Et pourtant, c'est bien une entité de ce genre qu'une amie m'a fait découvrir il y a quelques années, en pleine prépa : Le Fléau des dieux, de Valérie Mangin (au scénario) et Aleksa Gajic (au dessin), paru chez Soleil entre 2000 et 2006. L'histoire en deux mots ? L'affrontement entre l'empire romain et les Huns menés par Attila... dans un futur lointain, avec vaisseaux spatiaux et voyages intersidéraux en pagaille.
La fin de l'empire romain : quid, quid ?
La fin de l'empire romain est une période que l'on connaît souvent assez mal, même quand on est étudiant en lettres classiques (et même quand on est en prépa). Il faut dire qu'elle a le défaut prévisible d'arriver... à la fin, et que l'on a tendance à mettre davantage l'accent sur les périodes les plus fastes, comme la fin de la République ou les débuts de l'Empire, bref, les premiers et deuxièmes siècles autour de Jésus-Christ, ceux de Cicéron et des "douze Césars".
Quand on fait les choses sérieusement, on étudie bien sûr aussi les époques les plus anciennes : la fondation de Rome (Romulus, Rémus et leur louve), la royauté et la façon dont elle est abolie (après le viol de la chaste Lucrèce par l'infâme Sextus Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe) ou encore les multiples conquêtes par lesquelles Rome étend peu à peu sa puissance. Et quand on veut de belles batailles, il y a toujours, par exemple, les guerres puniques, qui opposent à Rome la redoutable Carthage (on retient surtout les deux premières, au IIIe s. av. J.C.).
Bref, on ne manque déjà pas de travail, alors apprendre en plus comment tout cela se termine... on range donc les derniers siècles de Rome dans la catégorie pratique mais assez floue de "l'Antiquité tardive", façon polie et un peu méprisante de désigner tout ce qui se passe une fois que tout ce qu'il y avait d'intéressant à faire s'est déjà passé. Et pourtant, la fin de l'Antiquité est une période passionnante, dans tous les domaines.
Le problème, c'est que c'est un grand bazar (et "bazar" est un euphémisme).
D'abord, les images d'Épinal nous montrent une Rome affaiblie et décadente pillée par les barbares, mais tout cela est beaucoup plus compliqué. Au fil des siècles, l'empire romain est devenu immense, et il a englobé et assimilé une multitude de populations.
En 212, l'empereur Caracalla accorde la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'empire qui n'étaient pas encore citoyens : il met fin ainsi aux multiples différences de statut (notamment en termes de fiscalité et de service militaire) qui existaient jusqu'à présent dans les diverses provinces. C'est d'ailleurs la grande force de Rome par rapport aux cités grecques que d'avoir donné aux étrangers la possibilité de s'intégrer pleinement à l'empire ; les Grecs, de leur côté, n'accordaient en général la citoyenneté qu'au compte-goutte.
Bref, il faut garder à l'esprit que l'opposition "Romains vs. barbares" est loin d'être aussi tranchée : en réalité, beaucoup de "barbares" étaient devenus romains, et réciproquement la culture romaine a été tout sauf hermétique aux multiples influences des cultures locales des provinces.
Image : Intaille en améthyste représentant Caracalla, 212 ap. J.C., Sainte Chapelle, Paris. Source : Wikimédia Commons.
Cette idée reçue pourfendue, voyons un peu les événements. Il faut savoir que l'empire romain, en partie à cause de son immensité, finit par se diviser. L'empereur Dioclétien est le premier à en avoir l'idée avec le système de la tétrarchie, institué en 285 : il répartit l'empire à quatre de ses subordonnés, deux augustes eux-mêmes assistés par deux césars, dans l'espoir de faciliter la défense des frontières. Malheureusement cela ne fonctionne pas bien et la succession de Dioclétien est particulièrement troublée, puisque ses anciens adjoints se disputent l'empire. L'unité du pouvoir revient à partir de Constantin et dure jusqu'au règne de Théodose (qui fait définitivement du christianisme la religion officielle de l'empire). Mais à la mort de Théodose en 395, l'empire se divise définitivement en deux : l'empire romain d'Occident et l'empire romain d'Orient.
