dimanche 20 mars 2011

Odyssey Dawn

L'intervention militaire en Libye, entamée hier 19 mars par les forces françaises, britanniques et (surtout) américaines, porte plusieurs noms. Comme le précise un article de la Wikipédia anglophone (thank ye, fellow Wikipedians), l'opération a été baptisée "Opération Harmattan" côté français, "Operation Ellamy" côté britannique, "Operation MOBILE" côté canadien, et "Operation Odyssey Dawn" (traduit par "Aube de l'Odyssée"), côté américain. Ces divers noms, surtout "Harmattan" et "Aube de l'Odyssée", circulent déjà beaucoup sur Internet. Le nom d'Odyssey Dawn revient très fréquemment, ce qui peut s'expliquer par le fait que, malgré la mise en avant du rôle de la France, ce sont les Américains qui tiennent les commandes (article dans "Le Point").

Nous sommes d'accord : les noms des opérations militaires, ce n'est pas vraiment le plus important pour le moment. On pourrait aisément lister des dizaines d'enjeux stratégiques, politiques, diplomatiques, économiques et idéologiques beaucoup plus cruciaux. Dans un contexte pareil, s'arrêter sur la question des noms peut paraître futile en comparaison de l'actualité brûlante des événements qu'ils désignent.

Mais enfin, tout de même. Pourquoi Odyssey Dawn ?
Plus précisément, et en toute mauvaise humeur : pourquoi me faire ça à moi ?
Pourquoi récupérer le nom de l'Odyssée, un des chefs-d'œuvres de la poésie antique, et l'un de mes préférés, en plus, pour venir en affubler une opération qui, certes, est supposée venir en aide à un peuple tyrannisé par un dictateur depuis des années, mais qui reste tout de même de nature militaire, c'est-à-dire qui relève par essence, du moins pour moi, du "sale boulot", bien éloigné des odyssées quelles qu'elles soient ?

Assez de naïveté feinte : nous avons bien entendu affaire à de la rhétorique militaire. Et il est intéressant de voir les choix effectués par les différentes armées pour nommer leurs opérations.
Il se trouve que la plupart, au moins dans le cas présent, sont beaucoup moins fleuris. J'ignore si "Opération MOBILE", le nom canadien, est un acronyme quelconque (ce n'est pas sûr), et je n'ai pas la moindre idée de l'origine du nom "Ellamy" choisi par les Britanniques. En France, l'opération "Harmattan" tire son nom d'un vent d'Afrique qui, jusque là, avait surtout donné son nom à une maison d'édition (désolé, réflexe de littéraire), et qui, à lire Wikipédia, souffle du Sahara vers le golfe de Guinée ; le Sahara s'étendant entre autres en Libye, le nom n'est pas complètement sans rapport avec le sujet. Bon. On pourrait facilement ironiser sur la logique présidant à ce choix, qui assimile la venue d'avions militaires à une sorte de doux phénomène météorologique (il est vrai qu'un nom plus costaud, comme "tornade" ou "tsunami", aurait été du plus mauvais goût par les temps qui courent...). Mais enfin, ça reste à peu près soft.


Vous avez aimé l'Odyssée ? Ça n'a rien à voir.

"Odyssey Dawn", par contre, c'est d'un kitsch absolu. D'où peut bien venir un tel sobriquet ? Pas du nom d'un modèle d'avion ou de char américain, du moins pas que je sache (merci Wikipédia, encore ; désolé, je n'ai pas de meilleure référence sur le sujet à portée de la main). Et certainement pas d'un possible rapport avec l'intrigue de l'Odyssée d'Homère. Autant on aurait pu comprendre une référence à l'Iliade, autant l'Odyssée, cela paraît stupide. Car au cas où vous ne le sauriez pas, l'Odyssée n'est pas une épopée guerrière. C'est d'abord une épopée de la survie : Ulysse et ses marins doivent, pour rentrer chez eux à Ithaque, affronter des êtres si monstrueux ou si puissants qu'il est impossible de les vaincre par la force (d'où les fameuses ruses d'Ulysse, contre le Cyclope par exemple). L'épopée se conclut certes par un combat au cours duquel Ulysse massacre les prétendants qui courtisaient son épouse Pénélope, mais il s'agit d'un règlement de compte privé, certainement pas d'une guerre, et tout cela est bien loin de l'actualité politique.
On chercherait avec tout aussi peu de succès un quelconque rapport entre les réalités historiques évoquées par l'Odyssée et la région d'Afrique où se trouve l'actuelle Libye. Non que l'Afrique n'ait pas sa place dans la littérature et plus généralement la mythologie grecques : au contraire, on pourrait en parler longuement et citer de nombreux (et beaux) épisodes à ce sujet. Mais dans le cas de l'Odyssée, je sèche. Tout au plus pourrait-on penser aux tentatives, remontant à l'Antiquité et longtemps reprises par les modernes, pour faire correspondre des lieux réels aux différentes étapes merveilleuses du voyage d'Ulysse. L'endroit plus proche, dans cette optique, serait le pays des Lotophages, qui était parfois identifié avec l'actuelle Tripolitaine et parfois avec le sud de l'actuelle Tunisie (je vous épargne les multiples tentatives antiques et modernes pour identifier le fameux lotos, le fruit qui provoque l'oubli, avec toutes sortes de plantes réelles). Non seulement de telles identifications sont très contestables sur le plan des études mythologiques, et doivent être prises avec distance, mais, quand bien même ce serait bien dans cet élément qu'il faudrait situer l'allusion, le nom n'en paraîtrait pas moins absurde. Je ne pense pas que les pilotes de l'armée de l'air américaine soient partis chez Kadhafi pour manger des fleurs.

