mercredi 13 avril 2011

"Omero, Iliade" d'Alessandro Baricco

Contrairement aux apparences, Omero, Iliade n'est ni un livre sur l'épopée d'Homère, ni une "nouvelle version" de la guerre de Troie. C'est une réécriture au sens propre et, surtout, au sens antique du terme (pas de "C'était mal fait, alors j'ai corrigé tout ça", donc), qui pose deux questions : celle de la valeur des textes antiques à notre époque, celle de la façon de les présenter au public (qui se pose notamment à propos des pièces de théâtre : deux exemples ici et ici). 

L'idée de départ de Baricco était de lire en public l'intégralité de l'Iliade lors de divers festivals, mais il se heurta assez vite à l'obstacle de la longueur de l'oeuvre, qui requiérerait une quarantaine d'heures de lecture, devant un public nettement moins patient que celui de l'Antiquité (je vous rappelle que, dans l'Antiquité, quand on allait au théâtre, on y passait la journée, ce qui est difficilement exigeable de nos jours ; en témoigne, notamment, la difficulté à monter les pièces de Claudel).

(Alessandro Baricco, photo prise le 31 octobre 2010 par Niccolò Caranti (Jaqen) ; source : Wikipedia Common)



Il décide dès lors d'en faire une adaptation, qui à la fois conserve autant que possible le texte original, mais introduise aussi un certain nombre de modifications qu'il jugeait nécessaires :

1) il a enlevé toutes les apparitions et interventions des dieux : il considère en effet que, outre que ces scènes sont "les plus étrangères à la sensibilité moderne", elles brisent assez fâcheusement le cours de la narration et affirme qu'il les aurait conservées s'il avait été convaincu qu'elles étaient nécessaires ; par ailleurs, sa vision de l'Iliade est celle d'un monde dont l'homme est l'artisan ultime, car c'est lui qui, finalement, prend ses propres décisions et non les dieux qui l'obligent à faire ceci ou cela ;

2) il a utilisé la traduction italienne de Maria Grazia Ciani, mais en y enlevant tout ce qu'elle pouvait conserver d'archaïsme et en essayant de lui redonner un rythme poétique ; il est aussi particulièrement attentif aux accents que portaient les noms en grec ancien, les considérant comme tout aussi important que leur prononciation, ce qui l'amène à les signaler graphiquement quand ils ne sont pas sur la pénultième (ex. : Anfòtero, Tlepòlemo, Èchio ; je ne sais pas si ces accents ont été conservés dans la traduction française, mais ils devraient l'être, étant donné qu'ils découlent d'une réelle volonté de l'auteur) ;

3) il a choisi de passer d'une narration à la troisième personne à une narration à la première personne, en prenant comme centre de la focalisation, en général, des personnages plutôt secondaires (Chryséis, Thersite, Patrocle au moment de l'incendie des bateaux achéens), mais pas toujours (le dernier chant est raconté du point de vue de Priam, avec, d'ailleurs, de brusques retours à la troisième personne qui me font soupçonner une volonté de représenter un esprit littéralement scindé en deux par la douleur) ;

4) il a fait quelques ajouts, mais mineurs (en général, ce sont de brèves notations psychologiques) et signalés, dans le texte, par des italiques ; le plus évident est le dernier, qui est le récit de la chute de Troie par l'aède Démodocos, qu'il transfère de l'Odyssée, ayant jugé assez frustrant pour ses spectateurs de ne pas avoir la fin de la guerre.

J'entends déjà les homérisants hurler : « Quoi ? mais c'est un scandale ! les dieux sont une dimension tout à fait essentielle de l'Iliade ! Et pourquoi avoir changé le point de vue ! la figure du narrateur est, elle aussi, absolument fondamentale ! » Et, certes, ils ont raison. Mais il convient de bien se souvenir qu'à aucun moment Baricco n'a la prétention de "réécrire" Homère, sous le prétexte absurde et crétin "C'est poussiéreux tout ça, on va le mettre au goût du jour !" : son livre s'intitule Omero, Iliade (Homère, l'Iliade) et non L'Iliade tout court. En ayant cela en tête, sa position sur les dieux devient logique : c'est sa vision du texte et il le dit clairement.