Quand on parle de la fin de l'empire romain, il s'agit de l'empire romain d'Occident, dont on date généralement la disparition à 476, année où le dernier empereur d'Occident, Romulus Augustule, est déposé par Odoacre, un Germain qui commandait la garde impériale. Cette date est d'ailleurs utilisée pour marquer la fin de l'Antiquité et le début du Moyen Âge. L'empire romain d'Orient, lui, est encore puissant (la preuve : Odoacre, juste après s'être fait proclamer roi, fait allégeance à l'empereur d'Orient), et il dure beaucoup plus longtemps, puisqu'il devient ensuite l'empire byzantin, lequel ne disparaît qu'à la chute de Constantinople, conquise par les Ottomans en 1453. Cette seconde date est d'ailleurs utilisée pour marquer la fin du... Moyen Âge.
Le Fléau des dieux : de l'empire romain à l'Orbis galactique
Si vous avez lu jusqu'ici, vous devez attendre avec impatience les vaisseaux spatiaux. Une minute : ça arrive !
Venons-en à l'épisode de l'histoire de Rome dont s'inspire plus précisément Le Fléau des dieux. On connaît bien le chef hun Attila, surnommé "le Fléau de Dieu", par la tradition chrétienne, par opposition à la "cité de Dieu" par excellence qu'était devenue Rome. On connaît moins le grand adversaire d'Attila, Flavius Aetius, généralissime des légions de l'empereur d'alors, Valentinien III. C'est pourtant Aetius qui remporte l'une des dernières grandes victoires militaires romaines en repoussant Attila en 451 lors de la bataille dite des Champs Catalauniques, qui a lieu en Gaule, quelque part dans les environs de Troyes. Les Getica de Jordanès, dont je parlais en commençant, sont l'une de nos sources à ce sujet. Cette bataille, qui a donné lieu au XIXe siècle à toutes sortes d'exagérations sur le thème "civilisation vs. barbarie", est moins connue de nos jours. Dans l'histoire antique, Attila meurt deux ans après, en 453, non sans avoir fait trembler Rome.
Image : Couverture de l'intégrale du Fléau des dieux, par Aleksa Gajic. Source : site des C.A.G.
Dans Le Fléau des dieux, l'histoire se déroule dans un empire romain futuriste, l'Orbis galactique, dont la puissance s'étend sur toute la galaxie (orbis ou orbis terrarum, "disque de la terre", désigne en latin le monde). Les principaux éléments de l'histoire antique sont transposés à plus grande échelle : la plupart des villes de l'empire, comme Ravenne (où Valentinien III a établi sa capitale), Sirmium (ville natale d'Aetius) ou bien sûr Rome, deviennent des planètes. Rome n'est autre que la Terre, et les sept collines sont sept... lunes intégrées à la Terre, où elles forment de gigantesques continents surélevés. Cela vous donne une idée de l'échelle démesurée de l'histoire !
La bande dessinée prend bien évidemment des libertés avec l'histoire antique. Ainsi les Romains ne sont pas chrétiens, mais honorent toujours les dieux païens, et Aetius devient une femme, Flavia Aetia. Mais l'histoire est loin de se résumer à une simple transposition en space opera des batailles d'Attila. D'abord parce qu'Aetia se découvre l'incarnation d'une déesse de la guerre hun, Kerka (fictive, pour autant que je le sache : le véritable panthéon hun n'a pas l'air très bien connu). Ensuite parce qu'Attila et Flavia Aetia finissent par découvrir un ouvrage extrêmement ancien qui n'est autre que... les Getica de Jordanès. Dès lors, ils prennent conscience qu'il a existé un autre empire romain des milliers d'années plus tôt, et que leur propre destin semble condamné à rejouer celui de l'Attila et de l'Aetius antique. Les deux ennemis sont alors amenés à s'allier, et à découvrir qu'ils ne sont que des pions dans une intrigue bien plus vaste où d'autres forces sont à l'œuvre. Depuis des siècles, l'Orbis galactique s'est changé en une société figée, où toute force d'innovation technologique est interdite et où rien ne semble plus devoir bouger, mais les choses sont sur le point de changer.
