Que faut-il conclure de tout cela ?
Un historien comparerait les divers éléments des deux versions, essaierait de déterminer les sources d'où Tacite et Suétone tirent leurs récits et de voir si, oui ou non, on peut avoir quelques certitudes sur un possible empoisonnement de Germanicus par Pison sur ordre de Tibère.Mais cette tâche est compliquée par le fait que les Romains n'avaient pas la même conception de l'écriture de l'histoire que nous.
Pour nous, un historien doit essayer de parvenir à la vérité historique ou tout du moins s'en approcher le plus possible. Cela inclut d'être le plus objectif possible. Les historiens de l'Antiquité n'ont pas cet objectif-là : pour eux, l'histoire doit avoir, entre autres, un but moral et didactique, celui de fournir des exemples (exempla) à suivre ou non. Et, ce qui les préoccupe, ce n'est pas tant le vrai que le vraisemblable.
C'est ce qu'explique parfaitement T. P. Wiseman dans Clio's cosmetics : l'éducation romaine est fondée sur l'enseignement de la rhétorique et ce de plus en plus dans un but judiciaire (puisque, avec l'empire, la rhétorique politique devient de plus en plus illusoire). Or, dans l'Antiquité, les jugements des procès n'étaient pas tant fondés sur la vérité (souvent impossible à prouver) que sur le vraisemblable ; lisez les discours écrits par les orateurs grecs : l'argumentation tourne en général autour du thème "regardez mon client, si grand, si beau, si respectable ! Comment est-il possible d'imaginer qu'il ait pu commettre un crime pareil ???"
Cette manière de voir les choses influe aussi sur la manière d'écrire l'histoire : il est tout à fait possible de "s'arranger" avec les faits et de les présenter plus ou moins de la manière qu'on veut, en fonction du but littéraire de l'oeuvre, tant qu'on reste dans le vraisemblable. Car l'histoire est aussi une oeuvre littéraire, la grande oeuvre en prose, dont le pendant en vers est l'épopée, quand de nos jours, au contraire, les effets de style sont souvent évités par les historiens, parce qu'ils peuvent amener le soupçon d'avoir "embelli" les choses "for the sake of art" comme disent les Anglais.
Suétone a besoin d'une figure paternelle qui contraste avec Caligula : le thème de la déchéance familiale est bon, il l'a d'ailleurs déjà utilisé pour Tibère et le fera à nouveau pour Néron. Si Germanicus a bien été empoisonné, alors les accusations et les demandes de vengeance qu'il a exprimées sur son lit de mort ne sont plus celles d'un homme tombé dans la paranoïa : il n'y a plus d'ombre dans le portrait de cette figure parfaite, qui peut dès lors faire d'autant plus ressortir la noirceur de son fils.
Tacite a sans doute lui aussi Caligula en tête (les livres où il traitait de son règne ont été perdus : quand je vous dis que c'est toujours le plus intéressant qui passe à la trace philologique !), ainsi que, très certainement, sa soeur Agrippine et son neveu Néron. Tracer le portrait d'un Germanicus qui laisse percer, à la fin de sa vie, son "côté sombre", c'est déjà, en quelque sorte, annoncer les crimes qui seront perpétrés plus tard par sa fille et son petit-fils, c'est sous-entendre aussi qu'il y a déjà, dans la famille, quelque chose qui s'exprimera pleinement dans Néron et donc expliquer comment une telle lignée pourra en arriver là et trouver sa fin dans un héritier monstrueux.
Dans la Vie d'Agricola, au contraire, son objectif est plus ou moins le même que celui de Suétone dans la Vie de Caligula : cette oeuvre est fondée sur un très fort contraste de personnalités, entre le parfait Agricola et le cruel Domitien (pensez au film Gladiator : c'est tout à fait ça !). Dans cette perspective, il ne peut y avoir de nuances entre les deux. L'empoisonnement est donc subtilement présenté comme certain : Agricola en sort un peu plus grandi, Domitien encore plus cruel.
