dimanche 27 décembre 2009

La mort de Germanicus 2 : la version de Tacite

Passons, donc, à la version de Tacite. Elle est beaucoup plus développée que celle de Suétone, car il écrit, dans les Annales, sur les règnes des empereurs et non sur leurs vies. Celui de Tibère court sur six livres et Germanicus apparaît dans les deux premiers, ce qui lui permet de traiter à loisir leurs relations.

Tacite commence par annoncer à plusieurs reprises que Germanicus connaîtra une mort tragique, car prématurée : en II 41.3, il rappelle que le père et un autre oncle de Germanicus sont déjà morts jeunes ; en II 42.1, les honneurs dont le gratifie Tibère sont présentés comme n'annonçant rien de bon ; enfin, en II 54.4, l'oracle de Colophon lui prédit, de manière ambiguë, qu'il mourra jeune.

Ce n'est qu'au chapitre 69 que le lecteur est confronté, pour la première fois, à l'éventualité d'un empoisonnement du jeune général par Pison. En 69.2, on apprend que le légat, qui avait décidé de quitter la Syrie, y est finalement retenu par la maladie de Germanicus. C'est alors que l'historien précise : "la cruelle violence de la maladie était aggravée de ce qu'il (Germanicus) était persuadé d'avoir été empoisonné par Pison" (saeuam uim morbi augebat persuasio ueneni a Pisone accepti). Germanicus était persuadé d'avoir été empoisonné : pas convaincu, persuadé (la différence entre persuadé et convaincu est que, dans le second cas, on a des preuves objectives, dans le premier, non). Suivent alors un certain nombre de "preuves" :

... et reperiebantur solo ac parietibus erutae humanorum corporum reliquiae, carmina et deuotiones et nomen Germanici plumbeis tabulis insculptum, semusti cineres ac tabo obliti aliaque malefica, quis creditur animas numinibus infernis sacrari. Simul missi a Pisone incusabantur ut ualetudinis aduersa rimantes.

"... et on trouvait sur le sol et les murs des restes de corps humains déterrés, des incantations et des sortilèges et le nom de Germanicus écrit sur des tablettes de plomb (qu'on utilisait pour lancer des malédictions), des cendres à demi brûlées et imprégnées de sang corrompu, ainsi que d'autres maléfices, par lesquels on croit que les âmes sont vouées aux divinités infernales. Dans le même temps, on accusait les envoyés de Pison d'épier les manifestations négatives de la maladie."

On a ici tous les éléments des cérémonies de malédictions : cadavres déterrés, incantations, tablettes de plomb, excréments, etc. Oui, mais, précisément, Tacite, contrairement à Suétone, ne fait pas du tout partie des esprits superstitieux qui prennent tout cela très au sérieux et, après le persuasio qui précède, le creditur montre bien que tout cela relève bel et bien de la superstition. De même, les accusations contre les envoyés de Pison restent vagues : on ne dit pas qu'ils l'ont empoisonné, on dit qu'ils scrutent les progrès du mal.

Dès lors, des dernières paroles de Germanicus paraissent le fruit d'un esprit que la maladie et une mort prochaine ont fait tomber dans la paranoïa. Ce sont en effet des paroles de haine et de vengeance à l'égard de Pison et des siens, en particulier de sa femme Plancine, qu'il adresse à ses proches :

Si fato concederem, iustus mihi dolor etiam aduersus deos esset, quod me parentibus, liberis, patriae intra iuuentam praematuro exitu raperent ; nunc, scelere Pisonis et Plancinae interceptus, ultimas preces pectoribus uestris relinquo : referatis patri ac fratri quibus acerbitatibus dilaceratus, quibus insidiis circumuentus miserrimam uitam pessima morte finierim. Si quos spes meae, si quos propinquus sanguis, etiam quos inuidia erga uiuentem mouebat, inlacrimabunt quondam florentem et tot bellorum superstitem muliebri fraude cecidisse. Erit uobis locus querendi apud senatum, inuocandi leges. Non hoc praecipuum amicorum munus est, prosequi defunctum ignauo questu, sed quae uoluerit meminisse, quae mandauerit exsequi. Flebunt Germanicum etiam ignoti ; uidicabitis uos, si me potius quam fortunam meam fouebatis. Ostendite populo Romano diui Augusti neptem eandemque coniugem meam, numerate sex liberos. Misericordia cum accusantibus erit fingentibusque scelesta mandata aut non credent homines aut non ignoscent.

