mardi 8 mars 2011

Néron a-t-il vraiment mis le feu à Rome ?

Avec ce qui se passe en ce moment en Libye et ailleurs (mais surtout en Libye), je sens venir gros comme une maison les comparaisons entre Khadafi et l'ami Néron (nan, c'est pas vraiment mon ami, mais, disons que depuis deux ans s'est instaurée une sorte de familiarité entre nous ; je continue à penser d'ailleurs que ce serait un excellent nom de chat, mais ma mère a mis son véto pour le nouveau, alors que "Freud" les enthousiasmait tous ; bref : je suis une incomprise). Il me semble même avoir déjà lu des allusions je ne sais plus trop où ; dommage que Bayrou soit extrêmement silencieux en ce moment (à moins que tout le monde ne se foute royalement de ce qu'il a à dire),  sinon, c'est sûr, on n'y aurait pas coupé

Pourquoi un parallèle avec Néron ? Ben, parce que c'est le gars qui a foutu le feu à la Ville, bien sûr, et qui en a profité pour chanter devant les flammes la chute et le sac de Troie (version encore pire : il aurait fait mettre le feu pour chanter la chute de Troie - ah, ces artistes ! qu'est-ce qu'ils ne feraient pas pour trouver l'inspiration !) ! 

Oui, mais a-t-il vraiment mis le feu à Rome ?

Suétone, nuancé comme à son habitude, répond : « Sir, yes, sir ! C'est lui qui a fait le coup ! »

Nam quasi offensus deformitate ueterum aedificorum et angustiis flexurisque uicorum, incendit urbem tam palam, ut plerique consulares cubicularios eius cum stuppa taedaque in praediis suis deprehensos non attingerint et quaedam horrea circa domum Auream, quorum spatium maxime desiderabat, bellicis machinis labefacta atque inflammata sint, quod saxeo muro constructa erant. (...) Hoc incendium e turre Maecenatiana prospectans laetusque "flammae", ut aiebat, "pulchritudine", Halosin Ilii in illo suo scaenico habitu decantauit.

"En effet (Néron vient de souhaiter qu'une grande catastrophe se produise de son vivant), sous prétexte qu'il était offensé par la laideur des vieux édifices et l'étroitesse et la sinuosité des rues, il fit mettre le feu à la ville si ouvertement que beaucoup d'anciens consuls ne touchèrent pas à ses valets de chambre, qu'ils avaient pris dans leurs propriétés avec de l'étoupe et des torches, et que certains greniers à blé aux alentours de la Maison dorée, dont il convoitait extrêmement le terrain, furent détruits et incendiés avec des machines de guerre, parce qu'ils avaient été construits avec des murs en pierres. (...) Comme il contemplait cet incendie depuis la tour de Mécène et qu'il était en joie, comme il disait, "à cause de la beauté des flammes", il se mit à chanter la Prise de Troie dans son propre costume de scène." (Suétone, Vie de Néron 38.3 et 6)

Comme vous pouvez le voir, on a toute la scène : le dingue qui décide que l'architecture de la ville ne lui plaît pas et qu'il faut donc remédier à tout ça, les sbires pleins d'ardeur (s'attaquer à des greniers à grain avec des machines de guerre, même si leurs murs sont en pierres, il faut le faire !) et absolument sans complexes, les sénateurs n'osant rien faire par peur que cela ne leur retombe salement sur le museau et préférant donc perdre leur maison plutôt que la vie et, surtout, surtout, surtout, la fameuse scène de la déclamation devant les flammes.




Rhââââââââ...! Je ne me lasse pas de ce film !

Bref, tout serait formidable dans le pire des mondes (je vous rappelle que formidabilis, en latin, signifie "redoutable",  formido signifiant la peur), si mon Vieux Grincheux Préféré, j'ai nommé : Tacite (non, Suétone n'a pas encore de surnom ; en revanche, si ça vous intéresse, depuis mon master 1, Pline le Jeune est, pour moi, définitivement "la Punaise" : essayez de lire son Panégyrique de Trajan et vous comprendrez) n'élevait pas une voix quelque peu discordante. Car Tacite, même s'il n'est pas particulièrement favorable à Néron (litote), est quand même nettement moins affirmatif.

