dimanche 25 juillet 2010

Démission de quatorze membres du jury du futur Capès de lettres classiques

Et voilà, ce que j'annonçais dans les commentaires d'un précédent message sur la mort de l'agrégation vient de se produire, le nouveau Capès de lettres classiques réduit tellement le latin et le grec à la portion congrue que même les membres de son jury s'en indignent et ont décidé de démissionner en masse : c'est vrai, à quoi cela servirait-il de connaître ces deux langues pour les enseigner ? Vous imaginez un prof de maths incapable de faire une division ? C'est ce qui est en train de se passer en lettres classiques.

Je ne vais pas reproduire ici leur argumentation, avec laquelle, vous vous en doutez, je suis parfaitement d'accord. Je vous laisse lire le communiqué qu'ils ont publié sur Médiapart. Je me contenterai donc de rappeler que le latin et le grec, ce ne sont pas seulement deux langues très riches qui permettent de comprendre la nôtre, tant dans son fonctionnement que dans son vocabulaire, c'est aussi toute une culture humaniste, à une époque où l'on considérait encore qu'un être humain est plus important que des bonus boursiers ou une quelconque rentabilité.

Evidemment, il s'agit d'une manière de voir fort différente de celle d'aujourd'hui, mais en ces temps d'incertitude et de souffrance face à un monde qui ne nous considère que comme des porte-monnaies ou des numéros anonymes sur une liste à faire examiner dans je ne sais quelle commission, c'est aussi une culture qui peut aider à trouver qui on est et, surtout, à penser par soi-même. Pensez-y bien, car nous sommes dans une société où l'on ne veut pas que vous sachiez penser par vous-même : sinon, comment vous dire pour qui vous devez voter et ce que vous devez acheter ?

Cela, il n'y a pas que le latin et le grec qui peuvent l'enseigner : toutes les matières étudiées à l'école en sont théoriquement capables, en particulier l'histoire et la philosophie (songez qu'elles sont toujours les premières à disparaître lorsqu'une dictature se met en place et commence à toucher aux programmes scolaires pour "éduquer" ses futurs "citoyens"). Mais le latin et le grec ont aussi cet avantage de vous plonger dans un univers dégagé des valeurs marchandes qui règnent dans le monde actuel et centré sur l'humain.

Bien sûr, je plaide pour ma paroisse, mais rappelez-vous que vous êtes des êtres humains avant d'être des porte-monnaies ou des bulletins de vote et que, pour être un être humain digne de ce nom, il faut penser.

9 commentaires:

  1. Ton entrée fait un peu "les gentils latinistes humanistes vs. le Grand Méchant Capital", mais sur le fond je suis d'accord. Et j'aime beaucoup le texte des membres démissionnaires du jury, très digne, solidement argumenté et bien envoyé ("Effectivement, mieux vaut que les élèves n'entendent pas trop parler de l'Athènes antique, où les hauts fonctionnaires étaient astreints à rendre compte de leur gestion, au sortir de leur charge..." ^^).

    La seule chose que je leur reproche, c'est le titre. Evoquer cette décision comme une disparition programmée, c'est présenter le combat comme perdu d'avance, ce qui est stupide. Tout ce qu'on va attirer avec ça, c'est des "ah, c'est bien triste", mais c'est pas ça qui fera bouger les gens. Et surtout, c'est faux, bien sûr : il y a largement moyen d'inverser ça, et ça ne manquera pas de se faire. Mais pas sous ce gouvernement, ça, c'est sûr.

    La rengaine du "c'est bientôt le déluge", je l'entends depuis que je fais du latin. Si je m'y étais fié, je n'aurais même pas commencé le grec en 3ème. J'ai eu la chance de tomber sur des professeurs de collège et de lycée très bons, motivés et motivants. Notre prof de grec n'hésitait pas à nous faire cours pendant l'heure du repas une fois la semaine, sans être payée, simplement pour s'assurer qu'on ferait bien le programme et qu'on aurait le niveau : résultat, on a tous eu d'excellentes notes. Et maintenant je suis prof agrégé.

    Et des élèves qui veulent faire du latin et du grec, il y en a toujours, beaucoup, même - le succès de la journée Homère à Ulm le montre (entre autres). Ce qu'il faut, c'est lutter contre les clichés, car c'est de cette image d'études classiques poussiéreuses et "privilégiées" que se sert le gouvernement pour entretenir l'indifférence et faire passer ce genre de mesures sans problème.

    Et tu as raison de souligner que ce sont les sciences humaines en général qu'il faut défendre - les lettres, l'histoire, la philo... Il faut se méfier quand on nous dit qu'une discipline est "inutile", qu'il y a des choses qu'on n'a pas besoin de savoir. Surtout quand, bizarrement, ce sont ces matières qui apprennent à prendre de la distance, à acquérir un véritable esprit critique, et une maîtrise de la langue et de l'argumentation.
    Bref, on a du boulot !