"Si je mourais de mort naturelle, ce serait à bon droit que je me plaindrais même devant les dieux de ce qu'ils m'enlèvent à mes parents, à mes enfants, à ma patrie, au milieu de ma jeunesse, par une mort prématurée ; mais en réalité, c'est emporté par un crime de Pison et Plancine que je dépose dans vos coeurs mes ultimes prières : dites à mon père et à mon frère par quelles cruautés j'ai été déchiré, par quelles pièges j'ai été entouré, avant de finir une vie très malheureuse par la pire des morts. Tous ceux que l'espoir que je leur inspirais, que la proximité de nos sangs, que même l'envie, de mon vivant, mettaient en mouvement déploreront en pleurant que celui qui était autrefois florissant et a survécu à tant de guerres tombe à cause de la ruse d'une femme. Vous aurez l'occasion de vous plaindre devant le sénat, d'invoquer les lois. Le principal devoir des amis n'est pas de précéder le corps du défunt avec de lâches plaintes, mais de se souvenir de ses volontés, de suivre ses recommandations. Même des inconnus pleureront Germanicus ; vous, vous me vengerez, si c'est moi plutôt que ma bonne fortune que vous chérissiez. Montrez au peuple romain la petite-fille du divin Auguste (Agrippine la Jeune), qui est aussi ma femme, énumérez mes six enfants. La pitié sera avec les accusateurs et, ceux qui inventeront des instructions criminelles, soit on ne les croira pas, soit on ne leur pardonnera pas."


Germanicus meurt peu après avoir prononcé ces mots. On le voit, l'accusation est très claire et, une fois rentrée à Rome, sa femme n'attendra pas pour exiger justice contre Pison et Plancine. Tacite, pour sa part, est toujours aussi circonspect, comme il le montre un peu plus loin, lorsqu'il décrit le corps du général :

Corpus, antequam cremaretur, nudatum in foro Antiochensium, qui locus sepulturae destinabatur, praetuleritne ueneficii signa parum constitit : nam, ut quis misericordia in Germanicum et praesumpta suspicione aut fauore in Pisonem pronior, diuersi interpretabantur.

"Quant au corps, qui, avant la crémation, fut exposé nu sur le forum d'Antioche, choisie comme lieu pour ses funérailles, il y a peu de preuves solides de s'il portait des signes d'empoisonnement : en effet, selon que chacun était plus incliné à avoir pitié de Germanicus et des soupçons ou une attitude favorable à l'égard de Pison, les interprétations divergeaient."

Suétone a donc repris sans sourciller la thèse de l'empoisonnement et suivit les descriptions de personnes cherchant à le prouver, tandis que Tacite, lui, en apparence, ne prend pas parti. Il n'empêche que, au vu de tout ce qui précède, le lecteur est plutôt incliné à reconnaître que cette mort trop jeune est une tragédie, mais qu'elle n'est pas le fait d'un crime. Ce sentiment est renforcé lorsqu'on sait quelle dent opiniâtre l'historien a contre Tacite : s'il avait pu sous-entendre malignement que cet empereur a fait empoisonner son neveu et fils adoptif, il est fort probable qu'il l'aurait fait.

Il a d'ailleurs déjà eu l'occasion de le faire à propos d'un autre empereur, Domitien, lui aussi accusé d'avoir empoisonné un général présenté comme très populaire : il s'agit d'Agricola, le propre beau-père de Tacite. Le traitement est, dans ce cas, assez différent de celui des Annales.


Pergendum...

1 commentaire:

  1. Citation reprise par V. Hugo dans "Choses vues" au sujet du procès d'un attentat contre Louis Philippe.

    RépondreSupprimer