lundi 2 avril 2012

Articlologie 6 : le farfelu

C'est l'histoire d'un gars, il se lève un matin et se dit : « Tiens ! et si je prenais le contre-pied de tout le monde sur la mort de Claude, en racontant qu'il n'a pas été empoisonné ? Ah ouais, ce serait divertissant ! »

Attention : le récit qui va suivre est nécessairement orienté, parce que je ne suis pas une partisante de la thèse de la mort accidentelle de Claude (même si j'ai quand même une opinion nuancée).

Le 13 octobre 54, lors d'un banquet, à l'instigation d'Agrippine, sa femme (et nièce), un plat de champignons est présenté à l'empereur Claude, dont c'est le plat préféré. Agrippine est inquiète : elle a réussi à se faire épouser, puis à faire adopter son fils, Néron, et, enfin, à convaincre Claude de le présenter comme héritier, alors qu'il a lui-même un fils, Britannicus, un peu plus jeune, né de sa précédente femme, Messaline (oui, Claude n'a jamais eu beaucoup de pot avec les femmes). 

Ce qui intéressait surtout Claude, dans ces manoeuvres, c'était de s'associer plus étroitement encore au grand général Germanicus. Celui-ci était son frère, mais comme Claude était bègue, boîteux et de pensée parfois trop érudite pour ne pas être un peu obscure, les gens ne les associaient pas, ce qui faisait qu'il ne profitait pas de sa réputation. Or Agrippine était sa fille et Néron son seul descendant mâle (après Caligula : oui, Germanicus, lui, n'a pas eu beaucoup de pot avec ses descendants ; mais comme il est mort avant, il ne l'a jamais su) : épouser l'une et adopter l'autre était donc fort futé.

Sauf qu'il semblerait que Claude ait quand même fini par avoir des remords vis-à-vis de son fils naturel et tenu un discours assez peu cohérent. Agrippine voit alors arriver le moment où les choses vont se gâter, ce qui la pousse, ce fameux 13 octobre au soir, à lui proposer des champignons préalablement empoisonnés. Je vous épargne les détails techniques assez peu ragoûtants sur les effets physiques du poison sur Claude (qui, en plus, était rond comme une barrique, ce qui n'arrangeait rien). Toujours est-il que Claude meurt, ce qu'Agrippine cache jusqu'à ce que tout soit prêt pour la proclamation de Néron. Quelques mois plus tard, c'est Britannicus que Néron élimine, parce que le gamin arrivait à l'âge où il allait être apte à faire de la politique et Agrippine s'en servait pour faire pression sur son fils (oui, chez les Julio-Claudiens, les femmes ne sont pas exactement des potiches).

On a beaucoup écrit sur le récit que Tacite a fait de cette mort (cf. Annales XII 66.1-69.3). On a notamment montré qu'il était fait sur le modèle de la mort d'Auguste (même idée de dissimulation de sa mort jusqu'à ce que tout soit prêt pour l'avènement de son fils adoptif ; comme ter repetita placent, on a aussi le même schéma, en 117, à la mort de Trajan et l'avènement d'Hadrien) et qu'il avait sans doute influencé le récit de la mort de Britannicus (plus ou moins le même déroulement dans les effets physiques produits par le poison). Voilà pour les schémas historiographiques (la question étant : pourquoi faire toutes ces relations, quel intérêt pour la narration, le sens d'ensemble, quelles répercussions sur le reste, etc. Mais, là, si tout se passe bien, ma thèse devrait proposer quelque chose). 

Pour la dimension historique, comme vous vous en doutez, il y a ceux qui sont d'accord avec ça et ceux qui ne sont pas d'accord, dont mon farfelu. Ce dernier argue qu'Agrippine et Néron n'avaient, à ce moment-là, jamais été plus haut et qu'ils n'avaient donc aucun intérêt à ce que Claude meure, d'autant qu'il n'avait rien fait du tout pour changer les choses (sauf que Tacite et Suétone disent bien qu'Agrippine est passée à l'action avant même qu'il puisse commencer à faire quoi que ce soit) ; pour lui, cette histoire d'empoisonnement a été inventée par les ennemis de Néron (sauf que Tacite et Suétone montrent bien que tous les détails de l'empoisonnement ont été immédiatement connus, d'autant que tout le monde se foutait ouvertement de Claude, qu'il y a accord là-dessus entre tous les auteurs contemporains, etc.).