Je ne peux pas en dire beaucoup plus sans gâcher le plaisir de la lecture. Mais cette BD est à mon avis une grande réussite.
Elle la doit en bonne partie à au scénario de Valérie Mangin, original et impeccablement construit. Original, parce que si le thème de la transposition de l'Antiquité en science-fiction n'est pas nouveau (il est probable que la scénariste a grandi au moment où passait à la télévision Ulysse 31, la série animée franco-japonaise de Jean Chalopin, qui transpose les voyages d'Ulysse au XXXIe siècle), il a surtout été exploité dans le domaine de la mythologie grecque, mais moins, à ma connaissance, pour l'histoire romaine, et pas de façon aussi élaborée. Un scénario impeccablement construit, surtout, car les rebondissements s'enchaînent de tome en tome au fil d'une intrigue dont les tenants et les aboutissants apparaissent peu à peu, gagnant progressivement en ampleur. On sent que l'ensemble a été préparé entièrement à l'avance, et la cohérence de l'histoire sur les six tomes apparaît très clairement une fois la lecture terminée.
Mais l'aspect proprement graphique n'a rien à envier en qualité au scénario. Les illustrations d'Aleksa Gajic plongent tout de suite le lecteur dans l'univers sombre et majestueux de l'Orbis galactique, dont les costumes et l'architecture mêlent inspiration antique et éléments futuristes, et l'alliance entre le dessin réaliste et les couleurs aquarellées donne un très beau résultat. Gajic maîtrise visiblement sans difficulté les ambiances de couleurs, les lumières et les contrastes, et la "mise en cases" du récit donne régulièrement lieu à d'impressionnants plans larges qui donnent à voir la démesure de cet univers, sans pour autant nuire à la progression de l'intrigue ou laisser une impression de vide à la fin d'un tome.
Je n'ai pas vraiment de réserves à formuler ; disons simplement qu'il faut aimer la science-fiction un peu sombre et ne pas avoir peur de suivre une horde de Huns assoiffés de sang. Il faut aussi faire confiance à l'histoire, dont les enjeux et les personnages évoluent beaucoup au fil des tomes.
Les autres séries : Le Dernier Troyen et La Guerre des dieux
L'Antiquité est une source d'inspiration à peu près intarissable, et le concept de l'Orbis galactique était trop beau pour qu'on le cantonne à une seule série. Valérie Mangin en a donc créées d'autres dans le même univers, l'ensemble des séries formant un cycle baptisé "Chroniques de l'Antiquité galactique". Ces séries se déroulent avant Le Fléau des dieux, qui se place à la fin de la chronologie fictive : elles en forment donc des préquelles, qui racontent les origines de l'Orbis.
Le Dernier Troyen, scénarisé par Valérie Mangin et dessiné par Thierry Démarez, et paru entre 2004 et 2008, raconte le périple d'Énée, prince de Troie et survivant de la guerre après la prise de la ville par les Achéens, pour mener les rescapés troyens jusqu'à un autre pays (une autre planète) où ils pourront fonder une nouvelle Troie.
Image : couverture du premier tome du Dernier Troyen. Source : site des C.A.G.
Mangin s'inspire ici non plus de l'histoire, mais d'un mythe romain, celui de l'origine troyenne de Rome. Un mythe politique et littéraire, puisqu'il a été forgé par les Romains pour rehausser le prestige de leur cité, et plus particulièrement par le premier empereur, Auguste (au Ier s. av. J.C., donc), lequel trouva le poète idéal en la personne de Virgile, qui relate l'épopée d'Énée dans l'Énéide. Après la chute de Troie, Énée erre sur les mers et finit par s'installer en Italie, où ses descendants lointains, Romulus et Rémus, fondent Rome. L'épopée de Virgile sert la propagande impériale de bien des façons, et notamment en dressant un portrait flatteur d'Énée. En effet, Auguste, petit-neveu et fils adoptif de Jules César, appartenait comme lui à la gens Iulia, une vieille famille romaine qui avait toujours affirmé descendre d'Iule, le fils d'Énée, plus couramment appelé Ascagne. Au cours de ses aventures, Énée, descendu aux Enfers, se fait d'ailleurs prédire la gloire future de Rome et les hauts faits d'Auguste...