Sequitur clades, forte an dolo principis incertum - nam utrumque auctores prodidere -, sed  omnibus quae huic Vrbi per uiolentiam ignium acciderunt grauior atque atrocior. (...) Nec quisquam defendere audebat, crebris multorum minis restinguere prohibentium, et quia alii palam faces iaciebant atque esse sibi auctorem uociferabantur, siue ut raptus licentius exercerent, seu iussu. (...) Quae, quamquam popularia, in inritum cadebant, quia peruerserat rumor, ipso tempore flagrantis Vrbis, inisse eum domesticam scaenam et cecinisse Troianum excidium, praesentia mala uetustis cladibus adsimulantem.

"Ensuite eut lieu une catastrophe, arrivée par hasard ou à cause de la fourberie du prince, on ne le sait pas - car des auteurs ont transmis les deux versions -, mais qui fut plus grave et plus atroce que toutes celles qui arrivèrent à cette ville à cause de la violence des incendies. (...). Et personne n'osait combattre le feu, à cause des nombreuses menaces de ceux qui interdisaient de l'éteindre et parce que d'autres jetaient ouvertement des torches et hurlaient qu'ils avaient des répondants, soit pour se livrer au pillage avec plus de licence, soit parce qu'ils avaient des ordres. (...) Ces mesures (prises par Néron pour remédier aux dommages causés), bien que visant le peuple, manquèrent leur effet, car s'était répandue la rumeur que, au moment même où la Ville était la proie des flammes, il s'était rendu dans son théâtre privé et avait chanté la ruine de Troie, comparant les maux présents aux catastrophes d'autrefois." (Tacite, Annales XV 38.1 et 7, puis 39.3)

Si vous avez lu mon petit topo sur la mort de Germanicus, vous savez combien j'adoooore les marques de modalisation de type "on dit que", "on raconte que", "il paraît que" : c'est mon dada. Là, avec Tacite, je suis ravie : d'abord, il annonce qu'on a deux versions pour la responsabilité de l'incendie (le hasard ou cette saleté de Néron), puis continue de prendre des gants avec les fameux sbires (après tout, ils disent ce qu'ils veulent, ça ne signifie pas nécessairement ni qu'ils sont au service de Néron, ni qu'ils ont effectivement reçu l'ordre de tout brûler), enfin relègue la fameuse scène de la déclamation effarante dans la catégorie "rumeur", rumeur qui, contrairement à Suétone, ne l'intéresse pas en tant que telle, mais en raison de ses effets (c'est sûr, ce n'est pas évident de convaincre son peuple qu'on n'y est pour rien, si lui est convaincu qu'en plus vous en avez profité pour bien vous poiler ; mieux vaut trouver un bouc émissaire, c'est plus efficace : ah bah tiens, justement, on a les chrétiens sous la main !).

Evidemment, c'est la version de Suétone que tout le monde a retenue, d'abord parce que Tacite a totalement disparu pendant le Moyen-Age (on ne le redécouvre qu'au XVème siècle), ensuite parce qu'elle est quand même beaucoup plus fun (autre possibilité : les scénaristes hollywoodiens et autres sont infoutus de lire du latin un peu retors : regardez la série "Rome", c'est du copier-coller mal fait de Suétone) : c'est vrai quoi, ces gens sérieux, ils sont barbants, à prendre des pincettes comme ça...

