nymphe Calypso, et que nous apprenons ensuite, par le biais de plusieurs flashbacks (en analyse littéraire, on parle d'analepses), comment il en est arrivé là.
Au chant XIII, Ulysse remet enfin le pied sur le rivage d'Ithaque, mais sa déesse protectrice, Athéna, l'avertit que d'autres dangers le guettent encore : son palais a été envahi par une foule de princes et de nobles d'Ithaque ou d'ailleurs, les prétendants, appelés ainsi parce qu'ils tentent de forcer l'épouse d'Ulysse, la reine Pénélope, à se remarier avec l'un d'entre eux, sous le prétexte commode qu'Ulysse a disparu et est probablement mort, le tout, bien sûr, dans le but de s'emparer du trône d'Ithaque. Ulysse, lui, rentre seul survivant de sa flotte après son naufrage, il n'a ni armes ni troupes, et, s'il arrive au palais sous sa véritable identité, il risque d'être assassiné par les prétendants, très supérieurs en nombre. Ulysse doit donc se déguiser en mendiant et mener l'enquête pour trouver des alliés à Ithaque et au palais. Son premier allié sera bien sûr son fils, Télémaque.
Au chant XVI, Ulysse, avec l'aide d'Athéna, se débarrasse momentanément des haillons dont il s'est revêtu et se montre à son fils sous sa véritable apparence. Athéna lui donne même un coup de pouce : non seulement elle lui enlève son déguisement miteux, mais elle le rend plus beau que d'ordinaire, de sorte qu'il ressemble à un dieu descendu sur terre. Télémaque, en le voyant ainsi transformé, prend peur, croyant avoir véritablement affaire à un dieu, mais Ulysse le rassure :
George Lucas (et Joseph Campbell) contre-attaquent
Les fans de George Lucas seront peut-être tentés de s'extasier une nouvelle fois devant la perfection de l'œuvre du Maître : "Il avait lu Homère et il y fait référence de façon détournée !" Sans vouloir les décevoir, cela me paraît très improbable, pour deux raisons. La première, c'est la différence radicale dans le contexte de la révélation : dans l'Odyssée, la révélation de l'identité d'Ulysse est pour Télémaque un moment de grand bonheur, et c'est aussi un pivot de l'intrigue, puisque le père et le fils réuni vont pouvoir affronter et chasser les prétendants qui convoitent le pouvoir. Dans L'Empire contre-attaque, c'est une révélation horrible, faite à l'issue d'un combat acharné, et qui place Luke dans une situation de dilemme moral difficilement soutenable.
Malgré cela, on pourrait toujours croire, avec beaucoup de bonne volonté, que Lucas élabore sciemment une vision de la relation père-fils totalement opposée à celle que décrit L'Odyssée (le père devenant, non plus un modèle et un allié, mais un ennemi et donc une figure de repoussoir).
D'où la seconde raison, biographique, celle-là : il est loin d'être certain que Lucas avait lu Homère au moment où il a élaboré l'intrigue de sa première trilogie de films. Pas à ce niveau de détail, en tout cas, puisqu'il n'était pas helléniste et n'a pas vraiment fait de classical studies (équivalent de notre cursus de Lettres classiques).
En revanche, Lucas a suivi un cours de sociologie des mythes dans les années 1960 (du moins selon l'épais dossier qui termine le premier volume de l'édition Omnibus des romans Star Wars) : il a donc probablement eu connaissance de l'histoire de l'Odyssée, sans doute pas par le biais d'une approche d'études littéraires, mais par le biais d'une approche anthropologique ou psychologique, qui s'intéresse surtout aux "mythes" compris comme des histoires réduites à des canevas narratifs, donc considérées en dehors des contextes précis de leurs évocations littéraires ou artistiques. Lucas a en particulier revendiqué l'influence qu'ont eu sur lui les travaux du mythologue Joseph Campbell (notamment son livre The Hero with a Thousand Faces, paru en 1949 et traduit en français sous le titre Le Héros aux mille et un visages), travaux qui adoptent une approche psychanalytique, entre autres dans la lignée de Jung. George Lucas fait donc partie de ces nombreux artistes qui, depuis la création des études mythologiques dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont été influencés dans leur œuvre non pas seulement par les œuvres des artistes des époques antérieures, mais aussi (voire surtout) par les courants de pensée des sciences humaines de leur époque.