Moralité : Evidemment, ce que j'ai fait là, même en quatre "épisodes", est très résumé (j'ai, en particulier, "squeezzé" toutes les références bibliographiques), mais, si vous en voulez plus sur les rumeurs, bruits qui courent et autres ragots, je peux aussi lancer une souscription publique pour mon mémoire de M2 ! :p
Un historien comparerait les divers éléments des deux versions, essaierait de déterminer les sources d'où Tacite et Suétone tirent leurs récits et de voir si, oui ou non, on peut avoir quelques certitudes sur un possible empoisonnement de Germanicus par Pison sur ordre de Tibère.Mais cette tâche est compliquée par le fait que les Romains n'avaient pas la même conception de l'écriture de l'histoire que nous.
Pour nous, un historien doit essayer de parvenir à la vérité historique ou tout du moins s'en approcher le plus possible. Cela inclut d'être le plus objectif possible. Les historiens de l'Antiquité n'ont pas cet objectif-là : pour eux, l'histoire doit avoir, entre autres, un but moral et didactique, celui de fournir des exemples (exempla) à suivre ou non. Et, ce qui les préoccupe, ce n'est pas tant le vrai que le vraisemblable.
C'est ce qu'explique parfaitement T. P. Wiseman dans Clio's cosmetics : l'éducation romaine est fondée sur l'enseignement de la rhétorique et ce de plus en plus dans un but judiciaire (puisque, avec l'empire, la rhétorique politique devient de plus en plus illusoire). Or, dans l'Antiquité, les jugements des procès n'étaient pas tant fondés sur la vérité (souvent impossible à prouver) que sur le vraisemblable ; lisez les discours écrits par les orateurs grecs : l'argumentation tourne en général autour du thème "regardez mon client, si grand, si beau, si respectable ! Comment est-il possible d'imaginer qu'il ait pu commettre un crime pareil ???"
Cette manière de voir les choses influe aussi sur la manière d'écrire l'histoire : il est tout à fait possible de "s'arranger" avec les faits et de les présenter plus ou moins de la manière qu'on veut, en fonction du but littéraire de l'oeuvre, tant qu'on reste dans le vraisemblable. Car l'histoire est aussi une oeuvre littéraire, la grande oeuvre en prose, dont le pendant en vers est l'épopée, quand de nos jours, au contraire, les effets de style sont souvent évités par les historiens, parce qu'ils peuvent amener le soupçon d'avoir "embelli" les choses "for the sake of art" comme disent les Anglais.
Suétone a besoin d'une figure paternelle qui contraste avec Caligula : le thème de la déchéance familiale est bon, il l'a d'ailleurs déjà utilisé pour Tibère et le fera à nouveau pour Néron. Si Germanicus a bien été empoisonné, alors les accusations et les demandes de vengeance qu'il a exprimées sur son lit de mort ne sont plus celles d'un homme tombé dans la paranoïa : il n'y a plus d'ombre dans le portrait de cette figure parfaite, qui peut dès lors faire d'autant plus ressortir la noirceur de son fils.
Tacite a sans doute lui aussi Caligula en tête (les livres où il traitait de son règne ont été perdus : quand je vous dis que c'est toujours le plus intéressant qui passe à la trace philologique !), ainsi que, très certainement, sa soeur Agrippine et son neveu Néron. Tracer le portrait d'un Germanicus qui laisse percer, à la fin de sa vie, son "côté sombre", c'est déjà, en quelque sorte, annoncer les crimes qui seront perpétrés plus tard par sa fille et son petit-fils, c'est sous-entendre aussi qu'il y a déjà, dans la famille, quelque chose qui s'exprimera pleinement dans Néron et donc expliquer comment une telle lignée pourra en arriver là et trouver sa fin dans un héritier monstrueux.
Dans la Vie d'Agricola, au contraire, son objectif est plus ou moins le même que celui de Suétone dans la Vie de Caligula : cette oeuvre est fondée sur un très fort contraste de personnalités, entre le parfait Agricola et le cruel Domitien (pensez au film Gladiator : c'est tout à fait ça !). Dans cette perspective, il ne peut y avoir de nuances entre les deux. L'empoisonnement est donc subtilement présenté comme certain : Agricola en sort un peu plus grandi, Domitien encore plus cruel.
Moralité : Evidemment, ce que j'ai fait là, même en quatre "épisodes", est très résumé (j'ai, en particulier, "squeezzé" toutes les références bibliographiques), mais, si vous en voulez plus sur les rumeurs, bruits qui courent et autres ragots, je peux aussi lancer une souscription publique pour mon mémoire de M2 ! :p
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