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  2. Non, ce ne sont pas "les Gentils Antiquisants contre le Grand Capital", juste une tendance générale d'un certain nombre d'acteurs de la société actuelle à essayer de dissuader les gens de penser pour pouvoir en faire plus facilement ce qu'ils veulent. Que ce soit les firmes commerciales, les extrémistes religieux ou les partis de tous bords, pour moi c'est la même chose.

    Je suis aussi d'accord sur le fait qu'il y a, malgré tout, toujours des élèves qui veulent faire du latin et du grec et qu'il ne faut surtout pas les oublier. J'ajouterai aussi une certaine touche d'optimisme : les gens qui ont envie de toucher de près ou de loin à l'Antiquité finissent toujours, d'une manière ou d'une autre, par y revenir, quelque soit l'âge auquel cela se fait.

    Je pense que c'est à nous de valoriser notre discipline, de la faire connaître et de la dépoussiérer d'un certain nombre d'idées reçues, telles "le latin et le grec, ce n'est que pour l'élite des bons élèves", "ce sont des disciplines très difficiles", "ça ne sert à rien", etc.

    C'est là que je rejoins ton constat sur le titre de cette protestation : si on veut qu'on arrête d'annoncer tous les ans notre disparition programmée, il faut qu'on montre qu'on peut aussi avoir des projets dynamiques, au lieu de nous morfondre dans notre coin sur le thème "bon sang, nous qui étions la reine des disciplines il y a un siècle, comment avons-nous pu tomber si bas dans l'estime générale ?"

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  3. Voici une tribune de Philippe Baumel sur le sujet sur Marianne2, datant du 2 août :
    http://www.marianne2.fr/Ciceron-victime-du-sarkozysme_a195823.html
    Il est loin d'être défaitiste, et on ne peut qu'être d'accord avec sa conclusion.
    (500 000 élèves en latin-grec cette année ? C'est pas si mal !)

    J'ai rédigé il y a quelques jours une page contre les idées reçues sur les langues anciennes : si tu as le temps d'y jeter un oeil, je suis curieux d'avoir ton avis (et tes critiques !).
    http://www.normalesup.org/~pcuvelier/wwwlanguesanciennes/ideesrecuesLA.html

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  4. Ton argumentation est parfaite, je n'ai rien à y ajouter !

    Ou alors, peut-être, quelque chose sur "le latin et le grec, ce n'est que pour les bons élèves ou les membres de l'élite" : je suis sincèrement persuadée qu'on peut faire du latin même si on n'est pas excellent partout, en particulier en français, surtout maintenant que la grammaire n'est plus enseignée de manière systématique au collège (ça a peut-être changé, mais je me souviens d'avoir dû faire des cours de grammaire à mon dernier frangin, parce qu'il y avait des choses toutes bêtes qu'il ne comprenait pas, simplement parce que personne ne le lui expliquait en classe : pas dans le programme).

    Mais, finalement, ça entre dans ta rubrique "apprendre le latin aide à comprendre le français". :)

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  5. « Cela, il n'y a pas que le latin et le grec qui peuvent l'enseigner : toutes les matières étudiées à l'école en sont théoriquement capables, en particulier l'histoire et la philosophie (songez qu'elles sont toujours les premières à disparaître lorsqu'une dictature se met en place et commence à toucher aux programmes scolaires pour "éduquer" ses futurs "citoyens"). Mais le latin et le grec ont aussi cet avantage de vous plonger dans un univers dégagé des valeurs marchandes qui règnent dans le monde actuel et centré sur l'humain. »

    Excusez-moi, mais cela sent la formule préenregistrée et récitée ; d'ailleurs, ma professeure de philosophie de terminale nous avait dit environ la même chose.

    1) L'affirmation sur la philosophie gagnerait à être nuancée. La vérité est sans doute plutôt que la philosophie non conforme aux directives du Parti est exclue, mais que celle qui courbe l'échine et soutient la dictature est promue. Martin Heidegger n'a-t-il pas été promu recteur d'université par les nazis?

    2) Le monde antique était marchand! Sauf erreur, les marchands grecs rayonnaient dans tout le pourtour méditerranéen.

    Songez que le monde antique pratiquait l'esclavage - sans doute une pire marchandisation de l'être humain que les artifices commerciaux de la société contemporaine que vous affectez de vomir.

    Bref, je préfère votre blog quand vous y faites des réflexions originales et que vous ne ressortez pas des slogans grandiloquents et creux.

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  6. Vous êtes en train de gentiment m'accuser d'être d'extrême gauche, ce que je ne suis absolument pas : contrairement aux extrêmes, je n'ai pas renoncé à penser pour préférer répéter des formules "prémâchées". Si vous pouviez par conséquent éviter tomber dans ce que vous me reprochez, il serait possible d'avoir une conversation intéressante. Ce n'est pas parce que vous n'êtes pas d'accord avec moi que je vais vous traiter de "fasciste" : ce serait complètement crétin et totalement faux. J'ajouterai quand même que c'est d'autant plus choisir la facilité que de me présenter ainsi pour marquer votre désaccord avec ce que je dis que la discipline que vous pratiquez n'est pas, elle, obligée de justifier son existence à tout bout de champ - et c'est tant mieux.