Un nom d'opération militaire aux connotations épiques et pacifiques

Alors, pourquoi "Odyssey Dawn" ? Encore un coup, j'ai joué au naïf en tentant de trouver une allusion littéraire précise dans le nom d'une opération militaire. Il est à peu près certain que ce n'est pas à cela que nous avons affaire ici, mais à une référence beaucoup plus vague, et cependant tout aussi réfléchie : une connotation. Il y a tout lieu de penser que, dans l'esprit de la ou des personnes qui ont décidé de ce nom, il s'agissait de présenter l'opération sous un jour acceptable, voire positif, à la fois aux militaires mêmes qui allaient être chargés de la réaliser, aux Américains qui en seraient les témoins, et accessoirement au reste du monde. Bref, ce nom fait pleinement partie de la stratégie américaine, de sa communication à grande échelle (sinon, il n'aurait pas circulé si vite et si largement).

Et les connotations que ce nom a été chargé de porter sont parfaitement bien choisies. D'abord parce qu'au delà de l'Odyssée, ce nom met en place une référence générique : une référence à l'épopée, un genre littéraire qui se caractérise par le fait qu'il présente un univers aux réalités nobles, embellies et grandies par rapport à la réalité que nous avons sous les yeux. Voilà une excellente première raison pour se référer à une telle œuvre : présenter l'opération militaire sous un jour noble, exaltant, exciting, pour employer un mot anglais courant.
Quant au choix de l'Odyssée plutôt que de l'Iliade, il est en réalité beaucoup moins stupide qu'il n'en a l'air. Pour qui a un peu étudié la postérité des deux épopées d'Homère et leur devenir dans l'imaginaire collectif (en particulier occidental), il est frappant de constater que, d'un côté, l'Iliade, qui pour le coup est à l'origine une épopée pleinement guerrière, est devenue puis restée une référence littéraire majeure lorsque l'on souhaite penser la guerre, notamment sous l'angle de sa gestion politique et idéologique... tandis que l'Odyssée, en revanche, porte l'image d'un univers pacifique. Ulysse est devenu au fil du temps la figure du voyageur par excellence, l'homme qui part à la découverte du monde et des peuples étrangers, le voyageur humaniste avant l'heure qui n'a pas peur de se frotter à l'autre, cet autre dût-il se révéler inhumain et hostile, comme le Cyclope ou les Lestrygons. Le voyage est certes périlleux, mais le voyageur n'est jamais l'agresseur et le voyage n'est pas une conquête, mais une exploration.
L'épopée est si bien passée dans la langue que le nom "odyssée" est devenu un nom commun pour désigner un voyage. Un nom commun, certes, mais encore chargé de toutes sortes de connotations positives héritées à la fois du genre de l'épopée et du contenu de la mythologie : une odyssée n'est pas un banal trajet, mais un "voyage rempli d'aventures extraordinaires" (pour citer la définition du Grand Robert).

Peu importe ici qu'il faille traduire "Odyssey Dawn" par "Aube de l'Odyssée", en référence à celle d'Homère, ou par "Aube d'une odyssée", avec emploi du nom commun (l'expression anglaise ne permet pas de faire la différence entre les deux emplois). Le résultat en termes de connotations est le même : une opération militaire se voit présentée au public sous un nom volontairement choisi pour ses connotations positives et pacifiques. Le tout avec une référence au moins potentielle à l'une des œuvres poétiques qui forment les fondements de la culture occidentale, donc une référence qui peut être très largement comprise (que l'on ait lu l'Odyssée ou non) : utile lorsque ladite opération doit prendre en charge sur le plan logistique les interventions de nombreux pays coalisés.
Bref, en termes de choix de communication (autrement dit, de rhétorique militaire) et de maniement des symboles, l'armée américaine s'y connaît visiblement très bien.