Parenthèse : l'approche des mythes adoptée par Campbell est loin de faire l'unanimité parmi les chercheurs, surtout en ce qui concerne sa théorie du "monomythe" (qui tente de retrouver un même schéma narratif et un même langage symbolique dans les mythes du monde entier). Mais ça n'a pas empêché ledit monomythe de devenir la coqueluche des réalisateurs hollywoodiens, qui l'ont utilisé comme base de travail pour réaliser des scénarios propres à rassembler un large public.
(Photos : George Lucas en 2009, puis Joseph Campbell vers 1984. Source : Wikimedia Commons.)
Bref, n'allez pas croire qu'il soit facile d'établir une relation directe entre l'Odyssée et L'Empire contre-attaque sous le prétexte qu'un père se fait reconnaître de son fils dans ces deux histoires : non seulement il est improbable que la seconde fasse volontairement référence à la première, mais ce genre de scène de reconnaissance est une ficelle classique (pour ne pas dire un poncif) des récits d'aventure. C'est avant tout moi, depuis mon année 2010, qui, étant à la fois lecteur d'Homère et spectateur de L'Empire contre-attaque, emploie le second comme un prisme à travers lequel regarder l'épopée antique, de façon aussi amusante qu'anachronique.
Du greek pater familias au Noir Seigneur Sith : que sont les papas devenus ?
Dans cette perspective de joyeux mélange des époques, ce qui est particulièrement amusant est de voir à quel point, ici comme souvent, l'épopée antique a quelque chose de rafraîchissant par rapport à ses lointains successeurs. Franchement, si je devais choisir une paire père-fils, entre Ulysse et Télémaque ou bien Dark Vador et Luke Skywalker, j'opterais pour les premiers sans la moindre hésitation. Un ancien Jedi ayant cédé au Côté Obscur, serviteur d'un tyran galactique et enclin aux exécutions arbitraires, parlez-moi d'un modèle paternel ! Que diable a-t-il bien pu se passer entre les deux pour que le malheureux papa passe du statut de héros longtemps attendu à celui d'ennemi mortel ?
En toute bonne rigueur scientifique, c'est le genre de question qui supposerait de pondre une thèse (au moins) pour obtenir une réponse satisfaisante. Comme nous sommes simplement sur un blog, et que j'ai déjà été bien bavard, je résume allègrement les quelque vingt-huit siècles qui séparent Homère de George Lucas et je vous dis : probablement Freud. Pour le coup, en plus, c'est quelqu'un dont Lucas ne peut qu'avoir entendu parler sur les bancs de la fac, et c'est un chercheur dont les travaux ont longtemps influencé l'étude des mythologies. Dans l'optique freudienne, surtout lorsqu'on s'en sert de façon un peu désinvolte, peu importent les époques, les aires géographiques et les contextes culturels, c'est toujours le même drame qui se rejoue dans la psyché humaine, celui (pour s'en tenir au plus connu) du complexe d'Œdipe, dans lequel, comme vous le savez, l'enfant est attiré par sa mère et déteste son père.
(Photo : Sigmund Freud, par Max Halberstadt, en 1922. Source : Wikimedia Commons.)
"Justement, Œdipe, c'est bien plus ancien que Freud", me direz-vous. "Nous sommes en pleine Grèce antique, et Œdipe, contrairement à Télémaque, ne s'entend pas spécialement bien avec son père !" Certes, et on pourrait trouver beaucoup d'autres exemples de personnages mythologiques pris dans ce genre d'affrontement familial (tenez, sans aller chercher très loin : Zeus, par exemple). Oui mais... Freud fait un usage bien particulier de l'histoire d'Œdipe, dont il n'utilise d'ailleurs qu'une seule des nombreuses évocations : Œdipe roi, la fameuse tragédie de Sophocle. Dans le traité L'interprétation des rêves qu'il publie en 1900, Freud n'emploie cette tragédie que comme un exemple pour illustrer sa théorie sur le développement psychique de l'enfant. Exemple dans lequel il affirme certes trouver une confirmation de la portée générale de sa théorie.
Depuis Freud, le complexe d'Œdipe est passé dans le langage courant, au point qu'on s'y réfère comme à une sorte d'évidence. Sauf que Freud a fait, au cours des décennies suivantes, l'objet de nombreuses remises en cause, qui ont fortement nuancé (voire davantage) ses théories. Mais pour en rester à nos moutons, qu'ont à dire les hellénistes sur la vision freudienne du mythe d'Œdipe et de son papa ? Je passe la parole à Jean-Pierre Vernant :
Affirmer quoi que ce soit sur la psychologie de l'être humain en général (donc à l'échelle de l'espèce, dans le monde entier et de tout temps) suppose donc de multiples précautions méthodologiques, que Freud ne prend pas, en partie parce qu'à son époque l'anthropologie n'était pas encore aussi développée qu'elle l'est de nos jours. Inutile de dire que, dans une telle optique, le "monomythe" à la Campbell, qui repose sur le même type d'affirmations de portée générale (l'existence d'un langage symbolique que l'on peut retrouver dans les mythes de toutes les cultures) risque d'avoir le plus grand mal à prouver sa véracité.
Mais peu importe : l'artiste est libre de reprendre à son compte ces interprétations, tant celles de Freud en 1900 que celles de Campbell en 1949, pour en faire son miel dans les univers de fiction. D'où Dark Vador.
Faut-il s'en plaindre ? Faut-il regretter le bon vieux temps de papa Ulysse ? Pas forcément. Car, si l'on pourrait montrer sans trop de difficultés que l'Odyssée a contribué à construire la représentation idéale de la famille nucléaire telle qu'elle avait encore cours il y a peu dans le monde occidental, et telle qu'elle apparaît encore dans nombre de fictions grand public (le père, la mère et l'enfant versus le reste du monde), il ne faut pas non plus nous leurrer : le monde d'Ulysse était radicalement différent du nôtre. Et il n'aurait pas vraiment de leçons à nous donner, par exemple, sur la place des femmes dans la société (même si Pénélope, dans l'ensemble, ne s'en sort pas si mal).
En fin de compte, la seule grande conclusion définitive que l'on puisse tirer de ce rapprochement est beaucoup plus modeste, et c'est l'excellent site TV Tropes, avec sa façon toute pragmatique de théoriser les procédés fictionnels, qui peut nous la fournir : le "Je suis ton père" est ce qui s'appelle un procédé older than they think, plus ancien que vous ne pensiez.
C'est l'une des tartes à la crème de la culture dite geek. Si vous prononcez la phrase "Je suis ton père", votre interlocuteur, s'il connaît un tant soit peu Star Wars, pensera aussitôt à la réplique "culte" de Dark Vador à Luke Skywalker qui constitue l'un des grands moments dramatiques de L'Empire contre-attaque (si vous cherchez "Je suis ton père" sur Wikipédia, c'est d'ailleurs de cette réplique que vous parlera l'article).
Mais un brin de bon sens fera vite soupçonner que ce "Je suis ton père", prononcé en 1981 de notre ère selon le calendrier grégorien, n'est peut-être pas la première réplique du genre dans la fiction, surtout si on élargit la recherche à d'autres supports que le cinéma. Voyons un peu... Qu'y avait-il dans le même genre chez les Anciens ?
Le retour d'Ulysse
Si vous étiez un(e) petit(e) Grec(que) né(e), disons, au Ve siècle avant J.C., votre culture aurait pour fondement les poètes, et en particulier le plus grand d'entre eux : Homère (peu nous importe ici qu'il ait réellement existé : les gens de l'époque en étaient persuadés, ce qui, en l'occurrence, revient au même). Dans l'hypothèse où vous auriez eu la chance de recevoir une éducation un peu poussée, ce qui n'était bien sûr pas le cas de tout le monde, vous auriez appris vos lettres en lisant les deux épopées d'Homère, l'Iliade et l'Odyssée. Vous en auriez sans doute aussi appris des passages par cœur (eh oui). Et, tout au long de votre vie, vous croiseriez des références à Homère dans toutes sortes de contextes et chez toutes sortes de gens et d'auteurs, aussi bien poètes, philosophes, orateurs, hommes politiques, etc. Rien d'équivalent au phénomène geek là-dedans, bien sûr : Homère faisait partie de la culture "mainstream", primordiale dans la construction de l'identité collective des anciens Grecs.
Or, il y a un "Je suis ton père" chez Homère : plus précisément dans l'Odyssée, au chant XVI, v. 188. C'est donc probablement à l'Odyssée qu'un Grec de l'époque classique penserait aussitôt en entendant cette phrase.
Laissez-moi vous rappeler un peu de quoi il est question. Si l'Iliade racontait quelques jours de la guerre de Troie (la colère d'Achille à la suite d'un différend avec Agamemnon, roi de Mycènes), l'Odyssée, de son côté, se déroule après la fin de la guerre, et raconte le long et périlleux voyage de retour d'Ulysse jusqu'à la petite île, Ithaque, dont il est le souverain. En réalité, pendant plus de la moitié de l'épopée, nous suivons plusieurs intrigues en parallèle. L'une, racontée pendant les quatre premiers chants, raconte le voyage du fils d'Ulysse, Télémaque, qui parcourt la Grèce en quête d'informations sur le sort de son père disparu, dont personne ne peut lui dire s'il est toujours vivant et s'il a des chances de revenir enfin après vingt ans. L'autre intrigue, la plus connue, c'est le voyage d'Ulysse lui-même, raconté de façon assez complexe, puisque le récit commence in medias res, au moment où Ulysse a déjà erré pendant plusieurs années et se trouve prisonnier de la nymphe Calypso, et que nous apprenons ensuite, par le biais de plusieurs flashbacks (en analyse littéraire, on parle d'analepses), comment il en est arrivé là.
Au chant XIII, Ulysse remet enfin le pied sur le rivage d'Ithaque, mais sa déesse protectrice, Athéna, l'avertit que d'autres dangers le guettent encore : son palais a été envahi par une foule de princes et de nobles d'Ithaque ou d'ailleurs, les prétendants, appelés ainsi parce qu'ils tentent de forcer l'épouse d'Ulysse, la reine Pénélope, à se remarier avec l'un d'entre eux, sous le prétexte commode qu'Ulysse a disparu et est probablement mort, le tout, bien sûr, dans le but de s'emparer du trône d'Ithaque. Ulysse, lui, rentre seul survivant de sa flotte après son naufrage, il n'a ni armes ni troupes, et, s'il arrive au palais sous sa véritable identité, il risque d'être assassiné par les prétendants, très supérieurs en nombre. Ulysse doit donc se déguiser en mendiant et mener l'enquête pour trouver des alliés à Ithaque et au palais. Son premier allié sera bien sûr son fils, Télémaque.
Au chant XVI, Ulysse, avec l'aide d'Athéna, se débarrasse momentanément des haillons dont il s'est revêtu et se montre à son fils sous sa véritable apparence. Athéna lui donne même un coup de pouce : non seulement elle lui enlève son déguisement miteux, mais elle le rend plus beau que d'ordinaire, de sorte qu'il ressemble à un dieu descendu sur terre. Télémaque, en le voyant ainsi transformé, prend peur, croyant avoir véritablement affaire à un dieu, mais Ulysse le rassure :
"Je ne suis pas un dieu ! pourquoi me comparer à l'un des Immortels ? Je suis ton père, celui qui t'a coûté tant de pleurs et d'angoisses et pour qui tu subis les assauts de ces gens !" (Comprenez : les prétendants, qui n'ont cessé de s'employer à écarter Télémaque du pouvoir, dont il serait l'héritier légitime. La traduction est de Victor Bérard.)Et voilà donc notre "Je suis ton père" (en grec homérique, cela donne ἀλλὰ πατὴρ τεός εἰμί : "non, je suis ton père").
George Lucas (et Joseph Campbell) contre-attaquent
Les fans de George Lucas seront peut-être tentés de s'extasier une nouvelle fois devant la perfection de l'œuvre du Maître : "Il avait lu Homère et il y fait référence de façon détournée !" Sans vouloir les décevoir, cela me paraît très improbable, pour deux raisons. La première, c'est la différence radicale dans le contexte de la révélation : dans l'Odyssée, la révélation de l'identité d'Ulysse est pour Télémaque un moment de grand bonheur, et c'est aussi un pivot de l'intrigue, puisque le père et le fils réuni vont pouvoir affronter et chasser les prétendants qui convoitent le pouvoir. Dans L'Empire contre-attaque, c'est une révélation horrible, faite à l'issue d'un combat acharné, et qui place Luke dans une situation de dilemme moral difficilement soutenable.