Reste la question du changement de point de vue et des remaniements narratifs qu'il suppose. J'ai personnellement trouvé cette variation très intéressante, ne serait-ce que parce qu'elle donnait la parole à des personnages auxquels on ne prête en général jamais attention (qui s'est un jour demandé comment Chryséis avait bien pu vivre tout ce qui se passe au début du livre ?). Par ailleurs, il m'a paru que cela accentuait encore le côté "récit rétrospectif", qui apparaît dans les tous premiers vers de l'Iliade, mais qu'on oublie assez vite par la suite.

Enfin, étant donné que les ajouts psychologisants sont vraiment mineurs et bien que je ne connaisse pas absolument par coeur toute l'Iliade (c'est Mal, je sais), il m'a semblé que le texte de Baricco était assez fidèle, même lexicalement, à celui d'Homère. Vu l'organisation de l'enseignement public en Italie, il y a de fortes chances pour qu'il soit passé par le liceo classico, i.e. par une filière (longtemps archi majoritaire et aujourd'hui encore assez prestigieuse - quel (bientôt ex -, si ce n'est pas déjà le cas) pays de cocagne...!) où le latin et le grec sont obligatoires jusqu'à l'équivalent italien du bac et, même si ses restes de grec ancien ne lui permettaient très certainement pas de lire Homère dans le texte (puisqu'il a travaillé sur traduction), il a manifestement eu de nombreux échanges avec Maria Grazia Ciani, ce qui explique peut-être sa relative fidélité au texte.




Mais le mieux est encore de vous en fournir un exemple. Voici donc le début des deux oeuvres. Je crains que ce ne soit vraiment trop long de vous donner le texte original, puis la traduction, comme je fais d'habitude, parce qu'il me paraît plus intéressant de citer in extenso. Par conséquent, une fois n'est pas coutume, vous n'aurez que la version française, mais je vous recommande bien sûr très très chaudement de lire les originales, si vous avez la chance de pouvoir le faire. La traduction d'Homère est celle de Paul Mazon, parfois un peu modifiée par mes soins (oui, je sais, ce soir, je suis une sacrée faignasse) ; celle de Baricco est la mienne, étant donné que j'ai acheté le texte directement en italien.

HOMÈRE

Chante, déesse, la colère d'Achille, fils de Pélée, colère funeste qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta chez Hadès de nombreuses âmes fières de héros, tandis que de ces héros même elle faisait la proie de tous les chiens et oiseaux - ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille. Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? le fils de Létô et de Zeus. C'est lui qui, courroucé contre le roi, fit par toute l'armée croître une maladie cruelle, dont les hommes mouraient, parce que le fils d'Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre. Celui-ci était venu aux nefs rapides des Achéens pour racheter sa fille, portant une immense rançon, tenant en main, sur son bâton d'or, les bandelette de l'archer Apollon, et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d'Atrée, bon rangeurs de guerriers : « Atrides et vous aussi, Achéens aux belles jambières, puissent les dieux, habitants de l'Olympe, vous donner de prendre la ville de Priam, et de rentrer chez vous sans problème ! Mais à moi puissiez-vous aussi rendre ma fille ! Recevez cette rançon, par égard pour le fils de Zeus, l'archer Apollon. » Alors tous les autres Achéens dirent en choeur qu'ils étaient d'accord pour respecter le prêtre et recevoir la splendide rançon ; mais cela ne plut pas à Agamemnon, le fils d'Atrée. Brutalement, il le congédie et ordonne avec rudesse : « Prends garde, vieillard, que je ne te rencontre encore près des nefs creuses, que tu y traînes aujourd'hui ou y retournes demain, de peur que ton bâton et les attributs du dieu ne te servent de rien. Ta fille, moi, je ne la relâcherai pas ; la vieillesse l'atteindra auparavant dans ma maison, à Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant son métier à tisser et partageant mon lit. Maintenant, va et ne m'irrite plus, afin de t'en aller sans dommage. »

BARICCO

Tout commença un jour de violence.

