mardi 9 novembre 2010

Quelle légitimité à exister pour l'ENS ? (1)

J'ai fait une réponse assez longue et argumentée à un commentaire manifestement très énervé contre le "dorlotage" des normaliens, mais il me semble que cela mérite un développement plus long que 4000 caractères, même en fractionnant en deux parties. La question soulevée me semble en effet tout à fait juste : quelle est la légitimité de l'ENS à exister ? 

Sujet-fleuve, qui va nécessiter plusieurs messages, histoire de ne pas vous imposer un interminable développement : n'est pas l'excellent Maître Eolas qui veut. Je publie donc le premier aujourd'hui, puis les deux autres avec un intervalle de deux jours à chaque fois : ce n'est pas que je cherche à "subtilement" étaler les messages pour soutenir la fréquentation de ce blog, mais tout simplement que je pars demain en Italie pour un peu moins d'une semaine et que je ne pourrai donc pas répondre immédiatement aux commentaires. 

Mais, étant donné que chaque message aura une unité thématique (aujourd'hui, un petit rappel historique ; puis les relations entre l'ENS et l'université ; enfin un questionnement plus global sur l'université et le système scolaire français - oui, je sais, je ne me mouche pas du coude !), vous ne serez pas obligés d'attendre la fin du raisonnement pour commenter.

Une fois rentrée, je mettrai des liens entre les messages, à la manière de ce que j'ai fait pour ma traduction d'un article d'A. J. Woodman

Sur ce, c'est parti. 


Reproches à l'Ecole normale supérieure 

On reproche souvent aux Grandes Ecoles de constituer des systèmes universitaires parallèles qui n'ont, dès lors, qu'assez peu de raison d'être, étant donné qu'il y a déjà la fac et que cela pourrait ou devrait tout à fait suffire. Dans une vision égalitaire (qui, je dois l'avouer, me plaît pas mal) où tout le monde passerait par la fac et y ferait ses preuves, elles paraissent en effet comme le symbole d'un insupportable élitisme, qui ne daignerait pas s'abaisser jusqu'à étudier sur les mêmes bancs que le "populo" (une des rares expressions déclenchant chez moi une formidable envie de frapper la personne qui vient de la prononcer). C'est le fameux "l'école qui se dit normale et se croit supérieure" de Paul Nizan (eh non ! ce n'est pas Sartre !), lui-même normalien, d'ailleurs.

Commençons tout d'abord par un petit rappel historique sur le pourquoi de sa création.


Au commencement était le prof des profs.

A l'origine, l'Ecole normale supérieure a été créée pour former les profs qui allaient former... les profs. 

Je m'explique : avant, pour être prof tout court, vous passiez le concours de l'Ecole normale d'instituteurs (qui est devenue ensuite l'IUFM ; maintenant que c'est censé avoir disparu, je ne sais pas comment ça s'appelle) ; si vous étiez accepté, c'était une sacré promotion sociale pour les élèves des classes populaires et moyennes bons à l'école, même au-dessus de l'obtention du certificat d'études.

Mais se posait la question de qui allait former ces futurs instits ? Il fallait des profs des profs, donc on a créé l'Ecole normale supérieure (qui n'était par conséquent supérieure que parce qu'elle était située au-dessus de l'Ecole normale tout court). Bien sûr, ce résumé est très rapide : s'il y a dans le coin un historien qui veut faire un exposé plus détaillé, il est le bienvenu.

On entrait dans cette école sur concours, ce qui, je le répète, relève, quoi qu'on en pense, du principe de méritocratie républicaine : ce sont les meilleurs à l'issue des épreuve qui intègrent et non ceux qui ont des relations (comme cela pourrait être le cas avec un recrutement sur dossier : on prend les copains, les fils de..., etc.). Que vous soyiez fils de prolo ou d'aristo, si vous êtes bon, vous avez les mêmes chances d'entrer que n'importe quel autre candidat, ni plus, ni moins (ne commencez pas à hurler : on est ici dans la théorie ; on discutera ensuite de la véracité de ce principe dans la pratique). 

Une fois que vous étiez entré, l'Etat considérait (et considère toujours) que vous représentiez l'élite de son système scolaire et, de ce fait, vous payait, en échange d'un engagement à le payer de retour pendant dix ans, en travaillant pour lui ou en remboursant l'intégralité des sommes perçues (c'est ce que j'ai présenté ici). 


Evolution ultérieure. 

Ensuite, ce qui s'est passé, c'est que, les "profs des profs" étant de plus en plus amenés à officier à l'université, d'autant qu'il y avait aussi les futurs enseignants de collège et de lycée à former, les effectifs de l'ENS se sont partagés entre ceux qui se destinaient à l'enseignement secondaire et ceux qui décidaient de faire de la recherche et d'enseigner à la fac. Inutile de le nier : aujourd'hui, la majorité d'entre nous choisissent la fac et c'est un enseignement en vue de faire de la recherche qui nous est délivré. Du coup, l'ENS s'est mise à véritablement représenter une "concurrente" de la fac pour former les membres de l'élite républicaine en général et les futurs chercheurs en particulier.

