Décidément, on dirait que les dimanche matin réveillent les Instincts les plus Profondément Débiles sur la scène publique. Après les p'tits Gris et leur uae Ouidio, l'ami Bayrou, agrégé de lettres classiques de son état, décide de faire entendre sa Voix. J'ai pêché ça dans le Monde daté d'hier, mais comme je le lis sur internet ( je sais, c'est Mal ), je n'avais pas vu cet article ; bien sûr, c'est son titre qui a attiré mon attention : "François Bayrou : "Cela rappelle l'Empire romain" ".
Et là, ami lecteur, je suppose que tu viens d'avoir la même pensée que moi : "Nomdidjiou ! ( exclamation très adaptée en ce Jour du Seigneur ) qu'est-ce que c'est que cette histoire ?!"
Eh bien tu vas être très déçu, parce qu'il s'agit seulement d'une toute petite remarque en fin de paragraphe, très habilement mise en exergue, il faut le reconnaître, pour attirer les gens comme moi ( i.e. les demi-schtarb' qui passent leur temps en bibliothèque et ont parfois un peu de mal à en sortir, cf. mon post précédent ). Je vais donc me faire un plaisir de citer le paragraphe en entier : c'est dimanche, on a le temps ( sauf si vous allez à la messe, mais à ce moment-là, vous devriez sans doute être déjà en route et non traîner par ici : los, retardataires ! ). M. Bayrou vient de nous dresser un tableau apocalyptique de la France ( où ce qu'il dit n'est pas tout à fait faux, hélàs ) pour nous expliquer que c'est précisément à cela que va remédier sa propre politique d'ouverture ( c'est le moment d'être ironiquement méchante : ah bon, M. Bayrou a les moyens de faire de l'ouverture ? Ce ne sont pas plutôt les autres qui s'ouvrent à lui ? ). C'est alors que le "quotidien de référence" lui pose cette question que je ne commenterai pas : "Pourquoi un tel catastrophisme ?" Ecce la réponse :
"Voyez ce qui vient de se passer en quelques jours. Dans la même semaine, le gouvernement propose de subventionner les élèves pour qu'ils viennent en classe. Il livre le pactole du marché des jeux sur Internet à des intérêts privés, bookmakers et autres, au mépris des principes que la France respectait depuis 150 ans : le jeu, parce qu'il est dangereux, est organisé par l'Etat. Il annonce que le déficit de l'Etat atteint 50 % de la dépense publique ! Et le fils du président de la République se voit installé (à 23 ans et sans aucune compétence particulière) à la tête de l'établissement public d'aménagement du quartier de La Défense, un des intervenants les plus puissants dans l'aménagement au niveau européen. Tous les piliers solides sur lesquels notre pays s'était construit, en termes de principes, de décence, de raison, chancellent et s'effritent. Cela rappelle l'Empire romain."
Donc, si je résume bien, on retrouve ici l'habituel cliché sur la fin de l'Empire romain ( oui, parce que "cela rappelle l'Empire romain", ça englobe toute la période impériale ; or ce n'est manifestement pas ce que Bayrou a en tête ) et on y retrouve, pèle-mêle, des histoires de jeux qu'on ne voit pas très bien ce que ça vient foutre là, les déficits gigantesques, le népotisme, la décadence des moeurs. Bien sûr, il n'a pas explicitement mis tout cela en relation avec le Bas Empire, mais c'est sous-entendu par le mouvement de la phrase, il suffit de partir à rebours : "cela" renvoie à ce qui précède ( quand "ceci" annonce ce qui vient ; même différence entre "voilà" et "voici" ), donc la dernière phrase est un bilan ou un résumé, comme on veut, de ce qu'il vient de dire. Maintenant, si on prend la phrase d'avant, sa relative brièveté, par rapport à la longue énumération qui la précède, invite à la considérer, elle aussi, comme une sorte de résumé des épisodes précédents, d'autant qu'elle commence par "tous" et finit plus ou moins en glose de ce qui vient avant ; si on reconstitue le lien logique entre les deux phrases ( qui n'est pas explicitement exprimé : ça s'appelle l'asyndète ; le français fait ça tout le temps ), on peut mettre "c'est ainsi que..." ou "de sorte que...". On arrive donc à la conclusion que si C = B et que B = A, alors C = A ( maths très primitives, je le reconnais, mais j'ai arrêté d'en faire en 2nde, donc il y a un bon moment maintenant - la 1ère L ne compte pas, on nous apprenait à calculer les remises pendant les soldes ).
C'est le moment de pousser tous ensemble le cri de joie : Lettres Power !!!!!!