Ce biais politique n'empêche pas l'Énéide d'être un chef-d'œuvre de la poésie latine et une source d'enchantement pour tous les amateurs de mythologie, ainsi que l'une des meilleures continuations de l'Iliade et de l'Odyssée d'Homère, dont Valérie Mangin s'inspire également ici. De fait, Énée, au cours de son périple, rencontre par exemple les Lotophages, épisode qui ne figure pas dans l'Énéide de Virgile, mais s'inspire directement de l'Odyssée.
Je ne peux pas parler plus en détail de cette série, donc je n'ai lu que les deux premiers tomes il y a longtemps. Je me souviens d'avoir été moins emballé que par Le Fléau des dieux. D'une part parce que le dessin de Démarez, et notamment ses couleurs, me plaisaient moins (mais il est vrai qu'il est difficile d'arriver après Gajic). D'autre part parce que le scénario me paraissait moins maîtrisé et avait l'air de partir un peu dans tous les sens... mais il faudrait voir à quoi ressemble la suite, maintenant que toute la série est parue. Accessoirement, je suis toujours plus chatouilleux en matière d'adaptations de mythes grecs, donc je ne suis pas vraiment neutre en la matière !
Le premier tome d'une troisième série, La Guerre des dieux, toujours scénarisée par Mangin et dessinée cette fois par Dean Yazghi, est paru en février 2010. Cette fois, nous sommes en plein domaine grec, puisque l'intrigue se déroule pendant le siège de Troie et a pour personnage principal Ulysse : la série se déroule dans la "première" Antiquité, longtemps avant la fondation de l'Empire romain galactique. Je n'ai pas du tout lu cette série pour le moment : je me contente donc d'en signaler l'existence.
Paléographie futuroscopique
Dans l'ensemble, même si l'on peut craindre une surexploitation du filon qui nuirait à la qualité des BD (comme c'est le cas d'autres séries chez Soleil, par exemple Lanfeust de Troy), le principe de cette série reste éminemment sympathique, d'autant que les auteurs ne perdent pas une occasion d'évoquer leur travail sur la documentation antique. Le site de la série est à cet égard bien fait : il parle non seulement de l'univers de la série, mais aussi de ses sources d'inspiration, en détaillant quels éléments ont été repris ou adaptés. Valérie Mangin inclut aussi dans certains tomes des annexes expliquant les rapports entre ses sources antiques et l'univers qu'elle élabore.
Image : bibliothèque dans l'univers des Chroniques de l'Antiquité galactique. Source : site des C.A.G.
Mais au fait, quel a été le parcours de la scénariste ? Comme elle l'indique sur son site, elle est passée par les classes préparatoires avant de passer le concours de l'École des Chartes et d'y obtenir, moyennant une thèse des Chartes, un diplôme d'archiviste paléographe. Elle s'est ensuite orientée vers le scénario de bande dessinée, un choix que d'autres chartistes avaient fait avant elle, par exemple Franck Giroud, scénariste du Décalogue.
L'École des Chartes, c'est l'école par excellence pour les historiens du Moyen Âge, puisqu'on y apprend la paléographie, c'est-à-dire l'étude des manuscrits médiévaux ; elle prépare aussi aux concours du patrimoine, qui permettent de travailler dans les bibliothèques, les musées ou les archives nationales (domaines peu connus du grand public, mais extrêmement intéressants). Mais cette école est aussi LE repaire des meilleurs latinistes, puisque l'une des épreuves du concours d'entrée est une version de latin sans dictionnaire, ce qui suffirait à faire hurler d'horreur la plupart des gens mais n'a rien d'infaisable (et ça oblige à maîtriser son vocabulaire : utile quand vous devez lire des pages de latin écrites en petit dans une écriture bizarre).
Moralité ? S'intéresser à l'Antiquité et aux manuscrits médiévaux n'a jamais empêché d'aimer la science-fiction ou de finir scénariste de BD. Pas si stériles que ça, les langues mortes...