Du bon usage des héritages culturels

"Quelle est donc cette Iliade qu'on nous fait prendre pour une Odyssée ?" serez-vous tentés de vous exclamer à la lecture de ce message. Mais c'est encore, à mon avis, une mauvaise façon de poser la question. Le fait est qu'en entendant pour la première fois mentionner le mot "Odyssée" à propos d'une opération militaire, je me suis senti on ne peut plus mal à l'aise.
Pour comprendre pourquoi, il faut se souvenir - et garder salutairement à l'esprit - que les œuvres littéraires antiques, de même d'ailleurs que les événements historiques antiques, sont aujourd'hui encore porteurs d'un lourd passif idéologique. Ce sont des références chargées d'histoire ; tant qu'on les manie dans un esprit pacifique, elles sont simplement chargées de culture, d'une culture passionnante ; mais lorsqu'on les manie dans un but agressif, elles peuvent facilement devenir chargées d'histoire comme un revolver est chargé.
Il faut savoir que la guerre de Troie, cet affrontement qui, chez Homère, oppose des Achéens et des Troyens qui parlent la même langue, partagent la même culture et révèrent les mêmes dieux, a été récupérée par les Grecs, à partir des guerres médiques qui les ont opposés aux Perses, et repensée en termes d'affrontement entre Europe et Asie, Grecs contre barbares, présentés comme radicalement différents et destinés à s'opposer. Il faut se souvenir des forts enjeux nationalistes dont est encore aujourd'hui chargée la référence à l'antique en Grèce, en Turquie et en Macédoine. Il faut se rappeler que de nos jours, un péplum peut servir à critiquer implicitement la politique hégémonique de George W. Bush (Troie de Wolfgang Petersen - critique assez gentillette, je vous l'accorde), à véhiculer des convictions assez nauséabondes (le comic 300 de Frank Miller, auteur dont les positions sur le rôle de l'Amérique dans le monde et sur le choc des civilisations sont sans équivoque), ou à réfléchir sur le fanatisme religieux quel qu'il soit (Agora d'Alejandro Amenábar).
Bref, une référence à l'Antiquité n'est pas toujours motivée par un pur besoin de s'instruire ou d'instruire les autres : c'est aussi un instrument puissant pour véhiculer des idéologies, voire réécrire l'Histoire, surtout quand ceux qui écoutent ne se sont pas donnés la peine de l'apprendre ou n'ont pas l'idée d'aller vérifier.

C'est pourquoi, quel que soit le bien-fondé des opérations militaires actuelles, je ne peux m'empêcher de regarder avec inquiétude le déploiement d'une telle rhétorique militaire. Une opération militaire n'est pas une odyssée, ni une épopée, et elle n'a rien d'exaltant. C'est une... opération militaire. Certes, il y a lieu d'espérer qu'une telle rhétorique reste sans effet sur une bonne partie de son public... mais peut-on en être sûr ? Elle opère au niveau des connotations, de l'implicite, de la séduction graduelle. Et tout le monde n'est pas également armé pour la désamorcer comme il faut (si je peux me permettre ces métaphores).
Tant qu'à faire de donner dans l'idéologique, pourquoi ne pas avoir baptisé l'opération "Liberté en Libye" ou quelque chose du genre ? Aurait-ce été trop explicite ? Aurait-ce été trop fade ? Quoi qu'il en soit, je saurai gré aux militaires d'éviter de vendre de l'épopée aux foules lorsqu'il n'arrivera jamais que des faits, de simples faits, avec des destructions et des morts. Ceux qui n'ont jamais étudié les épopées s'y tromperont peut-être ; mais nous, antiquisants, non.

12 commentaires:

  1. Je suis totalement d'accord avec tout ce que tu as écrit. J'ajouterai que ce nom me paraît particulièrement peu judicieux, puisqu'il évoque un long et périlleux voyage. Bref, il donne l'impression que les soldats américains, à l'aube d'une odyssée, vont avoir bien du mal à rentrer chez eux.
    Quant au choix de cette épopée plutôt que de l'Iliade, outre les raisons que tu mentionnes (et le fait que la guerre de Troie est un bel exemple du type d'enlisement que "la coalition" va essayer d'éviter), il a aussi le mérite de ne pas froisser la Turquie ^^

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  2. Oui, c'est un peu comme quand le Conseil Général du Loiret (on est au soir d'un premier tour des cantonales, ne l'oublions pas) a décidé d'appeler son réseau de bus de campagne "Ulys" : ils ne devaient pas être au courant que le gars avait mis dix ans à rentrer chez lui (vingt si on compte la période de la guerre).