    Car, si vous avez vous-même entendu ces "refrains" quand vous étiez en terminale, c'est précisément parce qu'on ne cesse d'attaquer les disciplines "non utiles économiquement parlant" et parce que nos arguments sont toujours les mêmes. Nos disciplines sont comme cela : je ne peux pas vous dire que faire de la philo vous fera devenir multimillionnaire, ce serait faux et ni vous ni moi ne serions dupes ; par contre je peux vous dire que cela vous aidera peut-être à savoir qui vous êtes et dans quel monde vous vivez. Pour moi, cela a beaucoup d'importance, pour vous sans doute aussi, mais quand bien même cela ne le serait pas, je pourrais tout à fait l'accepter : chacun a le droit de penser ce qu'il veut et, là aussi, c'est tant mieux.

    Le problème, c'est que la rentabilité de cela à court terme est presque égale à zéro - donc négligeable pour qui ne pense que dans cette perspective. C'est un peu comme la question à Cédric Villani dans votre dernière note de blog : "C'est bien gentil, tout ça, mais à quoi ça sert dans la vie de tous les jours ?" Là, maintenant, tout de suite, peut-être à rien. Et je vous jure que j'adorerais répondre autrement, d'autant que nous n'avons pas, nous, l'argument d'une possibilité de recherche appliquée.

    (commentaire trop long, suite plus bas)

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  7. (Voici la suite, donc)

    Je ne "vomis" pas le commerce (oui, je sais, vous n'avez pas écrit "commerce", mais "artifices commerciaux", j'y viens), parce que c'est une bonne chose. Ce contre quoi je m'élève, c'est contre une certaine manière de penser, qui n'évalue les gens et les choses qu'en termes de rentabilité immédiate, où tout ce qui compte est l'économie et le profit immédiat.

    Evidemment, je plaide ici pour ma paroisse, mais je me permets de vous faire remarquer que, si, vous, vous identifiez ce genre de discours, très justement dans un certain sens, comme des artifices commerciaux, c'est précisément parce que vous avez appris à penser par vous-même : il suffit de vous lire pour le savoir. Mais la plupart des gens a du mal à le faire, parce qu'on le lui apprend de moins en moins et qu'on lui demande de plus en plus de seulement répéter bêtement du "prémâché". Ce désir, en politique, touche tout autant la droite que la gauche : il n'y a qu'à voir l'état actuel du PS pour comprendre qu'il y a un moment qu'ils ont arrêté de penser ce qu'ils voulaient proposer et qu'ils voudraient bien que les gens, eux, ne se posent pas la question et votent pour eux juste parce qu'ils sont dans l'opposition - et je ne vous parle pas des extrêmes, eux n'ont jamais commencé à penser...

    Je reconnais que cette note de blog est loin d'être la meilleure que j'aie écrite : j'étais en colère et l'attente d'un oui ou merde pour ma bourse de thèse me mettait dans un état d'exaspération permanente tout à fait insupportable. Mais allez jeter un coup d'oeil à celle, beaucoup plus calme et posée, de mon ami Eunostos : il en a laissé le lien dans son deuxième commentaire et vous y trouverez quelque chose de beaucoup plus réfléchi et argumenté, que, j'avoue, j'aurais bien aimé écrire moi-même.

    Maintenant, deux mots sur la société antique : certes, elle connaissait le commerce, mais l'économie était très loin de tenir une place aussi prégnante et déterminante qu'aujourd'hui - et pourtant, les Romains, par exemple, se sont enrichis d'une manière tout à fait démentielle au IIème siècle avant J.C., par exemple.

    Quant à l'esclavage, c'est une tare intolérable qui n'est, hélas, pas la caractéristique des seules sociétés antiques, même si l'on peut dire qu'il était beaucoup plus facile de cesser d'être esclave à Rome que dans les plantations françaises ou américaines. Vous m'accorderez, cependant que je n'ai à aucun moment déclaré que la société antique était une société idéale, qui devrait nous servir de modèle : j'ai seulement dit qu'elle pouvait aider à réfléchir en sortant d'une logique mercantile pour se tourner vers l'humain.

    Maintenant, si on pouvait essayer d'argumenter chacun de notre côté sans tomber dans les imbécillités sans nom qui peuplent assez vite les forums de discussion, ce serait très intéressant.

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  8. Je suis désolé si je vous ai vexée.
    J'ai tenté de résumer mon opinion dans ce post:

    http://david.monniaux.free.fr/dotclear/index.php/post/2010/10/04/Slogans-acad%C3%A9miques

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  9. Vous ne m'avez pas du tout vexée, c'est juste que j'ai eu l'impression d'être un peu facilement apparentée à l'extrême gauche, ce que je ne suis absolument pas. La tactique étant assez courante sur les forums pour éviter toute discussion (quand il s'agit de l'autre camp, on atteint assez vite le fameux point Godwin), j'ai trouvé ça un peu fort de café.

    J'aime beaucoup votre post, j'y répondrai directement.

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