Malgré cela, on pourrait toujours croire, avec beaucoup de bonne volonté, que Lucas élabore sciemment une vision de la relation père-fils totalement opposée à celle que décrit L'Odyssée (le père devenant, non plus un modèle et un allié, mais un ennemi et donc une figure de repoussoir).
D'où la seconde raison, biographique, celle-là : il est loin d'être certain que Lucas avait lu Homère au moment où il a élaboré l'intrigue de sa première trilogie de films. Pas à ce niveau de détail, en tout cas, puisqu'il n'était pas helléniste et n'a pas vraiment fait de classical studies (équivalent de notre cursus de Lettres classiques).
En revanche, Lucas a suivi un cours de sociologie des mythes dans les années 1960 (du moins selon l'épais dossier qui termine le premier volume de l'édition Omnibus des romans Star Wars) : il a donc probablement eu connaissance de l'histoire de l'Odyssée, sans doute pas par le biais d'une approche d'études littéraires, mais par le biais d'une approche anthropologique ou psychologique, qui s'intéresse surtout aux "mythes" compris comme des histoires réduites à des canevas narratifs, donc considérées en dehors des contextes précis de leurs évocations littéraires ou artistiques. Lucas a en particulier revendiqué l'influence qu'ont eu sur lui les travaux du mythologue Joseph Campbell (notamment son livre The Hero with a Thousand Faces, paru en 1949 et traduit en français sous le titre Le Héros aux mille et un visages), travaux qui adoptent une approche psychanalytique, entre autres dans la lignée de Jung. George Lucas fait donc partie de ces nombreux artistes qui, depuis la création des études mythologiques dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont été influencés dans leur œuvre non pas seulement par les œuvres des artistes des époques antérieures, mais aussi (voire surtout) par les courants de pensée des sciences humaines de leur époque.
Parenthèse : l'approche des mythes adoptée par Campbell est loin de faire l'unanimité parmi les chercheurs, surtout en ce qui concerne sa théorie du "monomythe" (qui tente de retrouver un même schéma narratif et un même langage symbolique dans les mythes du monde entier). Mais ça n'a pas empêché ledit monomythe de devenir la coqueluche des réalisateurs hollywoodiens, qui l'ont utilisé comme base de travail pour réaliser des scénarios propres à rassembler un large public.
(Photos : George Lucas en 2009, puis Joseph Campbell vers 1984. Source : Wikimedia Commons.)
Bref, n'allez pas croire qu'il soit facile d'établir une relation directe entre l'Odyssée et L'Empire contre-attaque sous le prétexte qu'un père se fait reconnaître de son fils dans ces deux histoires : non seulement il est improbable que la seconde fasse volontairement référence à la première, mais ce genre de scène de reconnaissance est une ficelle classique (pour ne pas dire un poncif) des récits d'aventure. C'est avant tout moi, depuis mon année 2010, qui, étant à la fois lecteur d'Homère et spectateur de L'Empire contre-attaque, emploie le second comme un prisme à travers lequel regarder l'épopée antique, de façon aussi amusante qu'anachronique.
Du greek pater familias au Noir Seigneur Sith : que sont les papas devenus ?
Dans cette perspective de joyeux mélange des époques, ce qui est particulièrement amusant est de voir à quel point, ici comme souvent, l'épopée antique a quelque chose de rafraîchissant par rapport à ses lointains successeurs. Franchement, si je devais choisir une paire père-fils, entre Ulysse et Télémaque ou bien Dark Vador et Luke Skywalker, j'opterais pour les premiers sans la moindre hésitation. Un ancien Jedi ayant cédé au Côté Obscur, serviteur d'un tyran galactique et enclin aux exécutions arbitraires, parlez-moi d'un modèle paternel ! Que diable a-t-il bien pu se passer entre les deux pour que le malheureux papa passe du statut de héros longtemps attendu à celui d'ennemi mortel ?
