vendredi 12 février 2010

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 5 (conclusion).

L'historiographie diffère des autres formes d'écriture en ceci que cela compte. Certains "traducteurs" de tragédies grecques ne connaissent pas un seul mot de grec, mais reformulent simplement avec leurs propres mots une traduction existante, dans le genre de celles qui sont accessibles dans les collections Loeb ou Penguin. Non seulement ils s'en sortent comme ça, mais leurs versions, bien qu'elles ne puissent pas du tout prétendre au nom de traduction, peuvent être acclamées par les critiques en toute impunité, parce que rien ne dépend d'elles : aussi bien la réception des auteurs de la tragédie "grecque" que la réception de cette réception par les critiques qui en découle, ne font entièrement référence qu'à elles-mêmes. Mais le but de l'historiographie est de nous raconter des "faits" et les faits sont importants, parce que c'est d'eux que dépend la reconstruction du passé. Les textes historiques, en d'autres mots, non seulement ont un intérêt intrinsèque similaire à celui des autres textes littéraires, mais ils se déclarent aussi référer à les événements extérieurs, à la "réalité".

De plus, notre connaissance du monde romain repose sur ces textes à un très vaste degré ; si nous voulons connaître l'histoire de la république romaine ou des débuts de l'empire, notre réaction automatique est de consulter Tite-Live ou Tacite. A présent, l'histoire de Rome n'est pas seulement importante au sens où toute histoire sérieuse est importante, mais elle constitue aussi, d'une manière plus formelle, un élément substantiel et essentiel des programmes de licence en histoire ancienne ou civilisation classique. Par conséquent, l'histoire de Tite-Live et de Tacite bénéficie d'une importance correspondante. On ne peut faire des études en histoire romaine qui en vaillent la peine sans lire ce qui a été écrit par ces auteurs. Pourtant, la nature de leurs textes, notre compréhension de ce qui a été révolutionné durant la période des vingt-cinq dernières années environ, ne peuvent être saisies sans une connaissance de la langue dans laquelle ils ont été écrits. C'est précisément le caractère de référence de ces textes – et, dès lors, la mesure dans laquelle ils peuvent être utilisés comme des preuves des "événements" – qui est en question. S'ils sont lus dans tout sauf dans l'original latin, le lecteur sera incapable de distinguer les informations historiques réelles des constructions imaginatives de l'auteur. Et l'étude de l'histoire elle-même devient impossible si les lecteurs n'acquièrent pas les moyens de faire la distinction entre les faits et la fiction.


Vers la partie 4.

5 commentaires:

  1. Article extrêmement intéressant. ( Moi qui avais envie de le lire! ^^). Cependant, je suis mitigée.

    Par exemple, je prends celui de cet article même : je préfère l'article traduit par tes soins que d'avoir le texte anglais que j'abandonnerais au bout de deux lignes car je ne comprendrais pas. Certes, je ne suis pas spécialiste de langue anglaise et si c'était le cas ça serait étrange de ne savoir manier cette langue.

    Mais ne pas savoir lire les épigraphes est-il condamnable? Le "problème" du latin et du grec, ce sont des langues anciennes et l'accès aux traductions littéraires sont faciles ( libre de droit qui plus pour les plus anciennes, souvent). Et c'est tentant de jeter un coup d'oeil à ses traductions plutôt que de traduire ses langues si complexes pour nous. En effet, manier des déclinaisons n'est pas un réflexe qu'on a facilement. ( Personnellement au bout de sept ans de latin... je reconnais en général le cas / le nombre et la déclinaison par logique. Mais le sens des mots... il me faut mon Gaffiot quasi pour tous les mots!)

    Bref, je suis d'accord avec cet article mais en même temps j'ai beaucoup de " mais " à émettre. ^^... On va mettre ça sur l'heure ( gloups 4:54... oui je vais dormir mwa ! )

    Merci pour cet article en tout cas, j'ai beaucoup apprécié.

    A bientot :)

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  2. La différence entre cet article et une épigramme, c'est que ce texte ne vise pas à être une oeuvre d'art : il a une valeur informative (ou argumentative, comme tu veux), mais il ne recherche pas l'esthétique, donc, même si on perd malheureusement quelque chose de la langue de l'auteur (et j'étais bien consciente du paradoxe que c'était de traduire un texte qui montre qu'il n'y a, finalement, pas de bonne traduction), tant qu'il n'y a pas de contre-sens, ce n'est pas grave.