    J'ai moi aussi passé le week-end à me creuser la tête sur ce nom de code : peut-être qu'ils considèrent que la Libye est aux frontières du monde humain et/ou que Kadhafi est un monstre à l'égal de ceux que rencontre Ulysse ?

    Autre explication : « Hé, James ! C'était quoi, déjà, le bouquin bizarre que lisait ton gosse, l'autre jour ? - Euh... "L'Odyssée" ? - Ah ouais, voilà, c'est ça ! Ça sonne bien ça ! - Oui, mais c'est pas celle-là qui raconte une guerre... - On s'en fout, je ne l'ai pas lue ! Et puis tu crois que Sarkozy sait ce que c'est que l'Harmattan ?!»

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  3. http://www.slate.fr/story/10957/grand-proph%C3%A8te-operations-militaires-desert-storm

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  4. De son côté, Robert Zaretsky, professeur d'histoire à l'université de Houston, rapproche l'intervention en Libye d'une autre épopée antique, "L'Enéide" de Virgile, tout aussi sujette à récupérations idéologiques :
    http://www.rue89.com/2011/03/22/loccident-et-la-libye-virgile-nous-aide-a-mieux-comprendre-194358
    (N'empêche, Kadhafi en Didon, il fallait oser...)

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  5. Je suis toujours ravie lorsqu'on parle de Virgile et de l'"Enéide", mais là, franchement, je suis sceptique...

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  6. Je l'ai lu rapidement, et ça m'avait paru joli, mais assez capillotracté par rapport au sujet... Enfin, ça a le mérite de parler de Virgile, ce qui n'est pas désagréable, et aussi de rappeler ce qu'était le Proche/Moyen-Orient actuel dans l'Antiquité (je ne sais pas si tout le monde fait spontanément le rapprochement entre les Carthaginois et la Tunisie).

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  7. La guerre en Libye, du "sale boulot"? Oui, mais récupérer Hélène à Troie, si vous lisez Homère, c'est une guerre aussi, ni franche ni joyeuse.L'Odyssée non plus n'est pas gaie, tout le monde meurt sauf un. Il s'agit peut-être avec ce nom de suggérer qu'il y a quelque chose à sauver contre Kadhafi,de ce qu'on n'ose même plus nommer en Europe , c'est d'ailleurs interdit! Demandez-vous...

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  8. Diable, un peu de distance vis à vis du contenu des anciennes épopées, je vous prie... certes, l'Iliade donne une vision de la guerre tout sauf épurée, mais elle reste une glorification de l'exploit guerrier (toute sa conception de l'héroïsme repose dessus).

    Quant à me demander ce que vous voulez dire, je le fais, je le fais (avec une angoisse d'autant plus alarmée que vous évoquez quelque chose dont il serait "interdit" de parler : re-diable !).
    Je me demande... mais je ne vois pas. C'est l'inconvénient des messages allusifs. Si vous voulez dire quelque chose, exprimez-vous donc !

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  9. Un autre rapprochement avec Virgile, plus ponctuel et plus convaincant, sur le blog de Bernard Girard :
    http://bernardg.blogspot.com/2011/03/nicolas-sarkozy-t-il-lu-virgile.html

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  10. Je suis allée faire un tour et j'ai répondu en commentaire. En substance : la Fama, dans ce passage chez Virgile, ce n'est pas du tout la gloire ; c'est même tout le contraire. Je pense que je vais faire un post là-dessus, ça peut intéresser quelqu'un.

    Pour ce qui est du courageux anonyme qui préfère "laisser deviner", ce genre de technique est habituel, sur les forums, des extrêmes de tout bord, donc je crois que ce n'est pas la peine de se torturer l'esprit. Quand on a quelque chose d'intelligent et/ou de sensé à dire, on le dit, on ne l'insinue pas.

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  11. Pour la Fama, ça m'intéresse, oui ! D'après le contexte, "renommée" semble désigner ici plus la rumeur qu'autre chose (qui "colporte aussi bien le vrai que le faux").

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  12. Odyssey :Audita tremendi était une bulle pontificale émise par le pape Grégoire VIII le 29 Octobre 1187, appelant à la troisième croisade .
    Il a été publié quelques jours seulement après Grégoire avait réussi Urbain III comme pape , en réponse à la défaite du royaume de Jérusalem à la bataille de Hattin le 4 Juillet de 1187. Jérusalem elle-même était tombé à Saladin sur Octobre 2 (voir siège de Jérusalem ) , mais les nouvelles de ce qui n'avait pas encore atteint l'Europe au moment où le taureau a été publié à la fin du mois.

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