Quand on fait les choses sérieusement, on étudie bien sûr aussi les époques les plus anciennes : la fondation de Rome (Romulus, Rémus et leur louve), la royauté et la façon dont elle est abolie (après le viol de la chaste Lucrèce par l'infâme Sextus Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe) ou encore les multiples conquêtes par lesquelles Rome étend peu à peu sa puissance. Et quand on veut de belles batailles, il y a toujours, par exemple, les guerres puniques, qui opposent à Rome la redoutable Carthage (on retient surtout les deux premières, au IIIe s. av. J.C.).
Bref, on ne manque déjà pas de travail, alors apprendre en plus comment tout cela se termine... on range donc les derniers siècles de Rome dans la catégorie pratique mais assez floue de "l'Antiquité tardive", façon polie et un peu méprisante de désigner tout ce qui se passe une fois que tout ce qu'il y avait d'intéressant à faire s'est déjà passé. Et pourtant, la fin de l'Antiquité est une période passionnante, dans tous les domaines.
Le problème, c'est que c'est un grand bazar (et "bazar" est un euphémisme).
D'abord, les images d'Épinal nous montrent une Rome affaiblie et décadente pillée par les barbares, mais tout cela est beaucoup plus compliqué. Au fil des siècles, l'empire romain est devenu immense, et il a englobé et assimilé une multitude de populations.
En 212, l'empereur Caracalla accorde la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'empire qui n'étaient pas encore citoyens : il met fin ainsi aux multiples différences de statut (notamment en termes de fiscalité et de service militaire) qui existaient jusqu'à présent dans les diverses provinces. C'est d'ailleurs la grande force de Rome par rapport aux cités grecques que d'avoir donné aux étrangers la possibilité de s'intégrer pleinement à l'empire ; les Grecs, de leur côté, n'accordaient en général la citoyenneté qu'au compte-goutte.
Bref, il faut garder à l'esprit que l'opposition "Romains vs. barbares" est loin d'être aussi tranchée : en réalité, beaucoup de "barbares" étaient devenus romains, et réciproquement la culture romaine a été tout sauf hermétique aux multiples influences des cultures locales des provinces.
Image : Intaille en améthyste représentant Caracalla, 212 ap. J.C., Sainte Chapelle, Paris. Source : Wikimédia Commons.
Cette idée reçue pourfendue, voyons un peu les événements. Il faut savoir que l'empire romain, en partie à cause de son immensité, finit par se diviser. L'empereur Dioclétien est le premier à en avoir l'idée avec le système de la tétrarchie, institué en 285 : il répartit l'empire à quatre de ses subordonnés, deux augustes eux-mêmes assistés par deux césars, dans l'espoir de faciliter la défense des frontières. Malheureusement cela ne fonctionne pas bien et la succession de Dioclétien est particulièrement troublée, puisque ses anciens adjoints se disputent l'empire. L'unité du pouvoir revient à partir de Constantin et dure jusqu'au règne de Théodose (qui fait définitivement du christianisme la religion officielle de l'empire). Mais à la mort de Théodose en 395, l'empire se divise définitivement en deux : l'empire romain d'Occident et l'empire romain d'Orient.
Quand on parle de la fin de l'empire romain, il s'agit de l'empire romain d'Occident, dont on date généralement la disparition à 476, année où le dernier empereur d'Occident, Romulus Augustule, est déposé par Odoacre, un Germain qui commandait la garde impériale. Cette date est d'ailleurs utilisée pour marquer la fin de l'Antiquité et le début du Moyen Âge. L'empire romain d'Orient, lui, est encore puissant (la preuve : Odoacre, juste après s'être fait proclamer roi, fait allégeance à l'empereur d'Orient), et il dure beaucoup plus longtemps, puisqu'il devient ensuite l'empire byzantin, lequel ne disparaît qu'à la chute de Constantinople, conquise par les Ottomans en 1453. Cette seconde date est d'ailleurs utilisée pour marquer la fin du... Moyen Âge.
Le Fléau des dieux : de l'empire romain à l'Orbis galactique
Si vous avez lu jusqu'ici, vous devez attendre avec impatience les vaisseaux spatiaux. Une minute : ça arrive !