Le fait est que, sa thèse, c'est celle d'un empoisonnement accidentel. Il explique les choses ainsi : au lieu de servir des cèpes à Claude (le terme latin est boletus), on lui aurait servi soit des amanites phalloïdes, soit des amanites tue-mouche. Et là, mon sang de campagnarde habituée dès l'enfance à ramasser des champignons, avec en plus un sixième sang pour trouver des trompettes de la mort (ce qui, lors des promenades dans les bois, m'a longtemps conféré dans la famille un statut assez semblable à celui des cochons dénicheurs de truffes dans le Midi) n'a fait qu'un tour. Laissez-moi vous faire le tableau : Claude, grand amateur de champignons, aurait donc été capable de confondre ça



avec ça



ou ça



Houston ? we do have a problem.

De l'utilité pour un chercheur de ne pas passer toute sa vie en bibli ou de considérer Internet (et en particulier Wikipédia) comme son ami (le monsieur en question citait les noms des champignons en latin, ce qui dénotait assez peu de familiarité avec ce sujet, outre la manière dont il s'exprimait à ce propos). Différencier les cèpes des phalloïdes et des tue-mouches, c'est le B-A-BA du petit ramasseur de champignon (ça et "si tu ne le connais pas, mets-le dans un sac plastique à part pour qu'il ne contamine pas les autres")

Ceci dit, il faut bien que je reconnaisse que cet article soulève un certain nombre de questions (il y a, de fait, manifestement des manipulations autour de l'histoire du revirement envers Britannicus). Par ailleurs, il semblerait que le latin ait un peu tendance à appeler boletus n'importe quel champignon (je prends des gants, j'attends de tomber sur le Saint-Graal de la mycologie antique) et qu'un champignon très apprécié des empereurs romains ait été l'oronge, appelé aussi, pour cette raison, "amanite des Césars".



Avouez que ça ressemble quand même pas mal à une amanite tue-mouche, les points blancs sur le chapeau en moins, donc il est éventuellement possible de confondre, surtout une fois cuisinée. La question est : est-il possible que ça ait été le cas pour Claude, qui les appréciait beaucoup ?

8 commentaires:

  1. Autant il me semble en effet difficile de prendre un champignon à lamelles, comme une amanite, avec un champignon à pores, comme un bolet, même coupé en morceaux (ou alors il faut vraiment faire un velouté?), autant je ne vois pas comment distinguer, une fois cuit, une amanite d'une autre amanite...

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  2. C'est bien la question que je me pose aussi, du moins pour les oronges et les tue-mouches. Mais le chapeau est quand même différent, donc on peut espérer que ça se voie à la cuisson ; sauf que Claude était apparemment complètement ivre (mais il est aussi possible que Tacite ait exagéré ça pour le présenter comme encore plus passif). Certains chercheurs sont en faveur d'un empoisonnement criminel avec des champignons vénéneux et non avec un poison ajouté dans les champignons.

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  3. cela dit, comment les Romains cuisinaient-ils les champignons ? Si c'est en sauce, l'aspect du champignon peut être masqué.
    Par ailleurs, la triple répétition du schéma de la mort d'Auguste incite tout de même à la prudence quant à l'exactitude des faits. Mais quand on imagine un accident et qu'on l'on pense pouvoir donner le nom du champignon coupable (d'ailleurs, y a-t-il de bons coins à champignons près de Rome ? je pense qu'il s'agit d'une question primordiale pour la recherche), il me semble qu'on rentre dans la fiction.

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  4. Effectivement, il va sans doute falloir aussi que je me plonge dans Apicius, en plus de la mycologie. Je ne suis pas encore tombée sur un article traitant des coins à champignons romains, mais, vu sur quoi je tombe ces jours-ci, ce n'est pas à exclure...

    Pour ce qui est de la mort d'Auguste, je ne suis pas sûre que ce soit ce schéma-là qui ait été appliqué aux autres, car les faits sont beaucoup moins solides que pour Claude, par exemple, et les enjeux sont différents. La question est principalement de savoir si Tibère est rentré à temps pour le trouver vivant et qu'il puisse lui transmettre les fameuses "consignes" dont il s'est souvent prévalu par la suite. Pour le reste, l'idée d'un revirement en faveur d'Agrippa Postumus ne tient pas et l'élimination de ce dernier n'avait pas besoin de cela pour être fondée, comme l'a montré, ensuite, l'épisode du faux Agrippa.

