mardi 2 février 2010

Les Prédateurs (ou comment passer un après-midi de merde)

Il était une fois, dans une grande, grande bibliothèque, une étudiante en lettres classiques qui lisait un énième article pour essayer de voir si elle pouvait en tirer quelque chose quant à la composition de la Vie de Néron. Le titre avait l'air intéressant, il mettait en avant le nom d'un des personnages secondaires (en l'occurrence, un eunuque que Néron a fait semblant d'épouser : on s'amuse comme on peut, quand on a épuisé (presque) toutes les perversions sexuelles), suivi de "The Making of Suetonius' Nero" : ça promettait.

Et, effectivement, les quinze premières pages étaient intéressantes, même si notre étudiante ne voyait pas trop pourquoi ledit eunuque était si fièrement mis en avant dans le titre, vu qu'il n'en était que relativement peu question dans le corps (sans jeu de mot) de l'article.

C'est alors qu'elle arriva à la troisième partie, intitulée "Composition". Elle était innocente, elle ne se doutait de rien, mais elle venait d'entrer en contact avec l'un des Prédateurs les plus redoutables qui soient dans la Jungle des Articles de Lettres Classiques : l'article de stylistique.

L'article de stylistique est, en soi, intéressant : il montre quelles structures de phrase a plutôt tendance à utiliser tel ou tel auteur, vous parle rythme, équilibre des propositions subordonnées, voire, même, subtiles nuances entre relatives et participiales (pour ceux qui sont totalement largués, cela veut dire que nous sommes de grands fous !). L'article de stylistique bien fait n'est pas trop long, il est clair et, surtout, il sait choisir ses exemples. Ce qui n'était hélas pas le cas du Prédateur que rencontra notre étudiante : il les accumulait sur des pages et des pages, sans autre véritable principe d'organisation que "eh bien, par exemple...", si bien que notre lectrice, toute bien intentionnée qu'elle fût, finissait 1) soit par s'y noyer, 2) soit par les sauter (réflexe de survie) en se demandant : "Bon, c'est quoi, la suite ?".

Et, justement, la Suite l'Attendait. Car la Suite était un Prédateur encore plus Redoutable : c'était, je vous le donne en mille, l'Article Métrique. La quatrième et dernière partie portait en effet le titre de "Numerus", ce qui veut dire que l'auteur en question se proposait (et mit sa menace à exécution) de scander un bon nombre de passages de ladite Vie de Néron.

C'est ici que nous avons besoin d'une Petite Minute de Littérature Latine : la poésie latine (et grecque) ne fonctionne pas sur le nombre de syllabes contenues dans un vers (comme en français), mais sur l'alternance entre des syllabes longues et des syllabes brèves (une syllabe est longue quand elle a une voyelle longue et inversement). Il existe certains schémas d'alternances fixes qui forment des pieds : par exemple, deux brèves suivies d'une longue forment un dactyle (du grec daktulos, le doigt ; regardez votre index droit : il est formé de deux petites phalanges, suivies d'une longue ; c'est la Magie de la Métrique !). Déterminer l'alternance de longues et de brèves dans un vers latin s'appelle scander ce vers.

Cela est donc tout à fait intéressant et primordial à propos de la poésie (et peut vous tirer de sacrées épines du pied lorsque vous devez en traduire). Mais figurez-vous que certains l'ont également appliqué à la prose, en particulier pour les fins de phrases (appelées clausules ; moi aussi, je cherche à vous faire augmenter votre stock d'insultes haddockiennes), auxquelles les auteurs (en particulier les orateurs) ont parfois cherché à donner un rythme particulier (NB : la lecture silencieuse est une invention du IVème siècle après et, dans l'Antiquité, la pratique des lectures publiques, appellées recitationes, était très répandue). Peut-être parce qu'ils se sentaient inférieurs à la poésie, ils ont donné à leurs propres alternances de brèves et de longues des noms encore plus compliqués, comme, par exemple, le dichorée (dont je ne me souviens que parce que, avec une amie, nous avions fait immédiatement une blague sur "l'ami dichorée", son bol et sa nappe jaune : là encore, on s'amuse comme on peut en prépa agrèg' ; comme nous riions sous cape comme des bossues au fond de la classe, le prof avait fini par nous demander pourquoi et, manifestement, ne partageait pas tout à fait notre sens de l'humour... :p Pour info, un dichorée, c'est deux fois une brève suivie d'une longue).