Mais bon, ce n'est pas tout ça, mais il nous reste encore à nous pencher sur le détail de ce qui est dit. Je m'empresse de préciser que je suis tout sauf une spécialiste de l'Antiquité tardive ( parce que "Bas Empire", c'est quand même un peu péjoratif, comme expression, et, depuis, de l'eau a coulé sous les ponts, comme vous allez le voir ).
Bon, alors, prenons-les dans l'ordre : les déficits. Hum. Il parle de quel moment de l'Empire ? Et de quelle partie ? Parce que la partie orientale a été longtemps très florissante, la preuve, c'est que ça a donné l'empire byzantin ( matez les fresques de San Vitale à Ravenne ; j'en suis restée totalement bouche bée ).
Pour le reste, c'est vrai que lutter contre les invasions barbares coûtait beaucoup d'argent, mais, dans l'Antiquité, contrairement à nos jours, quand y a plus d'sous, y a plus d'sous, donc on augmente les impôts ( ce qui, comme de nos jours, ne fait pas très plaisir au "contribuable" ; la différence, c'est que les empereurs n'avaient pas besoin de promettre des baisses tout en sachant qu'ils seraient incapables de tenir leurs promesses : ils n'étaient pas élus ).
( Jésus, entouré d'anges, de San Vitale à gauche et de l'archevêque Ecclesius à droite, Basilica San Vitale di Ravenna ; photo par mararie ; source : FlickR )
Le népotisme, maintenant. Il faut savoir que la Rome antique a toujours fonctionné sur le système de clientélisme : vous avez un patron, qui vous nourrit plus ou moins, vous donne du boulot, vous demande de lui rendre service, notamment lors des votes ( qui a dit "mafia" ? non, ce n'est pas tout à fait pareil : le but n'était pas criminel, c'est juste un type d'organisation sociale ) ; au début de l'Empire, l'empereur est devenu le patron de tout le monde et, pour essayer de ne pas transmettre le pouvoir à quelqu'un qui ignorerait totalement le fonctionnement de l'Empire, on le nommait à des postes prestigieux ( est-ce que l'EPAD est prestigieux ? vaste question, à laquelle chacun a sa propre réponse ), c'est vrai ; ceci dit, il n'était pas tout seul et, en règle générale, il faisait ses preuves avant ( c'est ainsi que Tibère, le beau-fils et successeur d'Auguste, s'est tapé un certain nombre d'ambassades et de campagnes militaires quand il a été à peu près certain que ce serait lui qui hériterait du pouvoir ).
( Moïse et le buisson ardent, Basilica San Vitale di Ravenna ; photo par mararie ; source : FlickR )
Je groupe les jeux et la décadence morale, parce que ça revient plus ou moins au même, étant donné que le jugement négatif porté sur les premiers provient d'un point de vue chrétien ( lisez Tertullien ! Ceci dit, en dehors de toute optique religieuse, c'est la même question que la corrida : on aime ou on n'aime pas ; personnellement, voir des gladiateurs s'entre-tuer m'aurait plutôt dégoûtée, mais de là à considérer cela comme de la décadence, sachant que ça a toujours existé, c'est un peu abusif ; parfois, pour essayer d'être intelligent, il faut suspendre son jugement ; je vous rappelle que, contrairement à BHL, vous n'êtes pas obligé d'avoir un avis sur tout ; c'est précisément mon cas en matière de corrida ). Là dessus, je suis désolée, mais il faut bien avouer que M. Bayrou retarde : cela fait bien longtemps qu'on ne parle plus de "décadence romaine", comme on ne qualifie plus le Moyen-Age de "siècles obscurs" ; tout cela provient d'une approche téléologique ( i.e. qui vise à expliquer tout ce qui s'est passé comme devant nécessairement aboutir à telle fin ; c'est comme si je vous disais que tout le second mandat de Jacques Chirac s'est combiné de manière à aboutir à l'élection de Nicolas Sarkozy ). On est revenu sur beaucoup de choses ( cf. la question des finances, mais aussi les moeurs ), alors oubliez le tableau conventionnel des orgies romaines de la fin de l'Empire : c'est très chouette dans les péplums hollywoodiens, mais, historiquement, ça ne tient pas beaucoup la route...
Tout ça pour dire que, non, la France d'aujourd'hui, ce n'est pas le Bas Empire romain.
On a beau être agrégé de lettres classiques, ça n'empêche pas de dire des conneries : je suis bien placée pour le savoir. Mais qu'est-ce qu'on en ferait pas pour exister sur la scène médiatique...!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire