mardi 12 avril 2011

Les Bacchantes aux Dionysies

Les Dionysies, festival printanier de théâtre, de poésie et de déclamation antiques, se sont déroulées cette année du 25 mars au 2 avril, au Réfectoire des Cordeliers, dans le 6ème arrondissement. Le programme était particulièrement dense (deux à trois représentations chaque soir) et varié, englobant aussi bien des mises en scène dramatisées d’épisodes épiques (Ulysse chez Circé), des lectures de poèmes et d’œuvres historiques (Hymne à Déméter, Géorgiques de Virgile, extraits de Thucydide), des déclamations oratoires (Troisième Philippique de Cicéron), que des pièces de théâtre (deux versions, une afghane et une abyssinienne de l’Antigone de Sophocle, l’Orestie d’Eschyle, et les Bacchantes d’Euripide). Ayant déjà vu l’an dernier l’Antigone bactrienne, je me suis limitée cette année aux Bacchantes, work in progress, représenté par la troupe « Allez Bacchantes » formée d’étudiants de l’ENS et de diverses universités parisiennes, et à l’Orestie de la célèbre compagnie Démodocos, pilier des Dionysies, dirigée depuis sa création en 1995 par Philippe Brunet, professeur de littérature grecque à l’Université de Rouen, et spécialiste de métrique. Comme le temps m’est un peu compté, je me contenterai de rendre honneur aux nouveaux venus sur la scène dionysiaque, et ne parlerai que des Bacchantes.

Le projet de mise en scène des Bacchantes a vu le jour l’an dernier à l’ENS, sous l’égide d’une ancienne élève, actuellement chef de la troupe, Laure Petit. A l’origine, il s’agissait de se confronter, par un travail de groupe, aux multiples difficultés que le chœur antique ne manque jamais de poser au metteur en scène contemporain : problème de la gestion d’une parole collective dans une société moderne dominée par les valeurs individualistes, problème de la recréation d’une performance chantée et dansée, dont la chorégraphie et la « partition » ont disparu, dans un registre qui puisse nous « parler » aujourd’hui, problème de la transposition de la dimension politique et rituelle de la tragédie grecque portée par le chœur dans un contexte culturel désormais laïcisé. D’où un travail en deux volets, l’un théorique, l’autre pratique. Le volet théorique, orienté vers l’étude et la discussion de mises en scènes contemporaines, parfois en présence des metteurs en scènes et traducteurs, était en quelque sorte conçu comme l’antichambre réflexive de son pendant pratique, où s’élaborait, à titre expérimental, une mise en scène de l’entrée du chœur, la parodos, des Bacchantes d’Euripide. Le projet a débouché en juin dernier sur une représentation en plein air à l’ENS, et devant le succès remporté, a été étendu en 2010-2011 à la mise en scène de la pièce dans son intégralité.



Affiche de la version 2010 des Bacchantes à l'ENS.

L’intérêt principal des Bacchantes proposées aux Dionysies réside donc dans la prééminence accordée au chœur, véritable matrice du projet, et facteur d’unité esthétique et signifiant de la représentation. Dans cette mesure, le choix des Bacchantes n’est sans doute pas un hasard, puisque dans cette pièce, le chœur joue un rôle clef et porte à leur paroxysme les traits caractéristiques du chœur grec tragique, qu’il renouvelle en même temps profondément. Le chant et la danse, plus peut-être que pour les autres chœurs tragiques grecs, sont le modus agendi des bacchantes. Par la musique, par le corps, s’exprime le délire bachique, cette mania qui, à l’instar de l’ivresse, autre manifestation dionysiaque, est porteuse de bonheur, d’oubli des maux associés à la condition humaine, mais aussi d’une violence latente terrible, qui à tout moment peut se retourner contre les ennemis du dieu. Bien plus, le délire bachique se fait lui-même culte de Dionysos, offrande musicale et chorégraphique au dieu des chœurs et du théâtre, du vin, du printemps et de la régénération de la nature, un dieu étrange et étranger, un dieu-acteur qui, sous un déguisement humain, vient se faire reconnaître à Thèbes, ville de sa mère, comme dieu né de Zeus.
Paradigme quasi métathéâtral du chœur grec chanteur et danseur, le chœur des Bacchantes n’en est pas moins profondément exotique et singulier : chœur de femmes Lydiennes (d’Asie mineure), et donc barbares, officiantes d’un culte nouveau non dépourvu de rites inquiétants (le sparagmos, par exemple, mise en pièces rituelle d’un animal vivant) sur fond de folie incontrôlable, les bacchantes sont bien différentes des chœurs tragiques plus traditionnellement constitués de groupes appartenant à la communauté civique, mères, vieillards ou jeunes filles, voix du bon sens et de la sagesse du peuple.