Lorsqu'elle tomba sur cette rubrique, notre étudiante sentit les petits cheveux sur sa nuque se dresser tous en choeur (mais c'était peut-être aussi dû à la température glaciale de la salle 3, je vous l'accorde ; j'ai quand même failli y laisser des orteils, en trois heures de boulot) et, de désespoir, écrivit sur le ficher où elle prenait des notes : "NdM (= "Note de Moi" ; on est narcissique ou on ne l'est pas) : Laissez moi mouriiiiiiiiiiiiiiiir sur scèneeeeeeeeeee !!!!!!!!!! Je vais finir par crever après tous ces comptages !!!!!! Rhaaaaaaaaaaaaaaaa !!!!!!!!!" (citation rigoureusement vraie). En bref, cette partie l'acheva et, après l'avoir rapidement survolée, elle décida d'appliquer le réflexe de survie (cf. supra).


Mais elle n'était pas encore au Bout de ses Peines, car, lorsqu'elle se pointa à la station du RER B avec, dans les bras, une thèse pesant deux tonnes et un bouquin un peu plus léger, mais quand même, ce fut pour apprendre que, "suite à un accident grave de voyageur", le trafic était suspendu entre Port Royal et Cité universitaire (soit précisément sur la portion que je parcours). Donc, direction le bus 38, qui suit à peu près le même trajet (mais en beaucoup plus de temps, vous vous en doutez).

Ici, laissez-moi vous décrire le 38 vers 16h30 : les mamies sont rivées à leur siège et débarque soudain une marée de marmots tout juste sortis de l'école, suivis de leur mère trimballant le petit dernier en poussette. Oubliez le fameux duel de Il était une fois dans l'Ouest : c'est pire. Et, hier, on était monté d'un cran dans l'Horreur Sardiniesque, vu qu'il y avait, en plus, tous ceux qui, d'habitude, prennent le RER. Le bus mettait donc trois heures à démarrer à chaque arrêt, le temps que tout le monde se tasse (et encore, je ne vous parle pas de la crétine qui se tenait au montant de la porte et se demandait à voix haute pourquoi elle restait ouverte, jusqu'à ce qu'un passager, excédé, lui crie, des profondeurs de la foule : "c'est à cause de ta main, abrutie !!!").

C'est alors qu'arriva, sans se douter de rien... une poussette. La gentille mamounette et son bébé s'approchèrent tranquillement de la porte arrière du bus ; tout le monde les regarda avec un air très peu aimable ; les portes s'ouvrirent ; échange de regards fixes ; duel inégal de prunelles pas contentes ; les portes se referment tant bien que mal ; Bébé regarde partir le bus, depuis le trottoir d'où sa mère n'a pas bougé d'un pouce, un air d'incompréhension dans ses jeunes yeux.

Et oui, mon p'tit gars, parfois, la vie, c'est vraiment une
Impitoyable Jungle...

4 commentaires:

  1. J'ai un collègue qui décrit ce genre de travaux de recherche sous le terme poétique de « mouchophilie ».

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  2. C'est effectivement très bien trouvé !

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  3. Amusant ^^ ...

    Ca me rappel quand j'apprenais à scander... ce que j'ai aussitôt oublié, et que je suis pourtant censée savoir. ( Oui car au bac de latin oral, maintenant, on doit être capable de scander les vers... :p C'est beau! )

    Apparemment, au moins, tu as réussis à sortir vivante de la jungle du bus! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ( sauf pour le bambin et sa maman).

    Bonne chance dans tes recherches!

    Bonne soirée :)

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  4. En fait, le plus frustrant était peut-être que je n'arrivais pas à me connecter au web pour saouler les gens qui me suivent sur Twitter en live-tweetant mon Angoisse Métrique... :p

    Ça et le fait que ce n'est pas évident non plus de taper à l'ordinateur avec des mitaines, parce qu'on a l'impression de ne pas vraiment savoir sur quelle touche on va mettre les doigts. Mais bon, c'est certainement une question d'habitude...

    Pour ce qui est du bus, une heure de trajet avec deux pavés bien lourds dans les mains + deux heures de chorégraphie au sol au cours de danse = tellement de courbatures aux bras que j'ai même du mal à me brosser les dents. :p Mine de rien, la recherche, c'est physique ! :p

    Sur ce, je retourne à la rédaction de mon projet de thèse...

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