2 commentaires:

  1. C'est tout à fait le genre de page que j'avais envie d'écrire pour mon site, et c'est une très bonne chose que tu prennes le temps de le faire (j'ai en moyenne le temps de faire un centième des choses qui me tiennent à cœur).

    En général, quand l'ENS est évoquée dans les médias, on se contente de dire qu'elle est "prestigieuse" (observez : ça revient vraiment *tout le temps*), mais on ne dit pas grand-chose d'autre. Et trop souvent, les grandes écoles sont toutes présentées comme les repaires de quelques privilégiés assimilés à la classe aisée, alors qu'elles ne sont pas ça (ou pas seulement, et l'essentiel est qu'elles ne doivent pas le devenir). Par exemple, il y a une grande différence entre les grandes écoles privées, payantes (cher), et les grandes écoles publiques comme l'ENS où l'on entre principalement par concours.

    Que l'ENS ne soit pas sans défaut, c'est certain (et tu vas certainement en parler dans la suite). Mais avant de la remettre en cause, il n'est pas mauvais de se rafraîchir la mémoire sur ce qu'elle est vraiment, sur les principes qui l'ont fondée, et sur ce qu'elle a encore à apporter aujourd'hui.
    Car, oui, la méritocratie républicaine bouge encore, et il est important de la défendre ! Il y a un cercle vicieux assez retors dans les assimilations hâtives "grande école = repaire de privilégiés réservé aux classes aisées = supprimons-la (ou instaurons un concours différent)".
    Il faut rappeler avec force que le concours de l'ENS est un concours de la fonction publique ouvert à tous, et que l'Ecole a avant tout vocation à former des enseignants-chercheurs, lesquels, à leur tour, iront transmettre leur savoir à de nouveaux élèves, voire diffuser la culture scientifique au plus grand nombre.

    Le système des classes prépa est loin d'être parfait, et le concours de l'Ecole fait la part belle aux "mâles blancs des milieux aisés" (pour faire court). Mais il faut bien voir que :
    - Même s'il n'est pas parfait, ce système reste un ascenseur social ouvert à toutes les catégories de la population.
    - Supprimer l'école ou le concours d'entrée reviendrait à bloquer cet "ascenseur" et non à le débloquer.
    - Les inégalités entre les candidats au concours ne sont pas le fait de l'Ecole, mais se créent en amont, en partie en prépa mais surtout au collège et au lycée - comme pas mal d'enseignants-chercheurs se tuent à le répéter depuis longtemps. Il faut donc travailler à relever le niveau en amont, et non l'abaisser en aval.
    - A ceux qui n'aiment pas les Grandes Ecoles comme l'ENS et qui ne peuvent pas sentir les concours de recrutement, je réponds qu'il ne faut pas se leurrer : ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de concours qu'il n'y a pas de sélection, et dans un concours de la fonction publique, au moins, la sélection se fait sur des critères clairs, "transparents" et aussi équitables que possible (je peux vous assurer, pour avoir passé l'agrégation, qu'il n'est pas question de laisser un candidat découvrir le sujet de l'épreuve en avance ou rester un quart d'heure à la fin pour finir sa copie !). Pour paraphraser l'autre, le concours de la fonction publique est le pire moyen de sélection à l'exception de tous les autres.

    Et encore une fois, de même que la prépa n'est pas une formation strictement meilleure que la fac, mais seulement un autre type de formation possible, très bonne mais qui ne correspond pas à tout le monde, l'ENS n'est pas (ou en tout cas, ne devrait pas être) l'unique "chemin vers l'excellence" : l'université continue et doit continuer à former d'excellents chercheurs.

    Merci en tout cas pour cet article, et aussi pour les autres messages que tu avais consacrés à l'ENS et à son concours d'entrée (je ne les avais pas encore lus). Vivement la suite !

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  2. Merci de reprendre le sujet.
    Les principaux reproches que je fais à l'ENS sont :
    - de ne pas faire du premier cycle, c'est facile d'être le meilleur quand on prend les meilleurs élèves formés ailleurs. Le recrutement devient dès lors impossible pour ceux qui n'ont pas fait prépa, une fois que l'occasion est passée, c'est fichu.
    - le concours d'entrée. Je suis pour la sélection à l'entrée par concours à la fac, mais pas avec un numerus clausus et un concours aussi difficile. Pour moi, le concours doit éviter que ceux qui ne peuvent pas réussir s'inscrivent et gâchent une année. Or les concours des grandes écoles correspondent à des places limités et donc éliminent sur des détails des étudiants qui auraient très bien pu y réussir.
    - d'avoir très peu d'étudiants, où est le bénéfice pour la société avec des promos aussi réduites ? Harvard compte 21000 étudiants et les 8 facs de la Ivy League 122000, Berkeley, 35000. Et elles ont des colleges (1er cycle US). Le système US est en fait moins inégalitaire et cloisonné que le notre.

    Le système de l'ENS convenait à une société du XIXe siècle, avec très peu de diplômés du Supérieur et une fonction publique peu développée. Lorsque l'ENS et Polytechnique ont été créées, les universités n'existaient plus ; maintenant qu'elles sont de nouveau en place, il serait logique de rationaliser ce système.
    L'ancêtre des IUFM s'appelait les centres pédagogiques régionaux (CPR). On pourrait aussi revenir sur la formation des profs en France...

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