Cela faisait neuf ans que les Achéens assiégeaient Troie : souvent ils avaient besoin de vivres, d'animaux ou de femmes et alors ils laissaient le siège et allaient se procurer ce qu'ils voulaient en saccageant les villes voisines. Ce jour-là, ce fut le tour de Thèbes, ma ville. Ils y prirent tout et l'emportèrent dans leurs navires.

Parmi les femmes qu'ils enlevèrent, il y avait moi. J'étais belle : quand, à leur campement, les princes achéens se partagèrent le butin, Agamemnon me vit et me voulut pour lui. Il était le roi des rois et le chef de tous les Achéens : il m'emporta dans sa tente et dans son lit. Il avait une femme, dans sa patrie, elle s'appelait Clytemnestre. Lui, il l'aimait. Ce jour-là, il me vit et il me voulut pour lui.

Mais quelques jours après, arriva au campement mon père. Il s'appelait Chrysès, il était prêtre d'Apollon. Il était vieux. Il apporta des dons splendides et demanda aux Achéens, en échange, de me libérer. Je l'ai dit : c'était un vieillard et il était prêtre d'Apollon : tous les princes achéens, après l'avoir vu et écouté, se déclarèrent d'accord pour accepter la rançon et honorer la noble personne qui était venue les supplier. Un seul, parmi eux, ne se laissa pas charmer : Agamemnon. Il se leva brutalement et se précipita sur mon père en lui disant : « Disparais, vieillard, et ne te fais plus jamais voir ici. Moi je ne libèrerai pas ta fille : elle vieillira à Argos, dans ma maison, loin de sa patrie, en travaillant devant son métier à tisser et en partageant son lit avec moi. Maintenant, va-t-en, si tu veux sauver ta vie. »

On voit bien ici comment Baricco a procédé : j'ai respecté la typogaphie, ce qui veut dire qu'il n'a pas signalé le début comme un ajout en italiques, mais le fait est qu'en lisant les discours entre chefs achéens qui suivent cette scène chez Homère, on peut trouver des éléments justifiant ce développement initial, en particulier une déclaration d'Agamemnon affirmant qu'il préfère Chryséis à sa femme même. Pour le reste, le texte est respecté presque à la lettre, le déroulement de l'action étant seulement légèrement accéléré (cf. les réactions des princes achéens aux supplications de Chrysès). Enfin, on voit bien aussi comment il a travaillé sur les rythmes, en introduisant lui-même des répétitions qui donnent un tour à la fois poétique et légèrement archaïque à son texte.

Personnellement, vous vous en doutez, j'ai bien aimé ce livre L'important est, à mon avis, de ne pas le lire en faisant constamment la comparaison avec Homère. Le résultat de la démarche de Baricco en est vraiment distinct, si bien qu'il s'agit d'une oeuvre pleinement originale, bien loin d'une simple adaptation.

De là à voir dans cette démarche une solution aux problèmes de mise en scène, il n'y a qu'un pas, qu'à mon avis il ne faut pas franchir sans bien réfléchir avant : le genre de  départ n'est en effet pas le même (on n'écrit pas de la même manière pour être lu que pour être représenté) et la situation d'arrivée, elle aussi, est sensiblement différente. Certes, ce texte était fait pour être lu en public (Baricco ne précise pas par qui dans sa préface ; [mode latiniste on :] au passage : quel retour aux recitationes romaines ! quel jeu magnifique sur l'imitatio ! [/fin de la seconde latiniste]), mais, là encore, lire et représenter n'est pas la même chose. Il y a peut-être là une voie médiane pour la question de l'accès aux oeuvres antiques dans la société actuelle, mais, ce qu'il faut surtout en retenir, c'est ce qu'il est encore possible de faire, de montrer  et d'apprendre avec ses oeuvres antiques - et avec les oeuvres non contemporaines d'une manière générale.


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