Et finalement, quelle est l'opinion des historiens modernes ? Il est assez peu probable que Néron ait vraiment mis le feu à Rome, d'autant qu'il n'en avait pas besoin : les conditions de sécurité et d'hygiène y étaient tellement déplorables et la surpopulation et l'étroitesse des rues telles qu'elle flambait toute seule très régulièrement sans avoir besoin qu'on l'aide, hélas. Par contre, ce qui est probable, c'est que, précisément afin d'en profiter pour mettre en peu d'ordre dans tout cela, il ne se soit pas beaucoup dépêché de la faire éteindre. Et comme il avait des conceptions architecturales assez nouvelles (ce qui est toujours assez risqué quand on dirige un peuple archi conservateur : cf. ce qui est arrivé à Akhénaton après sa mort), le refus public des nouvelles constructions s'est changé en "il l'a fait exprès pour pouvoir reconstruire". Quand au coup de la déclamation, ce genre de perfidies largement diffusées étaient très courantes dans l'Antiquité (on fait acte d'opposition comme on peut, qu'est-ce que vous voulez).

François, tu veux ajouter quelque chose ?

5 commentaires:

  1. Kadhafi me fait plus penser à Hitler dans son Bunker, comme dans "La Chute", que Néron, qui était malgré tout un jeune homme de goût, certes un peu mégalomane, au point de se faire représenter en Apollon (http://www.fredericweber.com/NERON/neron_ric_380.htm).
    "Steiner va venir nous sauver!"

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  2. Que de propos consternants... Pierre, philologue classique, Université de Louvain-la-Neuve

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  3. Cher Pierre,

    j'imagine que l'adjectif consternant porte sur mes propos et non sur ce qui peut se raconter par ailleurs sur Néron et Kadhafi. Je me permets donc de rappeler qu'il ne s'agit pas ici d'un texte scientifique, mais d'un article de vulgarisation. A ce titre, le ton adopté peut parfaitement ne pas vous plaire, si vous considérez qu'on ne devrait parler de tels sujets que de manière tout à fait sérieuse. Si c'est le cas, j'aimerais beaucoup en discuter avec vous.

    Si, comme le suggère le fait que vous vous présentez comme lié à l'université de Louvain-la-Neuve, c'est le contenu lui-même de ce post (qui, je le rappelle, n'est pas un article scientifique) que vous trouvez consternant, j'attends avec impatience vos arguments en faveur d'une responsabilité totale de Néron dans l'incendie de 64 et d'une absence de manipulation à propos de cet événement, tant de la part de des opposants à cet empereur, que de ses successeurs et des historiens antiques.


    Bien cordialement,

    Lina

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  4. Vous vous trompez... Il s'agit précisément des allusions du commentaire qui précède le mien qui consternent. Car, pour le reste, mes étudiants de terminale ont lu l'intégralité de vos propos. Ils y retrouvent l'esprit de l'étude que nous menons actuellement sur l'incendie de Rome. L'extrait de F. Bayrou présentant l'Empire dans un raccourci saisissant a par ailleurs fait l'objet d'un mini- débat. Le ton ne m'a pas accroché, c'est vrai, mais je fais exception dans la discussion que nous avons menée sur ce point.

    Nous en sommes, pour notre part, à une étude de textes de Sulpice-Sévère, Eutrope, Pline l'Ancien, Dion Cassius... et à une étude critique de Tacite par un "historien" du XIX° siècle : Polydore Hochart, spécialiste de l'hypercritique et, partant, de ses excès.
    Bien à vous et bonne continuation, Pierre

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  5. Cher Pierre,

    je suis bien désolée de vous avoir mal compris et d'avoir, du reste, réagi plus vivement qu'il n'était opportun : je vous présente toutes mes excuses. Je suis contente de savoir que vous êtes arrivé ici via vos étudiants (à part quand des lecteurs laissent des commentaires, j'ai peu de possibilités de savoir qui me lit) et je suis assez admirative de voir ce que vous faites avec eux.

    Je reconnais que le ton peut être contesté. J'ai moi-même hésité à partir du moment où, faisant une thèse, je me lançais dans un "vrai" travail de recherche, mais c'est précisément pour en sortir, d'une certaine manière, que j'ai préféré adopter celui-ci. Néanmoins, cela n'exclut pas des billets plus sérieux et je me demande s'il ne serait pas intéressant d'avoir aussi un blog plus réflexif sur hypothèse.org.


    Bien à vous et bonne continuation à vous aussi,

    Lina

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