Venons-en à l'épisode de l'histoire de Rome dont s'inspire plus précisément Le Fléau des dieux. On connaît bien le chef hun Attila, surnommé "le Fléau de Dieu", par la tradition chrétienne, par opposition à la "cité de Dieu" par excellence qu'était devenue Rome. On connaît moins le grand adversaire d'Attila, Flavius Aetius, généralissime des légions de l'empereur d'alors, Valentinien III. C'est pourtant Aetius qui remporte l'une des dernières grandes victoires militaires romaines en repoussant Attila en 451 lors de la bataille dite des Champs Catalauniques, qui a lieu en Gaule, quelque part dans les environs de Troyes. Les Getica de Jordanès, dont je parlais en commençant, sont l'une de nos sources à ce sujet. Cette bataille, qui a donné lieu au XIXe siècle à toutes sortes d'exagérations sur le thème "civilisation vs. barbarie", est moins connue de nos jours. Dans l'histoire antique, Attila meurt deux ans après, en 453, non sans avoir fait trembler Rome.
Image : Couverture de l'intégrale du Fléau des dieux, par Aleksa Gajic. Source : site des C.A.G.
Dans Le Fléau des dieux, l'histoire se déroule dans un empire romain futuriste, l'Orbis galactique, dont la puissance s'étend sur toute la galaxie (orbis ou orbis terrarum, "disque de la terre", désigne en latin le monde). Les principaux éléments de l'histoire antique sont transposés à plus grande échelle : la plupart des villes de l'empire, comme Ravenne (où Valentinien III a établi sa capitale), Sirmium (ville natale d'Aetius) ou bien sûr Rome, deviennent des planètes. Rome n'est autre que la Terre, et les sept collines sont sept... lunes intégrées à la Terre, où elles forment de gigantesques continents surélevés. Cela vous donne une idée de l'échelle démesurée de l'histoire !
La bande dessinée prend bien évidemment des libertés avec l'histoire antique. Ainsi les Romains ne sont pas chrétiens, mais honorent toujours les dieux païens, et Aetius devient une femme, Flavia Aetia. Mais l'histoire est loin de se résumer à une simple transposition en space opera des batailles d'Attila. D'abord parce qu'Aetia se découvre l'incarnation d'une déesse de la guerre hun, Kerka (fictive, pour autant que je le sache : le véritable panthéon hun n'a pas l'air très bien connu). Ensuite parce qu'Attila et Flavia Aetia finissent par découvrir un ouvrage extrêmement ancien qui n'est autre que... les Getica de Jordanès. Dès lors, ils prennent conscience qu'il a existé un autre empire romain des milliers d'années plus tôt, et que leur propre destin semble condamné à rejouer celui de l'Attila et de l'Aetius antique. Les deux ennemis sont alors amenés à s'allier, et à découvrir qu'ils ne sont que des pions dans une intrigue bien plus vaste où d'autres forces sont à l'œuvre. Depuis des siècles, l'Orbis galactique s'est changé en une société figée, où toute force d'innovation technologique est interdite et où rien ne semble plus devoir bouger, mais les choses sont sur le point de changer.
Je ne peux pas en dire beaucoup plus sans gâcher le plaisir de la lecture. Mais cette BD est à mon avis une grande réussite.
Elle la doit en bonne partie à au scénario de Valérie Mangin, original et impeccablement construit. Original, parce que si le thème de la transposition de l'Antiquité en science-fiction n'est pas nouveau (il est probable que la scénariste a grandi au moment où passait à la télévision Ulysse 31, la série animée franco-japonaise de Jean Chalopin, qui transpose les voyages d'Ulysse au XXXIe siècle), il a surtout été exploité dans le domaine de la mythologie grecque, mais moins, à ma connaissance, pour l'histoire romaine, et pas de façon aussi élaborée. Un scénario impeccablement construit, surtout, car les rebondissements s'enchaînent de tome en tome au fil d'une intrigue dont les tenants et les aboutissants apparaissent peu à peu, gagnant progressivement en ampleur. On sent que l'ensemble a été préparé entièrement à l'avance, et la cohérence de l'histoire sur les six tomes apparaît très clairement une fois la lecture terminée.
Mais l'aspect proprement graphique n'a rien à envier en qualité au scénario. Les illustrations d'Aleksa Gajic plongent tout de suite le lecteur dans l'univers sombre et majestueux de l'Orbis galactique, dont les costumes et l'architecture mêlent inspiration antique et éléments futuristes, et l'alliance entre le dessin réaliste et les couleurs aquarellées donne un très beau résultat. Gajic maîtrise visiblement sans difficulté les ambiances de couleurs, les lumières et les contrastes, et la "mise en cases" du récit donne régulièrement lieu à d'impressionnants plans larges qui donnent à voir la démesure de cet univers, sans pour autant nuire à la progression de l'intrigue ou laisser une impression de vide à la fin d'un tome.
Je n'ai pas vraiment de réserves à formuler ; disons simplement qu'il faut aimer la science-fiction un peu sombre et ne pas avoir peur de suivre une horde de Huns assoiffés de sang. Il faut aussi faire confiance à l'histoire, dont les enjeux et les personnages évoluent beaucoup au fil des tomes.
Les autres séries : Le Dernier Troyen et La Guerre des dieux
L'Antiquité est une source d'inspiration à peu près intarissable, et le concept de l'Orbis galactique était trop beau pour qu'on le cantonne à une seule série. Valérie Mangin en a donc créées d'autres dans le même univers, l'ensemble des séries formant un cycle baptisé "Chroniques de l'Antiquité galactique". Ces séries se déroulent avant Le Fléau des dieux, qui se place à la fin de la chronologie fictive : elles en forment donc des préquelles, qui racontent les origines de l'Orbis.
Le Dernier Troyen, scénarisé par Valérie Mangin et dessiné par Thierry Démarez, et paru entre 2004 et 2008, raconte le périple d'Énée, prince de Troie et survivant de la guerre après la prise de la ville par les Achéens, pour mener les rescapés troyens jusqu'à un autre pays (une autre planète) où ils pourront fonder une nouvelle Troie.
Image : couverture du premier tome du Dernier Troyen. Source : site des C.A.G.
Mangin s'inspire ici non plus de l'histoire, mais d'un mythe romain, celui de l'origine troyenne de Rome. Un mythe politique et littéraire, puisqu'il a été forgé par les Romains pour rehausser le prestige de leur cité, et plus particulièrement par le premier empereur, Auguste (au Ier s. av. J.C., donc), lequel trouva le poète idéal en la personne de Virgile, qui relate l'épopée d'Énée dans l'Énéide. Après la chute de Troie, Énée erre sur les mers et finit par s'installer en Italie, où ses descendants lointains, Romulus et Rémus, fondent Rome. L'épopée de Virgile sert la propagande impériale de bien des façons, et notamment en dressant un portrait flatteur d'Énée. En effet, Auguste, petit-neveu et fils adoptif de Jules César, appartenait comme lui à la gens Iulia, une vieille famille romaine qui avait toujours affirmé descendre d'Iule, le fils d'Énée, plus couramment appelé Ascagne. Au cours de ses aventures, Énée, descendu aux Enfers, se fait d'ailleurs prédire la gloire future de Rome et les hauts faits d'Auguste...
Ce biais politique n'empêche pas l'Énéide d'être un chef-d'œuvre de la poésie latine et une source d'enchantement pour tous les amateurs de mythologie, ainsi que l'une des meilleures continuations de l'Iliade et de l'Odyssée d'Homère, dont Valérie Mangin s'inspire également ici. De fait, Énée, au cours de son périple, rencontre par exemple les Lotophages, épisode qui ne figure pas dans l'Énéide de Virgile, mais s'inspire directement de l'Odyssée.
Je ne peux pas parler plus en détail de cette série, donc je n'ai lu que les deux premiers tomes il y a longtemps. Je me souviens d'avoir été moins emballé que par Le Fléau des dieux. D'une part parce que le dessin de Démarez, et notamment ses couleurs, me plaisaient moins (mais il est vrai qu'il est difficile d'arriver après Gajic). D'autre part parce que le scénario me paraissait moins maîtrisé et avait l'air de partir un peu dans tous les sens... mais il faudrait voir à quoi ressemble la suite, maintenant que toute la série est parue. Accessoirement, je suis toujours plus chatouilleux en matière d'adaptations de mythes grecs, donc je ne suis pas vraiment neutre en la matière !
