jeudi 31 décembre 2009

La mort de Germanicus 3 : comparaison avec la version de Tacite sur la mort d'Agricola

Agricola et Germanicus ont beaucoup de choses en commun : ils sont intelligents, modérés, aimés du peuple et de leurs soldats, ce sont des généraux irréprochables et, surtout, ils sont chacun détestés par un empereur archi jaloux et très, très, très suspicieux. Pour Germanicus, c'est Tibère ; pour Agricola, c'est Domitien.

Ce qui faut savoir, c'est que la Vie d'Agricola est une biographie historique qui se présente comme une laudatio funebris, i.e. comme un éloge funèbre que les Romains faisaient traditionnellement lors des funérailles des grands personnages. Il y a donc toute une dimension méliorative dans ce portrait singulier, qui n'empêche pas Tacite de faire déjà de l'histoire, à travers sa description de la Bretagne (la grande Bretagne : celle d'Astérix, c'est l'Armorique ; Agricola est celui qui a plus ou moins achevé la conquête de la Bretagne et qui, en particulier, a été le premier à en faire faire la circumnavigation) ou encore son récit de la bataille finale du mont Graupius.

Inutile de dire que le récit de la mort d'Agricola en elle-même intervient à la fin de l'oeuvre, au paragraphe 43 pour être plus précise. Tacite explique que même les étrangers et les inconnus en furent affligés, puis il déclare : "la compassion était augmentée par la rumeur persistante qu'il avait été enlevé par du poison" (augebat miserationem constans rumor ueneno interceptum).

C'est ce point qui va être développé dans le reste du paragraphe. Tacite commence par dire qu'il n'a rien de sûr à ce propos ("je ne saurais rien affirmer, car je n'ai rien découvert", nobis nihil comperti adfirmare non ausim) ; c'est là qu'arrive le "mais" insinuateur :

Ceterum per omnem ualetudinem eius crebrius quam ex more principatus per nuntios uisentis et libertorum primi et medicorum intimi uenere, siue cura illud siue inquisitio erat. Supremo quidem die momenta ipsa deficientis per dispositos cursores nuntitata constabat, nullo credente sic adcelerari quae tristis audiret.

"Mais, durant toute sa maladie (celle d'Agricola), plus fréquemment que d'habitude sous le principat, per l'intermédiaire de messagers qui lui rendaient visite, vinrent le voir aussi bien les premiers des affranchis (de Domitien) que ses médecins les plus intimes, que cela ait été soit souci, soit espionnage. Même le jour de sa mort, il était certain que les phases mêmes de son agonie lui étaient annoncées par des relais de courriers et personne ne croyait que cette hâte était pour quelque chose qu'il écouterait avec tristesse."

Le "mais" introduit déjà des éléments qui vont dans le sens de la thèse de l'empoisonnement, le "ex more principatus" montre qu'Agricola a droit à un traitement "spécial" et on retrouve un certain nombre d'éléments qu'on avait déjà dans la mort de Germanicus (qui, en fait, sera écrite après, donc ce serait plutôt dans les Annales qu'on retrouve des éléments de l'Agricola, mais passons) : une longue maladie, des envoyés chargés de surveiller l'avancée de l'agonie, un deuil pris par des gens qui ne connaissaient même pas le défunt.

Mais autant, pour la mort de Germanicus, les "on dit" et "on croyait que" allaient subtilement dans le sens de l'innocence de Pison et Tibère, autant, ici, ils vont au contraire dans le sens d'une culpabilité de Domitien. Ainsi, les envoyés trop nombreux et empressés sont un fait établi (constabat), ce qui appuie le "personne ne croyait" (nullo credente) : puisque c'est un fait établi et que tout le monde est de cette opinion, alors l'opinion en question est vraie.

Le coup de grâce est donné un peu plus loin, lorsqu'on retrouve le motif des dernières paroles du défunt, en 45.5 :

Vt perhibent qui interfuere nouissimis sermonibus tuis, constans et libens fatum excepisti, tamquam pro uirili portione innocentiam principi donares.

"Comme le racontent ceux qui ont assisté à tes derniers entretiens, c'est avec constance et de bon gré que tu as accueilli ton destin, comme si, pour ta part, tu faisais cadeau au prince de l'innocence."

Ici, il n'y a plus de doute : si l'innocence doit être donnée en cadeau à l'empereur en se refusant aux accusations et aux demandes de vengeances, c'est bien que cet empereur n'est pas innocent. L'objectivité de Tacite un peu plus haut était donc bel et bien feinte. On voit donc bien que Tacite, même lorsqu'il affecte de ne pas prendre parti, sait quand bien, quand il veut, montrer quelle est son opinion.

Quelle conclusion tirer de tout cela ? C'est ce que nous verrons l'an prochain : bonne année à tous !

(La boule à facette mise en place par Michel de Broin au Jardin du Luxembourg pendant la Nuit blanche 2009 à Paris, photo par y.caradec ; source FlickR)


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