    En ce qui concerne Trajan, il semble qu'il ait franchement traîné les pieds à nommer Hadrian son héritier, sans doute parce qu'il ne l'appréciait pas beaucoup, du fait de leurs caractères très différents. Et qui dit traîner les pieds dit fenêtre pour imaginer ce qu'on veut sur la façon dont on l'a convaincu... ou pas.

    En fait, ce qui se répète, c'est un empereur considéré comme mauvais succédant à un empereur considéré comme relativement bon (Claude) ou excellent (Auguste, Trajan). Pour l'historiographie romaine, un bon empereur ne peut se tromper en choisissant son successeur : il faut donc l'expliquer autrement. Dans le cas de Néron, il est évident qu'Agrippine a beaucoup intrigué, donc c'était facile à expliquer, mais tous les avantages que Claude en retirait sont passés à la trappe. Dans le cas de Tibère et d'Hadrien, on a laissé planer des soupçons dans les zones d'incertitudes, pour créer une version adverse en "colorant" les faits d'une certaine manière.

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  5. Je me posais les mêmes questions : une fois cuisinés, peut-on vraiment les différencier ? Il ne reste plus en effet qu'à chercher des recettes de champignons dans Apicius... Et peut être de passer à la pratique ! :))
    Je me suis abonnée à la newsletter du blog et je suis ravie de le suivre. Je suis enseignante de LCA et me replonger dans la recherche via votre blog est une petite bulle d'oxygène qui me rappelle mes jeunes années ! Bonne continuation et surtout continuez de nous faire part de vos réflexions et de l'avancée de vos recherches !

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  6. Merci beaucoup de vos encouragements ! :-)

    De votre côté, n'hésitez pas à me faire part de vos réflexions, c'est très précieux d'avoir un regard "extérieur" !

    Et si vous tombez sur le Saint Graal de la mycologie antique, je suis preneuse !

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  7. Bonjour,
    L'hypothèse d'une amanite tue-mouches à la place d'une oronge des Césars mérite d'être évoquée... ce champignon est présent en Europe méditerrannéenne. Mais sa toxicité a été surévaluée: la muscarine contenue dans le champignon ne cause la mort que dans de rares cas, et l'ingestion doit être massive (15-20 champignons.
    Claude s'empiffrait-il à ce point sans se faire vomir? Si c'est le cas, l'hypothèse est plausible: la dose létale n'étant atteinte qu'après une prise copieuse, un goûteur n'aurait pas été incommodé.

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  8. Le chercheur en faveur d'un empoisonnement accidentel aux tue-mouches pense que Claude devait être déjà affaibli physiquement et explique ainsi qu'il ait été le seul touché et pas les autres convives. On sait que cet empereur a effectivement eu de gros soucis de santé étant jeune (dont, sans doute, une sorte de méningite et/ou une polio), mais il a joui ensuite d'une excellente santé pendant tout son règne : le cas est donc différent de celui de Britannicus, que Néron avait vraisemblablement déjà essayé d'empoisonner en cachette avant le fameux banquet.

    Pour ce qui est de la quantité ingérée, ledit chercheur n'en parle pas. Là encore, on sait que Claude était un bon mangeur (avec des exagérations chez Suétone), mais il n'est pas écrit qu'il se soit empiffré de champignons ce soir-là et il me semble que, si ça avait été le cas, ce détail aurait été mentionné, car cela aurait contribué à la dimension "tragi-comique" de la scène.

    Ceci dit, s'il n'a mangé que des champignons à ce dîner, il est possible qu'il soit parvenu à la quantité nécessaire et ce sans qu'on ait ajouté nécessairement quelque chose à son plat (autre hypothèse, présentant les champignons comme inoffensifs et empoisonnés ensuite, avec le goûteur comme complice d'Agrippine). Dion Cassius rapporte qu'Agrippine, pour l'inciter à manger, en aurait elle-même ingéré un ou deux, ce qui va dans le sens de ce que vous dites sur la muscarine.

    Il faudrait également prendre en compte l'effet combiné alcool + muscarine, car, ce dont on est sûr, c'est que Claude était particulièrement ivre, au point Agrippine se demanda si la poison fonctionnait ou non.

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