    Une épigramme, au contraire, vise à être une oeuvre d'art : son texte est donc un réseau de sens, qui ne peut être réduit à la signification de chaque mot pris individuellement et au sens général de la phrase ; il y a autre chose et c'est cela qui fait qu'elle est une oeuvre d'art. Le poète (et l'écrivain en général) ne choisit pas tel ou tel mot seulement pour le sens qu'il peut avoir dans le dictionnaire : il le choisit aussi pour ces résonances sonores, rythmiques, culturelles, personnelles, etc. C'est valable pour les vers ET pour la prose.

    Or, cela, on le perd irrémédiablement en traduction. C'est pourquoi Woodman écrit qu'on ne peut étudier un texte, qu'on ne peut avoir un véritable accès à lui, à ce qu'il dit, si on se contente de le lire en traduction. Il le dit pour le latin, mais il pourrait le dire pour n'importe quelle langue étrangère : personnellement, j'aime beaucoup Dostoïevki, mais, ne parlant pas russe, je sais que, même si le texte en traduction m'enthousiasme, je perds quand même quelque chose du réseau de sens qui était dans le texte original.

    Maintenant, il faut aussi se replacer dans le contexte de cet article. Woodman ne parle pas des gens qu'on rencontre tous les jours dans la rue : il parle des étudiants et chercheurs en histoire ancienne et en lettres classiques, dans un ouvrage universitaire scientifique (il y a de très nombreuses notes et références à des travaux multiples de chercheurs, que je n'ai pas traduites pour ne pas alourdir le texte) qui n'est pas de vulgarisation.

    D'où la question qu'il pose : comment peut-on prétendre étudier l'Antiquité grecque et romaine, quand on ne connaît pas UN mot de grec et de latin ? Pour reprendre sa comparaison, c'est comme si un chirurgien ignorait tout de l'anatomie. Tu penserais quoi, toi, des travaux d'un chercheur en littérature ou en histoire allemandes qui ne connaîtrait pas un mot d'allemand ? Je ne parle pas russe, mais je n'étudie pas non plus la littérature russe.

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  3. Que les gens "normaux" lisent les textes grecs et romains en traduction, ce n'est pas un problème. Personnellement, c'est quelque chose qui me fait plaisir, parce c'est un moyen de connaître ces deux littératures.

    Que des étudiants et des chercheurs s'en contentent, voilà qui est non seulement scandaleux, mais qui, en plus, donne de l'eau au moulin de ceux qui clament haut et fort que nous sommes inutiles : "Regardez ! ils travaillent sur une littérature qui ne sert tellement à rien que eux-mêmes ne savent pas la lire !"

    Pour terminer sur une anecdote, hier soir, je suis allée voir la "Phèdre" de Sénèque, traduite par Florence Dupont, au théâtre du Temps, dans le XIème (bonnes interprétations ; l'actrice qui joue Phèdre, en particulier, est formidable). La traduction était bonne (il faut au moins reconnaître ça à Florence Dupont, même si on n'est pas entièrement d'accord avec ses travaux) et j'ai passé une bonne soirée (ce qui peut sembler paradoxal, parlant d'une tragédie).

    Mais tout cela m'a donné envie d'aller revoir le texte dans la langue originale et j'espère que les autres spectateurs de la salle qui connaissaient le latin ont eu, eux aussi, cette envie. Ça peut sembler un gros effort à faire, mais, en réalité, ce sont juste des réflexes à acquérir et un peu de réflexion logique à faire pour deviner le sens des mots sans avoir à ouvrir son Gaffiot toutes les trente secondes. :)

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  4. Oui je comprends :)

    C'est sur que ce n'est pas facile mais si on souhaite être spécialiste il faut accepter les "contraintes"! ( Qui se révèle ensuite un plaisir )

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  5. Salut Lina, j'ai tombé par hasard sur ton blog en cherchant des articles sur la traduction neutre (Je travaille en freelance en tant que traducteur Anglais-Français. Croyez-moi, j'ai passé des heures à lire tes articles, c'est étrange ! C'est la première fois que je suis si attiré par des textes qui n'ont aucune relation avec les nouvelles technologies. Vous écrivez d'une façon à oublier soi-même et avoir l'envie de vous connaître de très près. Je crois que je suis en train de tomber amoureux :)

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