En toute bonne rigueur scientifique, c'est le genre de question qui supposerait de pondre une thèse (au moins) pour obtenir une réponse satisfaisante. Comme nous sommes simplement sur un blog, et que j'ai déjà été bien bavard, je résume allègrement les quelque vingt-huit siècles qui séparent Homère de George Lucas et je vous dis : probablement Freud. Pour le coup, en plus, c'est quelqu'un dont Lucas ne peut qu'avoir entendu parler sur les bancs de la fac, et c'est un chercheur dont les travaux ont longtemps influencé l'étude des mythologies. Dans l'optique freudienne, surtout lorsqu'on s'en sert de façon un peu désinvolte, peu importent les époques, les aires géographiques et les contextes culturels, c'est toujours le même drame qui se rejoue dans la psyché humaine, celui (pour s'en tenir au plus connu) du complexe d'Œdipe, dans lequel, comme vous le savez, l'enfant est attiré par sa mère et déteste son père.
(Photo : Sigmund Freud, par Max Halberstadt, en 1922. Source : Wikimedia Commons.)
"Justement, Œdipe, c'est bien plus ancien que Freud", me direz-vous. "Nous sommes en pleine Grèce antique, et Œdipe, contrairement à Télémaque, ne s'entend pas spécialement bien avec son père !" Certes, et on pourrait trouver beaucoup d'autres exemples de personnages mythologiques pris dans ce genre d'affrontement familial (tenez, sans aller chercher très loin : Zeus, par exemple). Oui mais... Freud fait un usage bien particulier de l'histoire d'Œdipe, dont il n'utilise d'ailleurs qu'une seule des nombreuses évocations : Œdipe roi, la fameuse tragédie de Sophocle. Dans le traité L'interprétation des rêves qu'il publie en 1900, Freud n'emploie cette tragédie que comme un exemple pour illustrer sa théorie sur le développement psychique de l'enfant. Exemple dans lequel il affirme certes trouver une confirmation de la portée générale de sa théorie.
Depuis Freud, le complexe d'Œdipe est passé dans le langage courant, au point qu'on s'y réfère comme à une sorte d'évidence. Sauf que Freud a fait, au cours des décennies suivantes, l'objet de nombreuses remises en cause, qui ont fortement nuancé (voire davantage) ses théories. Mais pour en rester à nos moutons, qu'ont à dire les hellénistes sur la vision freudienne du mythe d'Œdipe et de son papa ? Je passe la parole à Jean-Pierre Vernant :
Mais en quoi une œuvre littéraire appartenant à la culture de l'Athènes du Ve siècle avant J.-C. et qui transpose elle-même de façon très libre une légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d'un médecin du début du XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet ?Cette question est extraite du début de l'article "Œdipe sans complexe", regroupé dans le premier volume de Mythe et tragédie en Grèce ancienne (un classique des études grecques, qui regroupe aussi des articles de Pierre Vidal-Naquet). Dans cet article, comme son titre le laisse attendre, Vernant critique fortement l'interprétation freudienne d'Œdipe roi, parce qu'il n'est pas si facile d'établir la constance de mécanismes psychiques humains dans des cultures et à des époques radicalement différentes. C'est en tout cas le genre de conclusions hâtive que ne peut pas se permettre la méthode adoptée par Vernant et ses collègues, celle de l'anthropologie historique, qui prête justement beaucoup d'attention au contexte précis de chaque culture dans un lieu et à une époque donnée, et a montré l'importance du contexte culturel dans la construction psychologique de l'individu.
Affirmer quoi que ce soit sur la psychologie de l'être humain en général (donc à l'échelle de l'espèce, dans le monde entier et de tout temps) suppose donc de multiples précautions méthodologiques, que Freud ne prend pas, en partie parce qu'à son époque l'anthropologie n'était pas encore aussi développée qu'elle l'est de nos jours. Inutile de dire que, dans une telle optique, le "monomythe" à la Campbell, qui repose sur le même type d'affirmations de portée générale (l'existence d'un langage symbolique que l'on peut retrouver dans les mythes de toutes les cultures) risque d'avoir le plus grand mal à prouver sa véracité.
Mais peu importe : l'artiste est libre de reprendre à son compte ces interprétations, tant celles de Freud en 1900 que celles de Campbell en 1949, pour en faire son miel dans les univers de fiction. D'où Dark Vador.
