Comme promis hier, voici un autre post sur la question "je"/"nous" quand on écrit, mais orienté Antiquité. Car figurez-vous que la question se pose aussi pour cette période-là.
Je m'empresse immédiatement de replacer les choses dans leur contexte : ce qui va suivre sera un rapide résumé d'une partie de ma thèse (un bout de mon chapitre 1 pour être plus précise. Elle porte sur deux auteurs latins du début du IIème siècle après J.C., Tacite et Suétone, qui ont tous deux produits des ouvrages historiques sur le même sujet, les règnes des premiers empereurs.
Mon premier chapitre porte sur la présence de ces deux auteurs dans leur texte. Comprenez présence explicite, i.e. les premières personnes (par opposition à la présence implicite, via l'organisation de leur matériau, la manière de présenter certains événements, etc. ; ça, c'est ce que je viens de commencer à rédiger).
Quand vous faites du latin, on vous explique que le "nous de majesté" est assez courant et a beaucoup moins de poids qu'en français, par exemple lorsque Louis XIV déclare : "Nous, roi de France, déclarons l'abrogation de l'édit de Nantes". A l'inverse, quand Cicéron écrit scripsimus, c'est littéralement "nous avons écrit", mais il faut évidemment traduire par "j'ai écrit", sinon vous ajoutez dans votre texte une nuance de sens qui n'existait pas dans l'original.
Tout cela pour dire que, quand j'ai fait mes fameux relevés de premières personnes, j'ai évidemment inclus les premières du pluriel avec celles du singulier. Et là, surprise ! chez Tacite, alors que j'ai à peu près autant de "je" que de "nous" dans les Histoires (respectivement 25 occurrences contre 30), dans les Annales, la présence du "je" est massive : 114 verbes contre seulement 11 pour le "nous" ! Le Tacite de la fin de sa vie (les Annales est sa dernière oeuvre) est définitivement un #JeDisJe, pour reprendre les termes de la discussion sur Twitter.
Quelque chose d'aussi énorme avait peu de chance d'être totalement passé inaperçu jusqu'à ce que ma Petite Personne tombe dessus. J'ai pu effectivement remonter jusqu'en 1866 (ce qui ne nous rajeunit pas), mais c'est surtout un article de Dominique Longrée, publié en 1996, qui était intéressant, car il propose d'expliquer ce phénomène non par une saugrenue "préférence pour les formes courtes" de la part de Tacite, mais par un problème d'objectivité, qui se poserait pour les Histoires et pas pour les Annales.
Le fait est que, dans les Histoires, Tacite a été un témoin plus ou moins engagé de ce qu'il raconte. Ce n'est pas le cas dans les Annales, qui portent sur une période antérieure à sa naissance (ou qui correspondrait à sa prime enfance - on ne connaît bien ni sa date de naissance, ni sa date de mort). Il aurait donc eu besoin de se dépeindre d'avance en retrait dans les premières (en ayant très périodiquement recours au "nous") et plus du tout dans les secondes (d'où la multiplication des "je").
Tout ceci est très intéressant, à ceci près que Suétone a exactement le même problème pour la fin de son oeuvre (il en vient même à rapporter le récit que son propre père faisait de la mort de l'empereur Othon) et que je détecte pas du tout le même basculement : il a une nette préférence pour "je" par rapport au "nous" et cela ne s'inverse pas à partir de la Vie de Vespasien.
Mystère et boules de gomme, donc. Il n'en demeure pas moins qu'il y a un phénomène observable en lien avec la personne grammaticale et qu'il est suffisamment accentué pour qu'on ne puisse l'expliquer ni par un hasard, ni par une projection, sur des auteurs antiques qui n'en auraient finalement rien à faire, de préoccupations qui ne relèveraient que de notre époque.
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