Haut en couleur, le chœur des Bacchantes est donc une source de créativité inépuisable pour le metteur en scène, avec toutefois le risque d’un exotisme folklorique poussé à l’excès, et donc kitsch, et au niveau du jeu, d’une hystérie qui peut sombrer dans le ridicule. Pour éviter le premier risque, la troupe « Allez Bacchantes » a opté pour un costume assez simple et dépouillé, des robes à tissu réversible, couleur nature (brun-beige) sur la face extérieure, et rouge-mauve sur la face intérieure, afin d’évoquer le double aspect, à la fois paisible, en harmonie avec une nature pacifiée, mais aussi potentiellement violent et sanguinaire de la bacchante. Les deux pans qui forment la robe, court devant, long derrière, peuvent être alternativement noués et dénoués, permettant toutes sortes de jeux avec le tissu, et dévoilant tour à tour les deux faces colorées. Le costume est complété par des cheveux lâchés en désordre, et un maquillage assez prononcé, visages blanchis et yeux cernés de mauve. La chorégraphie, accompagnée par deux percussionnistes présents sur scène, s’inspire quant à elle des expérimentations menées l’an dernier sur la parodos, mais avec un groupe presque entièrement recomposé, qui a dû retrouver une harmonie d’ensemble et réévaluer la place de la parodos, désormais insérée dans un drame complet, et donc nécessairement réduite.
Disons-le tout de suite, ce nécessaire travail de transformation et de réadaptation n’est pas encore totalement achevé (mais il s’agit, rappelons-le, d’un work in progress). Par rapport à la prestation de l’an dernier, le chœur a un peu perdu en dynamisme, en énergie trépidante, bondissante, et haletante. Le groupe a encore quelque peine à trouver son rythme, et à gérer les transitions entre les différentes phases de chaque chant choral. Mais la créativité est bien là : succession de phases lentes et rapides, agitées et apaisées, mobiles et statiques empêchent le spectateur de s’habituer à un type de jeu, de se laisser bercer par la monotonie, et d’oublier que les manifestations de la folie bachique sont imprévisibles. La parole, de même, circule à travers le groupe, et est portée tour à tour par le chœur au complet, par une moitié chorale, par des duos, des solos etc. Les réussites, évidemment, sont encore inégales. Je suis pour ma part davantage convaincue par les mouvements de groupe amples, déployés sur l’ensemble de l’espace de jeu (de plein pied avec le public, assez vaste en largeur comme en profondeur), à la fois plus proches des courses et bonds dans la montagne évoqués par le texte d’Euripide, et plus saisissants visuellement. Je retiens en particulier l’entrée en scène de la coryphée, immédiatement suivie par les autres choreutes, qui traversent en bondissant le plateau en ligne diagonale, en se frappant les cuisses des mains. Certains moments statiques, où le groupe frappe en cadence des mains ou du pied contre le sol, établissant un rapport quasi magique avec la terre, et provoquant la montée d’une tension, d’une attente angoissantes, fonctionnent aussi plutôt bien.
Les passages à connotation extatique en revanche, où le groupe se délite, où chaque membre du chœur exprime individuellement le délire dionysiaque sur un mode qui lui est propre, m’ont semblé moins aboutis. Peut-être parce qu’ils doivent surmonter la double difficulté du maintien d’un jeu collectif et de l’émergence d’énergies individuelles bien caractérisées (et sur ce point, je souligne la très belle prestation de la coryphée, qui doit ses gracieux mouvements de bras à une longue pratique de la danse indienne) ; peut-être aussi parce que le choix de la transe comme manifestation du délire dionysiaque exige la maîtrise de techniques corporelles complexes, comme le montre très bien la mise en scène grecque des Bacchantes par Terzopoulos, qui a sans doute servi en partie de modèle à la troupe.