Faut-il s'en plaindre ? Faut-il regretter le bon vieux temps de papa Ulysse ? Pas forcément. Car, si l'on pourrait montrer sans trop de difficultés que l'Odyssée a contribué à construire la représentation idéale de la famille nucléaire telle qu'elle avait encore cours il y a peu dans le monde occidental, et telle qu'elle apparaît encore dans nombre de fictions grand public (le père, la mère et l'enfant versus le reste du monde), il ne faut pas non plus nous leurrer : le monde d'Ulysse était radicalement différent du nôtre. Et il n'aurait pas vraiment de leçons à nous donner, par exemple, sur la place des femmes dans la société (même si Pénélope, dans l'ensemble, ne s'en sort pas si mal).
En fin de compte, la seule grande conclusion définitive que l'on puisse tirer de ce rapprochement est beaucoup plus modeste, et c'est l'excellent site TV Tropes, avec sa façon toute pragmatique de théoriser les procédés fictionnels, qui peut nous la fournir : le "Je suis ton père" est ce qui s'appelle un procédé older than they think, plus ancien que vous ne pensiez.
Zut ! Je crains d'être plus geek que je ne le pensais : là, pour le coup, ce n'était pas Homère qui me venait d'abord à l'esprit ! Et je ne suis pas sûr que ce soit finalement très rassurant sur mon cas...
RépondreSupprimerPour ce qui est d'"Oedipe sans complexe", je ne vois pas où est le problème dans le fait de prendre un mythe grec pour expliquer une étape du développement psychique (enfin, ce qui ne devrait être qu'une étape). La question de savoir si Oedipe souffrait du complexe d'Oedipe est idiote, ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'un personnage et non d'une personne : pas de psychisme, pas d'inconscient. Je ne suis d'ailleurs pas sûre que Freud l'ait affirmé, ni qu'il ait proclamé l'universalité temporelle et spatiale de ses recherches. Ceci dit, je n'ai pas lu l'intégralité de son oeuvre (shame on me, je sais !).
Heu, moi non plus, à vrai dire, mais j'ai un peu mis le nez dans "L'interprétation des rêves" et lu les pages concernées. Si Freud se contentait d'exposer sa théorie, puis d'invoquer l'exemple d'Oedipe sous forme de simple comparaison à but pédagogique ("chaque enfant est en rivalité avec son père et désire sa mère, un peu comme Oedipe dans la mythologie grecque"), ce serait déjà distordre un peu le mythe, mais ça ne poserait pas de problème sur le plan de la rigueur scientifique.
RépondreSupprimerLe problème, c'est qu'il ne fait pas du tout ça : il expose d'abord sa théorie, puis évoque "Oedipe roi" de Sophocle et (en très gros) voit dans le grand succès de cette pièce une *preuve* de la véracité de sa théorie. Sauf qu'au passage, il effectue toute une série de raccourcis et développe un raisonnement circulaire (il ne trouve dans Oedipe roi que ce qu'il y a préalablement mis) dont Vernant n'a pas beaucoup de mal à montrer les failles criantes.
L'autre problème, c'est que cette récupération freudienne du mythe d'Oedipe a ouvert la porte à toutes sortes de psychanalystes qui se sont crus capables d'opérer le même genre de raisonnements au sujet d'autres mythes grecs, soit pour en faire des variantes du complexe d'Oedipe, soit pour illustrer d'autres complexes ou névroses. Le peu que j'ai lu de ce genre d'épigones est encore pire que le passage de "L'interprétation des rêves" (et ils ne se gênent pas pour psychanalyser des personnages mythologiques, sans prendre toutes les précautions nécessaires à ce genre de maoeuvre). Vernant doit d'ailleurs démonter aussi un livre d'un certain Anzieu, qui, à la suite de Freud, voit du Oedipe non plus seulement chez Oedipe, mais dans toute la mythologie grecque...
N.B. : Si on s'en tient à la tragédie de Sophocle, ce n'est pas complètement absurde de s'intéresser à la psychologie d'Oedipe, *si* on rappelle bien, d'abord, qu'on va s'intéresser non pas au personnage pour lui-même, mais à la façon dont sa présentation par Sophocle met en oeuvre tel ou tel mécanisme psychologique que le dramaturge veut mettre en avant, ou bien permet éventuellement de mettre en évidence des mécanismes psychologiques propres aux anciens Grecs (ce qui est déjà plus délicat, mais pas impossible). Mais psychanalyser un personnage de fiction pris au sortir du dico de mythologie, sans égard au détail précis de ses évocations dans divers contextes, oui, là, on marche sur la tête...