Le premier tome d'une troisième série, La Guerre des dieux, toujours scénarisée par Mangin et dessinée cette fois par Dean Yazghi, est paru en février 2010. Cette fois, nous sommes en plein domaine grec, puisque l'intrigue se déroule pendant le siège de Troie et a pour personnage principal Ulysse : la série se déroule dans la "première" Antiquité, longtemps avant la fondation de l'Empire romain galactique. Je n'ai pas du tout lu cette série pour le moment : je me contente donc d'en signaler l'existence.
Paléographie futuroscopique
Dans l'ensemble, même si l'on peut craindre une surexploitation du filon qui nuirait à la qualité des BD (comme c'est le cas d'autres séries chez Soleil, par exemple Lanfeust de Troy), le principe de cette série reste éminemment sympathique, d'autant que les auteurs ne perdent pas une occasion d'évoquer leur travail sur la documentation antique. Le site de la série est à cet égard bien fait : il parle non seulement de l'univers de la série, mais aussi de ses sources d'inspiration, en détaillant quels éléments ont été repris ou adaptés. Valérie Mangin inclut aussi dans certains tomes des annexes expliquant les rapports entre ses sources antiques et l'univers qu'elle élabore.
Image : bibliothèque dans l'univers des Chroniques de l'Antiquité galactique. Source : site des C.A.G.
Mais au fait, quel a été le parcours de la scénariste ? Comme elle l'indique sur son site, elle est passée par les classes préparatoires avant de passer le concours de l'École des Chartes et d'y obtenir, moyennant une thèse des Chartes, un diplôme d'archiviste paléographe. Elle s'est ensuite orientée vers le scénario de bande dessinée, un choix que d'autres chartistes avaient fait avant elle, par exemple Franck Giroud, scénariste du Décalogue.
L'École des Chartes, c'est l'école par excellence pour les historiens du Moyen Âge, puisqu'on y apprend la paléographie, c'est-à-dire l'étude des manuscrits médiévaux ; elle prépare aussi aux concours du patrimoine, qui permettent de travailler dans les bibliothèques, les musées ou les archives nationales (domaines peu connus du grand public, mais extrêmement intéressants). Mais cette école est aussi LE repaire des meilleurs latinistes, puisque l'une des épreuves du concours d'entrée est une version de latin sans dictionnaire, ce qui suffirait à faire hurler d'horreur la plupart des gens mais n'a rien d'infaisable (et ça oblige à maîtriser son vocabulaire : utile quand vous devez lire des pages de latin écrites en petit dans une écriture bizarre).
Moralité ? S'intéresser à l'Antiquité et aux manuscrits médiévaux n'a jamais empêché d'aimer la science-fiction ou de finir scénariste de BD. Pas si stériles que ça, les langues mortes...
Merci pour cet article, qui m'a permis de me remettre les idées au clair pour ce qui est de "l'antiquité tardive" et qui m'a donné aussi envie de lire ces bd.
RépondreSupprimerbonne continuation,
elise
Un bel article pour une moralité assez surprenante (mais après tout en quoi les deux mondes, académique/universitaire d'un côté et SF/BD de l'autre seraient-ils incompatibles ?). C'est d'ailleurs tout l'inverse qui m'est démontré au terme de ce parcours de lecture d'un soir dont le présent article constitue le terme. Son point de départ pourra d'ailleurs vous intéresser : "Autour du Casque d'Agris" sur le blog de la Bibliothèque des Sciences de l'Antiquité [http://bsa.biblio.univ-lille3.fr/blog/2011/02/autour-du-casque-d-agris/]. Et un autre jalon : Culture populaire et culture savante : l'Antiquité dans la Bande Dessinée, in DHA 24/2 sur Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1998_num_24_2_2615
RépondreSupprimerMerci pour ces encouragements et pour ces liens !
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