Du côté des acteurs, les choses vont plutôt bien. Dionysos, le dieu androgyne aux longs cheveux bouclés, est joué par une actrice (Laure Petit). S’il ne s’agissait pas à la base d’un choix délibéré, mais d’une nécessité imposée par les circonstances, le résultat n’en a pas souffert. Revêtu d’une longue tunique orientale bleu clair, portant à la main le thyrse, long bâton surmonté d’une touffe de lierre, ce Dionysos féminin ne perd à aucun moment son large sourire figé, ce sourire bien peu tragique souligné à mainte reprise par le texte, qui dénonce sous l’apparence humaine la divinité imperturbable et invulnérable. Cadmos, grand-père maternel de Dionysos, et Tirésias, le fameux devin, couple de vieillards chenus qui se sont laissés gagner aux mystères du nouveau dieu, forment un couple bien accordé, aux accents quasi comiques, lorsqu’ils sautillent sénilement en cadence, en se soutenant mutuellement et s’appuyant sur leurs thyrses, pour se livrer aux fureurs bachiques qui leur ôtent le poids des ans. Face au clan dionysiaque, authentique (Dionysos et son chœur), ou parodiquement dégradé (Cadmos et Tirésias), Penthée, le tyran, cousin et implacable adversaire de Dionysos qu’il refuse de reconnaître comme un dieu, homme rationnel, résolument moderne, apparaît en costume contemporain. Son jeu bien dominé exprime avec efficacité le sentiment de supériorité, la démesure tyrannique, les pulsions colériques d’un roi incapable de se maîtriser, mais aussi son irrésistible curiosité envers les mystères dionysiaques.

La représentation s’étant arrêtée au moment de l’entrée de Penthée dans le palais où Dionysos doit le déguiser en femme pour lui permettre d’assister aux rites des bacchantes thébaines (au premier rang desquelles sa mère Agavé et ses tantes, que Dionysos a frappées de folie), je ne peux qu’attendre avec impatience la scène de la folie de Penthée, ainsi que la terrible scène finale où Agavé, encore en proie au délire, surgit en portant à la main la tête de Penthée, qu’elle a elle-même inconsciemment tué… A ceux qui partageraient cette curiosité, et qui désireraient découvrir un spectacle, qui en dépit des quelques réserves que j’ai pu formuler, est très prometteur et ambitieux, je donne rendez-vous à l’ENS, les 16 et 17 juin prochains (date à confirmer), pour la version intégrale des Bacchantes.


Sorayya

3 commentaires:

  1. Je vais me faire l'avocat du cancre : ça manque d'illustrations ! On doit pouvoir trouver une affiche des Dionysies, un vase grec représentant des Bacchantes et/ou une photo de Philippe Brunet ou quelque chose du genre pour rendre le tout plus agréable. Il y a aussi, au milieu de l'article, un paragraphe trop touffu qu'il serait bon d'aérer. Le tout pour ne pas décourager les lecteurs. J'aurais bien modifié tout ça moi-même, mais apparemment je ne peux pas (et après tout c'est encore mieux d'avoir l'accord de Sorayya avant !).

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  2. C'est étonnant que tu ne puisses pas intervenir ! Il me semblait qu'on avait le même statut ! Je plonge dans les paramètres !

    Pour le reste, j'ai respecté la mise en page originale.

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  3. Là, j'ai ajouté une ou deux affiches et quelques retours à la ligne histoire de rendre la présentation plus attrayante. J'espère que Sorayya sera d'accord (sinon j'auto-athétiserai mes interpolations).

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